La Règle d’Abraham  

 

Extraits d'articles

 

Articles divers

 

"Qui est l'Architecte ?..." LRA N ° 1, p.17, article de Ch.A.Gilis

MÂ AL- BANNÂ ?

Cette expression arabe est l'équivalent de l'hébreu Ma-Haboneh dont la formule maçonnique Mac-Benac est une déformation tardive.(NDLR).

Dans le numéro 218 des Études Traditionnelles , René Guénon, critiquant sévèrement un ouvrage d'Alfred Dodd intitulé Shakespeare Creator of Freemasonry dans lequel l'auteur s'efforçait de montrer que celui-ci était le fondateur de la Maçonnerie moderne? Terminait son compte-rendu par ces mots :"Que penser du sérieux d'une organisation qui n'aurait pas d'autre grand secret à garder que celui de l'identité de son fondateur ? Ce n'est certes pas par le nom d'une individualité quelconque, quand bien même ce serait celui d'un "grand homme", qu'on répondra jamais valablement à la question posée par un mot qui a été déformé de tant de façons diverses, question qui d'ailleurs, chose curieuse, se lit en arabe encore plus clairement qu'en hébreu : Mâ el-Bannâ". Cette question présente pour la Maçonnerie un intérêt évident puisqu'elle porte, ainsi que le suggère le texte où elle figure, sur l'identité véritable de son fondateur. D'autre part, il n'est pas indifférent qu'elle ait été effectivement formulée en arabe, langue de la révélation coranique, car cette particularité permet d'éclairer sous un jour nouveau les rapports complexes entre l'ésotérisme islamique et l'Ordre maçonnique qui, à diverses époques, et notamment depuis le siècle dernier jusqu'à nos jours, ont joué, pour ce qui regarde le sort et le statut traditionnel de l'Occident, le rôle majeur que l'on sait. Sans doute est-ce uniquement par un souci de discrétion que René Guénon présente l'indication qu'il donne comme une simple curiosité alors qu'elle renferme, comme nous espérons le montrer, un enseignement particulièrement significatif. Nous commencerons par examiner les termes dans lesquels la question est formulée. (quoi?) est un pronom interrogatif qui s'emploie habituellement pour les choses alors que man (qui?) s'emploie exclusivement pour les personnes. Il est admis toutefois, que dans la langue ancienne, était utilisé pour interroger sur l'identité de ces dernières. Dans le Coran, il existe un verset où , pronom relatif, est considéré comme une désignation de la fonction divine de "création" qui est rapporté à man dans d'autres passages : wa mâ khalaqa adh-dhakara wa-l-unthâ " et par Ce qui a créé le mâle et la femelle" (Cor.92,3). On peut donc comprendre, soit que la question posée vise en fait l'identité du "fondateur" réel de la Maçonnerie : "Qui est al-Bannâ ?"; soit qu'elle porte plutôt sur la nature de la fonction correspondante :"Qu'est-ce donc al-Bannâ ? en quoi consiste exactement sa qualification ?" La première interprétation est plus conforme au contexte, c'est à dire à ce que René Guénon donne à entendre; la seconde convient davantage au sens habituel de la particule interrogative en langue arabe. Le vocable bannâ' mérite, davantage encore de retenir l'attention, tant par sa racine que par sa "forme nominale". La racine dont il est tiré est b-n-î qui signifie, d'une façon tout à fait générale, "édifier", "bâtir". Sa forme nominale, qui est fa' ' âl, est utilisée pour la dérivation des noms de métier ainsi que pour celle de certains Noms divins. La première de ces deux utilisations s'applique tout naturellement au métier de maçon, ce qui explique dans l'arabe moderne, l'expression bannâ 'hurr (littéralement "bâtisseur libre") soit employée pour désigner un Franc-Maçon ; la seconde comporte une nuance d'excellence et d'universalité, et s'applique notamment au Nom de Majesté "Allâh" qui, au point de vue morphologique, est la forme fa' 'âl de la racine '-l-h qui signifie "divinité". Le Témoignage de la Foi Lâ ilâha illa Allâh peut donc être compris dans le sens : "il n'y a pas d'autre Divinité que la Divinité par excellence, la Divinité universelle". Un petit nombre d'autres Noms divins expriment des Attributs essentiels avec la même nuance: par exemple al-Ghaffâr (Celui qui pardonne universellement), al-Wahhâb (le Donateur universel), ar-Razzâq ( le Nourricier universel), etc. On soulignera que ces deux utilisations sont exclusives l'une de l'autre : la forme bannâ' servant déjà à désigner celui dont le métier est de construire ne peut évidemment pas être utilisée une seconde fois pour désigner le Très-Haut en tant que " Bâtisseur par excellence" ou " Constructeur universel" compris dans le sens de "quel que soit le constructeur, ce constructeur n'est autre qu'al-Bannâ". On peut tirer de là une conséquence très importante, à savoir que le terme auquel René Guénon fait référence ne peut en aucune façon être considéré en arabe comme un Nom divin. Si maintenant on revient au sens du pronom interrogatif , et si, en outre, on considère le terme bannâ' comme désignant celui qui exerce le métier de maçon, il est évident que la question posée ne porte pas, et ne peut pas porter, sur l'identité du constructeur et qu'elle vise uniquement sa qualification : il n'y aurait aucun sens doctrinal à rechercher l'identité d'un Franc-Maçon quelconque. Mâ al-Bannâ' peut effectivement se comprendre dans le sens de "Qu'est le (Franc) Maçon ?" mais sûrement pas dans celui de "Qui est le Maçon ?" Dans ces conditions, quel rapport peut-il y avoir entre "l'identité du fondateur" de la Maçonnerie et l'interrogation en langue arabe mentionnée par René Guénon à la fin de son compte-rendu ? La réponse est que , s'agissant de l'art de bâtir, le terme bannâ' ne désigne pas seulement l'artisan (as-sâni') mais aussi celui qui ordonne (al-muddabir) l'ensemble de la construction, autrement dit l'architecte. A ce degré, la notion d'excellence est indiquée par l'article al de sorte que le pronom peut parfaitement être compris avec les deux sens fondamentaux qu'il comporte en principe. La question Mâ al-Bannâ' ? signifie donc à la fois "Qui est l'Architecte ( par excellence) ? et "Qu'est le (Grand) Architecte ?, qu'est la nature de sa fonction ?" (.............)

Ch.A.Gilis

 

 

"Le Voyage des Polo et le Royaume du Prêtre Jean..." LRA N° 1 article de Ph.Parois

LE VOYAGE DES POLO ET LE ROYAUME DU PRETRE JEAN

Dans bon nombre d'ouvrages récents, le Royaume du Prêtre Jean et le Prêtre Jean lui-même ont été fréquemment réduits à un mythe ou à une légende, pour ne pas dire une fiction.( Jacqueline Pirenne, La Légende du Prêtre Jean, Presse universitaire de Strasbourg,1992; Jean Delumeau, Une histoire du Paradis, Fayard, 1992; Gert Melville : "Le Prêtre Jean figure imaginaire du Roi sacré", dans La royauté sacrée dans le monde chrétien, EHESS, 1992; Lima de Freitas, 515, Albin Michel, 1993.) Or la question posée par ce Royaume et son Prêtre-Roi, est beaucoup plus fondamentale que certains ne peuvent le supposer. Cette question revêt même d'un point de vue traditionnel une importance considérable puisqu'elle touche au problème du "Centre Suprême", tel que R.Guénon a pu l'exposer dans le Roi du Monde. Le Royaume du Prêtre Jean est une idée qui parcourt l'Occident médiéval, particulièrement au XIIème/XIIIème siècle et qui se maintiendra jusqu'au XVIIème siècle. Cette idée se manifeste dans un écrit : La lettre du Prêtre Jean, dont on connaît plusieurs versions en plusieurs langues. Mais écoutons plutôt le chroniqueur Aubri de Trois Fontaines qui mentionne l'apparition de ce texte pour l'année 1166 : " En ce temps, Jean, Roi des Indes, adressa à plusieurs princes de la Chrétienté, notamment à Manuel, empereur de Constantinople, et à l'empereur Frédéric, des lettres fort étonnantes". A partir des différentes versions que nous connaissons, nous allons tenter de caractériser ce Prêtre-Roi et son Royaume. Tout d'abord, le Prêtre Jean est prêtre et roi, c'est à dire qu'il réunit les deux fonctions sacerdotale et royale en une même autorité. (citons R.Guénon sur ce sujet très précis des deux fonctions : "Quoiqu'il en soit de ces dernières considérations, l'idée d'un personnage qui est prêtre et roi tout ensemble, n'est pas une idée très courante en Occident, bien qu'elle se trouve, à l'origine même du christianisme, représentée d'une façon frappante par les "Rois Mages". Même au Moyen-Age, le pouvoir suprême (selon les apparences extérieures tout au moins) y était divisé entre la Papauté et l'Empire", René Guénon, Le Roi du Monde, p.17, Gallimard, 1989.) De plus, son Royaume par sa description rappelle le Paradis, puisqu'un des fleuves paradisiaques passe en son milieu. De multiples genres d'animaux, de plantes nutritives, de sources médicinales, de pierres précieuses sont énumérés pour caractériser l'endroit. La population du Royaume est riche, prospère, elle vit dans une harmonie et une pureté parfaites. Le Prêtre Jean surpasse tous les dominateurs du monde par sa vertu et sa puissance et il est nommé : "potentia et virtute Dei et domini nostri Jesus Christus dominus dominantium". Or, il est une aventure singulière au XIIIème siècle, en rapport avec ce Royaume, sur laquelle il convient de jeter un regard nouveau. Il s'agit des voyages de Marco Polo, de son père et de son oncle. Les Polo sont originaires de Venise.( Jacques Heers, Marco Polo, Fayard, 1986). Ce sont Niccolo, le père et son frère Mattéo qui se lancent à la découverte de l'Asie lointaine. Eux seuls d'abord en 1261, puis accompagné du jeune Marco en 1271. Ils reviendront tous trois sains et saufs à Venise en 1295, quelques vingt quatre ans plus tard. En 1271, au moment où les Polo entreprennent leur voyage, l'Empire Mongol s'étend sans discontinuer des plaines de la Russie à la mer de Chine. Cet empire est divisé en quatre royaumes ou khanats : le khanat de la Perse, le khanat de la Horde d'Or (Russie du sud), le khanat de la Chine. Le maître de ce dernier royaume est le grand khan de Pékin, Kubilaï, et tous les autres khanats lui sont soumis.(Kubilaï, est le petit fils de Gengis Khan; voir sa biographie dans, Morris Rossabi, Kubilaï Khan, empereur de Chine, Perrin,1991.) Le premier voyage de Mattéo et Niccolo Polo (1261-1265) doit retenir notre attention pour plusieurs raisons. Tout d'abord, l'itinéraire qu'ils empruntent est très au nord de la route marchande de la Chine.(il semble qu'ils suivent les traces de deux frères franciscains qui les ont précédé : Plan Carpin (1245, durée deux ans) et Guillaume de Rubrouck (1253, durée deux ans). En effet, ils se rendent en premier à Sargaï et Bulgara sur la Volga, à la cour du mongol Berke. Ensuite, ils vont vers le sud à Boukara en Perse, aujourd'hui en Ouzbékistan. Là, ils restent trois ans, sans qu'on sache ce qu'ils y font. Enfin, de là, ils se rendent chez le grand Khan ! Concernant la durée de ce voyage, il convient de remarquer que cinq ans pour un voyage où, par la suite les manuels à l'usage des marchands le préciseront, bêtes de somme et chars n'y mettront qu'une dizaine de mois, c'est anormalement long. Relevons aussi cette demande curieuse de Kubilaï Khan, relatée par Marco Polo : il les prie de lui ramener de l'huile de la lampe du Saint Sépulcre. (.........)

Philippe PAROIS

 

 

"Racines du théâtre élisabéthain dans les dessins de la Collection Byrom" LRA N°9 article de Eric Chevalier  

RACINES DU THÉÂTRE ÉLISABÉTHAIN DANS LES DESSINS GÉOMÉTRIQUES DE LA COLLECTION BYROM

 

- Quel est le but de l’étude? apprenez le moi.
- Eh bien c’est de savoir ce qu’autrement nous ne saurions pas.
- Vous voulez dire ces choses cachées et interdites à l’intelligence commune?
                                   W. Shakespeare, Loves’s labour lost (Peines d’amour perdues)

 

On reviendra à l’article de J.-M. Mathonière «Le plus noble et le plus juste fondement de la taille de la pierre» (LRA, n°3) pour trouver mention d’un livre de Joy Hancox intitulé The Byrom Collection; Renaissance thought, the Royal Society and the building of the Globe Theater, (éd. Jonathan Cape, Londres, 1992). Ce livre ne parait pas avoir provoqué la curiosité; en dehors de la référence faite à l’instant il semble que cet article soit le premier à traiter de ce sujet. L’ouvrage n’est pas exempt de défauts, le premier étant la confusion qui entoure certains points importants; rien n’indique par exemple, où cette collection peut être consultée ni quelles sont les dimensions réelles des dessins géométriques qui la composent. En dépit de ces carences, Joy Hancox, au terme d’une véritable enquête policière, dévoile partiellement le sens caché de ces 516 dessins qui, pour reprendre les termes de J.-M. Mathonière, «présentent des tracés comparables dans leurs principes aux réseaux de la Bauhütte». Celui-ci souhaitait plus loin que ces dessins soient étudiés par des personnes compétentes; l’auteur de cet article étant homme de théâtre aura surtout pris en considération les œuvres relatives au monde du spectacle... là, s’arrêtent justement ses compétences.

L’histoire du livre de Joy Hancox débute avec l’acquisition qu’elle fit d’une maison à Salford (près de Manchester), une ancienne ferme avec ses souterrains légendaires qui s’avèrent authentiques lors d’une campagne de travaux où sont mis à jour des caches ainsi qu’un passage en direction de la ville voisine. J.H. entame des recherches sur les origines de cette demeure qui l’amènent au début du XVIIIe siècle; un des anciens propriétaires se nommait Thomas Siddal et y résida jusqu’en 1745, date à laquelle la ville de Manchester se soulève en faveur de la restauration des Stuarts. Siddal est exécuté comme le fut son père, trente ans plus tôt, lors de la rébellion jacobite de 1715. Afin d’étudier cette période, l’auteur se réfère aux quatre volumes intitulés Private journal and literary remains de John Byrom (vers1691-1763) et parvient ainsi à la certitude que Byrom et Siddal se connaissaient; à telle enseigne que le linge qui enveloppa la tête de Siddal après son exécution fut remis à la famille Byrom. J.H. considère que, par son silence pendant le procès, Siddal à couvert la participation à ce soulèvement de Byrom, catholique et jacobite convaincu, sauvant ainsi sa vie.

Délaissant Siddal, J.H. va désormais s’intéresser à la carrière de Byrom. Au chapitre des approximations dont parlait J.-M. Mathonière, rien n’explique comment J.H. accède au legs Byrom ni qui en sont les héritiers ni pourquoi les propriétaires actuels de la collection lui en remettent l’ensemble pour étude. Ce fond est donc constitué de 516 dessins géométriques, les plus anciens remontant au règne d’Elisabeth Ière, les plus récents au règne de George II; feuilles de papiers ou de carton couverts de dessins sans aucun écrit explicatif. Byrom, auteur de poèmes, personnalité complexe, esprit brillant, renonce à une carrière ecclésiastique mais est surtout connu comme créateur d’une méthode de sténographie qui lui vaudra son entrée à la Royal Society alors sous la présidence de Newton et dont J.H. va retrouver des traces sur certains dessins de la collection. L’auteur va donc présenter celle-ci à différents collègues d’horizons divers, chacun y allant de son interprétation symbolique, mystique ou scientifique. Au regard d’un examen plus complet, les dessins confient quelques éléments cachés, certains portent la mention Royal Society, d’autres mentionnent des références bibliques, des initiales, des noms comme Fludd, Boehme, Paisley, un autre le mot “cabalists”.

J.H. revient au journal de Byrom et trouve à l’année 1725 les mentions “Cabala club” et “Sun club” dont certains membres appartiennent à la Royal Society ainsi qu’à la Grande Loge d’Angleterre, y figure en particulier Hans Sloane1(1660-1752), physicien et botaniste. La méthode de sténographie de Byrom sera éditée après sa mort et J.H. attire l’attention sur une gravure de la page de garde de celle-ci où figure un dessin géométrique qui serait la clef du système de lecture des signes et que l’on rapprochera éventuellement des réseaux fondamentaux présentés par J.-M. Mathonière. J.H. va aussi présenter les dessins à la Théosophical Society où l’on considère la ressemblance frappante de certains dessins avec l’Arbre séphirotique de la Kabbale, mais aussi à l’Université de Cambridge où l’on veut y voir une suite de travaux à caractère didactique inspirée de Leibniz dont J.H. remarque qu’il fut le tuteur de la Reine Caroline, épouse de George II. Elle va aussi rencontrer deux personnalités éminentes de la loge “Quatuor Coronati” (L. Brett et N.B. Cryer) pour qui ces dessins sont une partie de l’ancienne tradition des débuts de la franc-maçonnerie ou peut-être «The remains of the mysteries of the ancient» dans l’esprit de la Royal Society où la frontière entre science, métaphysique et ésotérisme était plus ouverte qu’elle ne l’est aujourd’hui. Les choses paraissent s’éclaircir lors d’un entretien avec Adam Mac Lean, éditeur de textes hermétiques qui dit connaître des dessins comparables à la British Library dans un manifeste rosicrucien de Théophile Schweighardt publié en 1618. En effet, J.H. y découvre 15 dessins réunis sous la forme d’un carnet de croquis dans lequel le texte allemand est inséré avec la mention «avec l’addition de quelques gravures et miniatures peintes par M. Rose» le propriétaire de ce livre se révèle être Hans Sloane déjà cité. Une gravure attire l’attention de J.H., qui représente Zeus2 entouré des quatre éléments et de figures zodiacales sur un schéma de lignes géométriques qui correspond tant par les dimensions que par le motif à un des dessins3 de la collection Byrom et lui rappelle “l’éternel schéma de l’univers” dont il est question dans une épitaphe en latin à l’abbaye de Westminster. La figure de Zeus s’inscrit dans un réseau qui évoque immanquablement l’arbre séphirotique. Un ornement de cette gravure révèle le nom de l’auteur : “Le Blon fecit”. Issu d’une famille huguenote, Jacques Christophe Le Blon (1667-1741) émigre de Francfort à Londres en 1718 et met au point une méthode de reproduction colorisée intitulée “Colorito” qu’il va commercialiser jusqu’en 1732, date à laquelle son entreprise fait banqueroute. Il quitte alors le pays et meurt à Paris. Pour J.H., M. Rose est un nom de plume derrière lequel se cache un Le Blon. Il y a d’ailleurs d’évidentes relations entre J. C. Le Blon et Byrom, ils vivaient à Londres à la même période et le dessinateur faisait partie de la Spalding Society où figurent les noms de Newton, de Sloane. On ne sera pas surpris d’apprendre que le “Colorito” fut traduit par le pasteur Anderson, celui-là même qui rédigea les constitutions de la Grande Loge. 1732 est aussi la dernière date figurant sur un des dessins de la collection. Byrom fut-il le dépositaire de celle-ci lors du départ précipité de Le Blon ?

J.H. considère maintenant l’arbre généalogique des Le Blon et note les liens familiaux qui unissent ceux-ci aux familles Merian et plus encore aux De Bry sur lesquels nous reviendrons plus loin (ils sont tous graveurs, orfèvres, imprimeurs). Un grand oncle de Jacques Christophe se prénomme Michel (1587-1658) et J.H. retrouve dans la collection un dessin avec les initiales MLB; ce qui signifie que certaines œuvres de la collection ont été réalisées un siècle avant que Byrom ne la constitue.

J.H. découvre ensuite que cette gravure représentant Zeus figure aussi dans une édition de L’Académie de l’espée par Gérard Thibault qu’il aurait commandé à Michel Le Blon en 1615.

Les armoiries figurant sur la gravure sont d’ailleurs celle de l’auteur de ce traité d’escrime basé sur de très complexes règles de mathématiques et où la géométrie des déplacements occupe une place prépondérante. La représentation du “Zeus” de Le Blon est pleine de similitude avec le dessin intitulé Proportions de la figure humaine de Léonard de Vinci; l’arrière grand père de Thibault fut sans doute à la Cour de François Ier à l’époque où De Vinci y résidait. L’esprit de Vitruve qui veut que l’homme soit l’image microcosmique de l’univers et que ses proportions en reflètent l’harmonie imprègne toute cette époque. Michel Le Blon fut aussi le traducteur de Jacob Boehme et il réalisera aussi un livre d’héraldique édité par Visscher, lequel est l’auteur d’une gravure fameuse représentant un panorama de Londres. Œuvre historiquement essentielle puisque c’est un des rares témoignages de la présence des théâtres élisabéthains sur la rive sud (Southwark) de la Tamise et du théâtre du Globe en particulier. Mathieu Mérian, beau père du frère de Michel réalisera aussi une gravure sur le même modèle. Mathieu est aussi l’arrière grand père de Jacques Christophe Le Blon et l’époux de la petite fille de Théodore De Bry dont il va être beaucoup question maintenant.

En dehors des deux gravures citées plus haut et d’un croquis du “Swan”4 (Le cygne) aucun dessin relatif au théâtre élisabéthain n’existe et le fait qu’il puisse se trouver deux dessins de la collection portant les mentions «for Globe» est des plus troublant pour J.H.; d’autant plus qu’ à la même époque (1988) débutent à Londres les travaux de reconstitution du Globe. J.H. se réfère alors aux travaux de Frances Yates qui dans Theater of the World (Londres, 1969) ramène les origines du concept des salles de spectacles élisabéthaines aux principes de Vitruve, au livre V du De architectura (s’opposant en cela à ceux pour qui ces salles n’étaient que des arènes bâties pour les combats d’animaux et détournées de leur vocation première). Vitruve conçoit le théâtre comme inscrit dans un cercle dans lequel sont tracés quatre triangles équilatéraux qui divisent ainsi ce cercle en douze parties égales5. Schéma repris par Palladio pour son “Teatro Olimpico” à Vicence (1580) qui va d’ailleurs illustrer une réédition de Vitruve en 15566. Dans son livre, Yates utilise aussi ce dessin pour son essai de reconstitution du Globe7 et de fait reproduit sans le connaître un des dessins de la collection Byrom, un de ceux qui porte la mention : «for globe : 9 : exact». Sachant que toutes les salles élisabéthaines ont disparues dès 1642, il faut bien alors imaginer que les dessins sont antérieurs à cette date. A l’occasion de la publication des plans du nouveau “Globe” et de la découverte des fondations du “Rose”, J.H. va rencontrer Théo Crosby l’architecte de la reconstitution, celui-ci remarque les similitudes de ses plans avec un des dessins de la collection, où figure le nom de Khunrath, un familier de John Dee8 (1527-1608) avec lequel il rencontrera probablement Théodore de Bry (1528 -1598).

J.H. se penche alors sur un dessin assez conventionnel de la collection qui représente visiblement le plan d’une construction qui va se révéler être la “tiring house” (l’espace des loges et de repos des acteurs) d’un théâtre, ce dessin est construit sur un fin réseau de carré; ce qui amène J.H. à considérer un autre dessin où figure un réseau identique auquel elle va juxtaposer avec succès la “tiring house” et où figure un cercle contenant un octogone contenant lui même un carré divisé par 9, chaque carré étant divisé lui-même par 8 ce qui donne 72 divisions; à l’intérieur de ce carré un autre est bâti sur une section de 52 divisions et contient encore un cercle.

J.H. trouve un autre dessin nommé “starrs mall”9 (espace ouvert aux étoiles, une clairière) et qui vient parfaitement se placer dans ce dernier cercle. Elle a maintenant sous les yeux le plan10 d’une salle octogonale, ouverte au ciel en son milieu, auquel manque l’élévation. J.H. va la trouver sous la forme d’un plan11 découpé dont la forme évoque un balancier de pendule et sur lequel on voit une série de points (72, encore) que J.H. va mettre en relation avec ceux de la vue en plan. Là encore, les dessins se combinent et donnent une vue en trois dimensions du théâtre. Le théâtre se révèle avec ses trois étages de galeries. L’élévation pouvant être lue superposée à la vue en plan à partir du centre du cercle, vision impossible à appréhender pour un néophyte et qui est à la fois sujet de travail sur la géométrie dans l’espace et objet de réflexion sur l’aspect organique de ce type de construction.

Revenons à Théodore de Bry, Huguenot chassé de sa ville natale de Liège en 1560. On retrouve sa trace à Francfort puis à Londres où il réalise en 1576 une gravure de la procession des vingt-cinq chevaliers de l’Ordre de la Jarretière. Institution datant d’Edouard III (1348) réformée par Henry VIII (1522) et dont l’histoire sera publiée par Elias Ashmole. Y figure en particulier, Robert Dudley, comte de Leicester et favori d’Elisabeth.

Leicester eut pour tuteur John Dee, mathématicien, alchimiste et astrologue d’Elisabeth Ière et fut le personnage central d’une allégorie théâtrale où il incarnait Pallaphilos, compagnon de Pallas Athéna, (représentant symboliquement la Reine) une métaphore le présentait comme “le bouclier de Pallas”. J.H. se souvient alors de l’inscription “The size of Pallas Sheild” (La taille du bouclier de Pallas) sur un des dessins relatifs au Globe. Leicester fut un des mécènes de la troupe de Burbage12 qui joua à la cour dès 1574 et se vit offrir le “Theater” qui sera transformé pour devenir le “Globe”. Pour J.H., Leicester est à l’origine de ces deux lieux de spectacles et Théodore de Bry en est l’architecte. Démonstration intéressante, très probable et flatteuse. Néanmoins, on ne suivra pas J.H. lorsqu’elle écrit que Leicester à 51 ans lors de la construction du “Theater” et que ceci correspond aux 51 pieds de diamètre du “starrs mall” du “Globe” en hommage au mécène... Leicester est né vers 1531, il aurait eu 45 ans à l’inauguration du “Theater” et il en avait 57 lorsqu’il fut décapité en 1588 soit 10 ans avant l’ouverture du “Globe”. J.H. soutient la thèse d’une naissance en 1525 ce qui donnerait effectivement 51... mais est-il probable qu’on ai voulu saluer la mémoire d’un disgracié 10 ans après sa mort ? Il faudrait là, une étude plus approfondie pour qu’une coïncidence, certes troublante, se transforme en intention volontaire.

Quant à la participation de Théodore de Bry, orfèvre-graveur à la réalisation d’un lieu théâtral, les cloisonnements entre métiers n’étaient, bien sûr, pas ce qu’ils sont de nos jours et on peut très bien concevoir qu’on fit appel à la connaissance traditionnelle d’un homme qui réalise en compagnie de Jean Jacques Boissard (1528-1602) un livre publié en 1596 et intitulé Theatrum Vitae humanae. Une gravure de ce livre représente un amphithéâtre romain dont la salle nous fait face; au centre de l’orchestre, un obélisque pointe jusqu’aux nuages au milieu desquels brille le Nom divin écrit en hébreu. Au devant de la gravure, un homme et une femme sont tourmenté par des démons. Ces vers de Boissard accompagnent le dessin : Vita hominis tanquam circus... ce à quoi J.H. fait correspondre les vers de Shakespeare tirés de As you like it Comme il vous plaira) :

Le monde est une scène et les hommes et les femmes n’en sont que les acteurs.           

Ils ont leurs sorties et leurs entrées

Hommage non déguisé à Théodore de Bry mort l’année précédente par le grand dramaturge anglais ? c’est la thèse de J.H., qui est cette fois très convaincante puisque As you like it est probablement la pièce qui fut jouée pour l’inauguration du “Globe” en 1599. Les références constantes à l’Age d’Or émaillent ce texte mais, disserter sur l’aspect métaphysique du théâtre (et en particulier des comédies) de Shakespeare nous entraînerait fort loin.

Quelques mots enfin sur John Dee qui, selon J.H., par l’ascendant qu’il avait sur Leicester serait à l’origine du concept organique de ces salles, de leur dessin se rapportant à l’organisation du Cosmos et, de fait, à l’idée que le théâtre est la représentation de ce même Cosmos; l’homme fut aussi astrologue de l’empereur Rodolphe II, était traducteur de Vitruve et possédait cinq éditions du De architectura. Vitruve sera, de toute manière, la référence obligée de ce siècle puisqu’ en 1620, l’architecte Inigo Jones commissionné par Jacques Ier, grand amateur d’hermétisme, pour étudier Stonehenge, y voit (fort justement) un plan similaire à ceux de Vitruve et en déduira qu’il s’agit d’une œuvre romaine !

A partir des plans du “Globe” et d’un contrat de construction pour le “Fortune”, J.H. va élaborer une maquette et poursuivant son étude va trouver au sein de la collection les plans relatifs à ce dernier théâtre. La base de ce lieu est carrée et au centre de la scène (le bord du plateau étant l’axe médian horizontal) sont inscrits en sténographie les mots homme et femme (on se souviendra utilement qu’avant la Révolution française les cotés de la scène étaient appelés côté du Roi et côté de la Reine, en relation avec les places de ceux-ci dans la salle). Les mots Fortuna theatrum sont eux écrits en sténo et à l’encre sympathique. Il y a donc une volonté réelle de rendre ces dessins muets, illisibles au commun des mortels.

Parmi les dessins évoquant les formes du lieu théâtral se trouve un plan d’une grande simplicité que J.H. va considérer comme celui du “Theater”, le prototype donc, des autres salles. Les plans du “Rose” vont aussi se révéler, bâti sur une base dodécagonale, la scène mesure 32 pieds de large et le mécène de ce théâtre, Philip Sydney, lui aussi élève de John Dee, meurt à l’âge de trente deux ans; J.H. y voit encore une forme de commémoration. Elle va, par la suite, découvrir d’autres plans de théâtres londoniens comme le “Hope” (l’espérance), le “Bear Garden” (le jardin aux ours) le “Swan” (le cygne). La présence de ces dessins dans la collection Byrom semble indiquer que leur réalisation en revient à la famille De Bry, reprise par Michel Le Blon qui aurait supervisé le second “Globe” après l’incendie du premier. A la mort de Théodore de Bry, il semble que les dessins relatifs aux théâtres aient été transmis à la famille Merian et donc au petit fils de Suzanne Merian : Jacques Christophe Le Blon et par la même à John Byrom qui les adjoignit à sa collection.

J.H. consacre les autres chapitres de son livre aux constructions sacrées (chapelle du King’s collège, Abbaye de Westminster13 etc...) aux dessins d’instruments de mesure (compas de navigation) études de solides...

Et partout ces mêmes cercles, œuvres de maîtrise collectées pour conserver un Savoir, un Métier, un Art et les étudier dans le secret d’une association d’hommes choisis.

On notera en outre qu’un groupe de dessin se rapporte au Temple de Salomon et à ses proportions telles que décrites dans la Bible; ce qui amène J.H. à se poser la question de l’appartenance de Byrom à la franc-maçonnerie, elle le dit membre de la French lodge qui se réunissait à l’auberge du Cygne. Le Dictionnaire de la franc-maçonnerie de D. Ligou précise qu’il appartint à la loge “The swan in long acre” à l’orient de Londres (1750) !

Souhaitons maintenant que ces dessins puissent être accessibles dans leur ensemble à d’autres qui pourront étudier cette collection et tenter ainsi de mettre à jour les innombrables richesses qu’elle contient.

Voir les illustrations de l'article

Eric Chevalier

 

 

Judaïsme

 

 

 "Cycles cosmiques et fin du cycle actuel selon la Cabale" LRA N ° 3 article de D.Cohen

CYCLES COSMIQUES ET FIN DU CYLE ACTUEL SELON LA CABALE

En plus du second chapitre du traité talmudique Hagiga, bien connu pour être le "chapitre cabalistique du Talmud", le onzième chapitre du Sanhédrin s'étend sur les importants sujets de la venue du Messie, de la résurrection des morts et des temps à venir. O n y apprend par exemple que le monde doit durer six mille ans et être détruit au septième millénaire. La Guemara poursuit en décrivant la terre dans ce septième millénaire recouverte par les eaux au dessus desquelles les justes, tels des anges, flottent grâce aux ailes qui leur auront poussées. Notre propos ne concerne pas directement l'étude de l'état subtil qui y est ici symbolisé, nous nous attacherons surtout à mieux cerner la théorie des cycles temporels tels qu'ils sont envisagés dans la tradition hébraïque. Nous montrerons comment des ponts peuvent être établis avec d'autre traditions, notamment celle de l'Inde. Nous mettrons en évidence l'application initiatique que trouve cette doctrine dans le rituel cabalistique pour conclure sur la fin du cycle et sur la symbolique. Le Ramhal ( Rabbi Moché Hayïm Luzzatto 1707-1746) commente ce passage (Adir Bamarom, p.90.) en faisant remarquer que si chacun des sept millénaires doit être mis en relation avec un des sept jours de la création, mille ans correspondent à vingt quatre heures, cinq cents ans à douze heures, et que chaque ère est composée de cinq siècles de nuit et cinq siècles de jours (le cas du septième millénaire étant toutefois différent, puisqu'il est appelé le jour entièrement fait de jour, et que d'autre part, il ne participe pas réellement à la temporalité). Ces sept jours sont par ailleurs l'expression dans le domaine de la temporalité, des sept sephirot inférieures, appelées encore sept sephirot de la construction, l'architecte de l'édifice étant la sephira Bina, la Mère qui porte en son sein puis émane et guide les sept attributs. Ces sept jours correspondent d'un point de vue spatial aux sept cieux qui sont chacun séparés- et le choix de l'unité de mesure est à lui seul révélateur du lien profond des deux symboliques- par une distance de cinq cents ans (une distance qui nécessiterait cinq siècles de marche, pour un homme se déplaçant à vitesse moyenne; cette utilisation du temps pour mesurer les distances et inversement, permet d'éclairer bon nombre de mesures). Ces derniers sont, selon le Gaon de Vilna (Rabbi Eliaou ben Shlomo Zalman, 1720-1797), l'équivalent de cinq sephirot (il s'agit des cinq sephirot Hesed, Gevoura, Tipheret, Netsah et Hod qui constituent les cinq lumières du corps séphirotique, les trois sephirot supérieures étant les cerveaux ou principes, les deux dernières procédant de synthèses successives des précédentes; ces cinq sephirot sont aussi appelées "les cinq lumières" et en elles sont contenues les cinq mesures du corps .), et il est dit dans les Tiqounei Hazohar (19 et 70) que ces cieux doivent être parcourus dans un sens ascendant et descendant, ce qui fait en tout quatorze étapes.(..............)

Daniel COHEN

 

 

Christianisme

 

"Reflexions sur la Réforme liturgique" LRA N ° 5 article de Claude Regain.

 

REFLEXIONS SUR LA REFORME LITURGIQUE

Des forces venues de sa part prendront position;
elles profaneront le sanctuaire-citadelle,
aboliront le sacrifice perpetuel
et y placeront l'abomination de la désolation.
                 Daniel, XI, 3

Rassembler ce qui est épars.
                Devise maçonnique.

 

Un article concernant la réforme de la Liturgie catholique romaine pourra sembler hors de propos dans une revue émanant d'une loge d'études maçonniques; en effet on connaît le contentieux entre ces deux institutions traditionnelles d'occident que sont: l'Eglise Catholique Romaine d'une part et la Franc-Maçonnerie d'autre part. On sait à quelles excommunications réciproques ce contentieux a pu aboutir, à quelles incompréhensions, à quelles fermetures… Ce que l'on sait moins ou que l'on feint d'ignorer de part et d'autre, c'est la complexité de cette délicate situation mais aussi et surtout son possible et probable dénouement dans la mesure où certaines conditions seraient réunies et où des hommes de bonne volonté se dévoueraient à ce travail. D'aucuns penseront donc que le Rite de la Messe, rite religieux, est un rite exotérique et que son étude (pis encore, que l'étude de ses aléas…) ne doit en rien concerner le Maçon dont le domaine d'investigation devrait se limiter à …l'ésotérisme. Mais en cela fidèle à sa Règle, la revue comme la loge dont elle est en partie l'organe d'expression, se réfère à Abraham; or cette référence à Abraham outre sa signification symbolique propre dans l'appareil de la Maçonnerie traditionnelle, renvoie aux racines communes des trois grandes lignées monothéistes dont les Doctrines reconnaissent en lui un Père fondateur. C'est dans cette perspective que la vocation de La Règle d’Abraham serait aussi de retrouver ce grand secret de réconciliation entre Judaïsme, Christianisme et Islam d'une part, mais également entre exotérisme et ésotérisme au sein même de la Civilisation occidentale. Par ailleurs, toute civilisation traditionnelle distingue sans les séparer ces deux aspects de la quête spirituelle: exotérisme et ésotérisme, qui sont les deux faces d'une même réalité, l'une extérieure et l'autre intérieure et il est immédiatement compréhensible pour chacun " qu'il faut d'abord aborder l'extérieur pour pouvoir ensuite pénétrer à l'intérieur, et qu'il ne saurait y avoir d'autre voie que celle là ". De même, " l'adhésion à un exotérisme est une condition préalable pour parvenir à l'ésotérisme; en outre, il ne faudrait pas croire que cet exotérisme puisse être rejeté des lors que l'initiation a été obtenue, pas plus que les fondations ne peuvent être supprimées lorsque cet édifice est construit ". Cette dernière affirmation trouvera, sans nul doute, un écho en tout constructeur…Afin de conclure ces quelques considérations d'ordre général, il est peut-être judicieux de rappeler que la distinction des deux domaines dont nous venons de parler se réfère à la distinction du moi et du soi et porte de ce fait sur les états de salut et de délivrance.

Ainsi donc, de manière singulièrement analogique avec les modifications (ajouts et retraits) des rituels maçonniques au cours des siècles et comme signature de notre époque, les rites de l’Eglise Catholique Romaine ont subi eux aussi des changements tels, que depuis le Deuxième Concile du Vatican (1961-1965), on a pu parler de crise de l’Eglise. Le Pape Paul VI , encourageant la réforme débutée sous le pontificat de son prédécesseur Jean XXIII  déclarait contradictoirement en 1968 : " l’Eglise se trouve en une heure d’inquiétude, d’autocritique, on dirait même d’autodémolition. C’est comme un bouleversement intérieur, aigu et complexe, auquel personne ne se serait attendu après le Concile. On pensait à une floraison, à une expansion sereine des conceptions mûries dans les grandes assises du Concile. Cet aspect existe également dans l’Eglise mais puisque bonum ex integra causa, malum ex quocumque défectu , on en vient à remarquer surtout l’aspect douloureux, comme si l’Eglise se frappait elle même. " ; et, quatre années plus tard, Paul VI affirmait qu’il avait le sentiment que " par quelque fissure, la fumée de Satan est entrée dans le peuple de Dieu. ". Ces deux citations suffiraient à montrer à quel degré d’incertitude et de tâtonnement en était arrivé le Pontife Romain dont le Magistère a pu être qualifié de Magistère incertain . Par ailleurs, la référence du Souverain Pontife à une certaine infiltration n’est pas sans rappeler un enseignement traditionnel selon lequel les forces de destruction s’introduiront de plus en plus par les fissures de la Grande Muraille au fur et à mesure de la descente cyclique. Il faut bien reconnaître qu’à l’écoute ou à la lecture des différents intervenants qui ont été pris dans cette tourmente, on ressent une désagréable impression de flou et d’imprécision, faite d’affirmations et de rétractions, qui permet de penser à une maison divisée contre elle-même (Mt, XII , 25-26). La crise de l’Eglise pourrait d’ailleurs être évaluée à ce seul signe : la perte de la paix ; perte de la paix entre catholiques qui sont devenus des frères ennemis ( que l’on songe aux dénominations souvent péjoratives d’intégristes et de modernistes …) ; perte de la paix en chaque catholique qui ne peut être indifférent à cette division extérieure. Serions- nous donc , à l’approche du deuxième millénaire après la naissance du Fondateur de la Religion Chrétienne, aux prises directes avec le Mysterium iniquitatis et assisterions nous à l’arrivée du scandale annoncé néanmoins nécessaire par le Christ lui-même ? Loin d’entrer ici dans l’arène et de diaboliser l’une ou l’autre des parties en présence ( car " Dieu seul sonde les reins et les cœurs " Ap.II, 23.), nous tenterons dans la suite de cet article de percevoir certains points de la réforme liturgique selon un angle plus métaphysique que religieux ou théologique, dans la mesure où la Religion Chrétienne sera perçue en référence à la Tradition Primordiale et à l’enseignement traditionnel concernant la descente cyclique qui en fait partie intégrante.

Brève chronologie de la réforme

Le concile Vatican II fut annoncé par le pape Jean XXIII le 25 Janvier 1959 et fut clos solennellement par le pape Paul VI à la dixième session publique le 8 Décembre 1965 ; la première promulgation du concile fut la constitution sacrosanctum concilium concernant la Sainte Liturgie le 4 Décembre 1963, fruit des deux premières périodes ou sessions et des trois premières sessions publiques. La première Messe issue de cette réforme fut d’abord présentée dans la chapelle Sixtine devant un synode d’évêques en octobre 1967. Cette Messe Normative fut mise au vote : sur 187 votants 71 ont voté pour, 62 ont voté pour avec des réserves, 43 l’ont rejetée entièrement, 11 se sont abstenu. Un certain nombre de changements mineurs ont été effectués afin de satisfaire les évêques mécontents ainsi qu’une partie des membres du clergé qui s’étaient aperçu d’un glissement inquiétant par rapport au Rite qui avait été célébré jusqu’alors. Ce Rite lui-même avait été codifié par le pape Saint Pie V en 1570 sur la demande des pères du Concile de Trente (Italie), souhaitant l’unifier et le préserver, luttant ainsi contre ce qu’ils estimaient être l’hérésie protestante. La première difficulté qui apparut à la promulgation du Novus Ordo Missae (Nouvel Ordre de la Messe) fut que tout changement semblait déjà contraire à la bulle Quo primum tempore du pape Saint Pie V qui proclamait : " Par notre présente constitution, qui est valable à perpétuité, nous avons décidé et nous ordonnons sous peine de notre malédiction, que pour toutes les autres églises précitéesl’usage de leurs missels propres soit retiré et absolument et totalement rejeté et que jamais rien ne soit ajouté, retranché ou modifié à notre missel que nous venons d’éditer ". Cette première difficulté fit à elle seule couler beaucoup d’encre. Néanmoins, en 1969, le pape Paul VI faisait éditer le nouveau Missel. Immédiatement, les plus traditionalistes parmi les pères du Concile présentèrent au Souverain Pontife un bref examen critique de la nouvelle messe, affirmant que celle-ci s’éloignait "  de façon impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la Sainte Messe, telle qu’elle a été formulée à la XXème session du Concile de Trente, lequel en fixant définitivement les canons (règles) du rite éleva une barrière infranchissable contre toute hérésie qui pourrait porter atteinte à l’intégrité du mystère ". Autre glissement important exposé dans ce document :  " les raisons pastorales avancées pour justifier une si grave rupture, même si elles avaient le droit de subsister en face de raisons doctrinales, ne semblent pas suffisantes ", mais qu’ainsi "   pourrait se trouver renforcé et changé en certitude le doute, qui malheureusement , s’insinue dans de nombreux milieux, selon lesquels des vérités toujours crues par le peuple chrétien pourrait changer ou être passées sous silence, sans qu’il y ait infidélité au dépôt sacré de la doctrine auquel la foi catholique est liée pour l’éternité ". Malgré cette mise en garde, Rome passa outre ; l’ancien rite fut de fait interdit : la pression des ordinaires du lieu (les évêques des diocèses) fut telle que s’ouvrit une véritable chasse aux sorcières à l’encontre du clergé et des chrétiens laïcs restés fidèles au rite ancien. Le plus célèbre prélat a avoir pris position contre ce qui semblait une dérive fut Monseigneur Marcel Lefebvre ; celui-ci multiplia les mises en garde lors de ses déplacements en France et soutint la prise de l’église Saint Nicolas du Chardonnet à Paris afin de préserver au moins un lieu de culte pour la célébration de l’ancien rite. A propos de l’interdiction de célébrer celui-ci les informations les plus contradictoires ont circulées ; car si , de fait, il y eut les pressions que nous avons signalées, les spécialistes du Droit Canon Romain sont partagés et il semble qu’il y ait là un nœud délicat. Il en est de même en ce qui concerne l’attribution du qualificatif schismatique au mouvement traditionaliste initié par Monseigneur Lefebvre, surtout depuis le sacre par ce prélat des quatre évêques choisis pour lui succéder (acte dit de désobéissance au Souverain Pontife du 30 Juin 1988. Dès le 2 Juillet de la même année, le pape Jean-Paul II publia la Lettre Apostolique Ecclesia Dei adflicta sous forme de motu proprio (à l’initiative du Souverain Pontife) ; son contenu fait appel à la fois à la discipline du Droit Canon concernant la désobéissance au Souverain Pontife, et à l’ecclésiologie ; son but essentiel est de maintenir l’unité de l’Eglise Catholique Romaine devant les risques graves d’émiettement de celle-ci en groupuscules, mais aussi en Eglises nationales ( ce qui pourrait se produire à moyen terme). Le motu proprio propose l’institution d’une commission ayant pour but de " faciliter la pleine communion ecclésiale des prêtres, des séminaristes, des communautés religieuses et des individus religieux ou religieuses, ayant jusqu’à présent des liens avec la Fraternité fondée par Mgr Lefebvre et qui désireraient rester unis au successeur de Pierre dans l’Eglise Catholique en conservant leur tradition spirituelle et liturgique, à la lumière du protocole signé le 5 mai 1988 par le Cardinal Ratzinger et Mgr Lefebvre ". Si donc le Pape Jean-Paul II insistait pour que soient respectées  "  les justes aspirations de ceux qui se sentent attachés à des formes liturgiques et disciplinaires antécédentes dans la tradition latine ", l’application du motu proprio dans les diocèses fut largement boudée par les évêques. La situation actuelle reste donc suspendue au bon vouloir des Ordinaires du lieu et à leur sensibilité…Tout laisse à penser que la Curie romaine est elle-même diviséeet qu’une majorité de réformistes règnent dans les différents dicastères, tendant à évacuer autant qu’il est en leur pouvoir, l’attachement à l’ancien rite, comme autant de nostalgie passéiste et de crispation sur le passé triomphal de l’Eglise. Cette querelle n’est pas sans rappeler celle des Anciens et des Modernes, situation récurrente au cours de l’histoire, dont les difficultés réelles à un certain point de vue, ne trouvent leurs solutions que sur le plan métaphysique qui seul permet la conjunctio oppositorum.

Le contenu de la réforme liturgique

Selon Mgr.Gamber, il n’y a pas à proprement parler de rite de Saint Pie V (ou messe tridentine), car les modifications apportées par Pie V à l’ancien missel de la Curie furent minimes ; il faut plutôt parler d’un ritus romanus s’opposant au nouveau rite, le ritus modernus. Face à ce que Paul VI annonçait comme un " changement qui affecte une véritable tradition séculaire ", apportant tant de "nouveautés ", certains ont vu une rupture et une destruction de la tradition, qui se trouvait ruinée à l’état de "décombres". Sans en aborder l’impact sociologique, résumons quelques uns des bouleversements les plus visibles :

  • Tout d’abord les cycles liturgiques ; les fêtes du sanctoral ont été décimées ; le temporal, les dimanches après l’Epiphanie et après la Pentecôte ont été rebaptisés dimanches ordinaires .
  • La disposition des lieux : compte tenu du fait que, à l’époque baroque, des autels monumentaux avaient été installés plus en retrait vers le fond de l’église, les derniers aménagements avaient rétabli parfois le maître-autel à son emplacement premier et légitime. Ce qui n’est pas le cas de la nouvelle disposition face au peuple: en cherchant à imiter ce qui était pratiqué à Saint Pierre de Rome, on croyait revenir à un usage primitif, sans prendre garde au fait que Saint Pierre, ainsi que d’autres basiliques, avait son abside à l’ouest, et que le célébrant , pour respecter l’orientation de la prière, devait faire face à l’entrée ;
  • L’abandon des anciens habits liturgiques, avec les prières qui accompagnaient la vêture du prêtre avant la messe, a évacué un riche symbolisme. Deux prétextes ont été avancés pour cet abandon : revenir à la simplicité évangélique et donc se défaire d’un passé encore une fois triomphaliste ; mettre en cause l’origine même des habits sacerdotaux et leur utilité : issus des vêtements de la caste patricienne romaine, leur origine non sacrée les rendait caduques…Or, à ce compte là, il ne resterait plus aucun rite: en effet, même si dans son essence le rite chrétien est d'une origine non humaine, il s’enracine néanmoins dans un terreau préchrétien, et confère à celui-ci et à ses composantes ses lettres de noblesse ou bien il l’assume .
  • La concélébration tend à effacer le fait que le prêtre agit in persona Christi et banalise la présence de plusieurs officiants. Celle d’un ministre non catholique, par exemple protestant, ne s’y remarque guère (concélébrations mixtes) et par la suite, il sera aisé de pratiquer l’intercommunion ;
  • L’abandon total du latin, langue liturgique fixée, préservée des dérives de sens et signe d’unité ;
  • La diction à haute voix de la messe : des prières autrefois réservées au prêtre sont maintenant prononcées par les fidèles ; ce nouvel usage réduit de fait le rôle du prêtre à celui de président d’assemblée au service du Peuple de Dieu ;
  • Les lectures : le nouveau cycle liturgique sur trois ans, paraît en apporter un choix plus vaste, mais le découpage des textes et la suppression de prières et de psaumes entiers, qui font aussi partie de l’Ecriture, aboutit finalement à un appauvrissement ; la même remarque s’applique bien sûr aux pièces de chant grégorien.
  • L’aspect fabriqué du nouveau rite qui, outre les suppressions, a été remanié avec des éléments d’origine diverse. L’Eglise a toujours admis, en matière théologique comme dans le domaine liturgique, un développement harmonieux, organique et homogène du dogme comme des rites dans le sens d’une explicitation, d’un déploiement , liés à l’assistance du Saint- Esprit. Or la réforme ne semble guère aller dans ce sens.
  • Le caractère de sacrifice propitiatoire de la messe a été remplacé par l’idée vague de sacrifice de louanges et d’eucharistie. Nous reviendrons plus loin sur cette notion capitale de Saint Sacrifice qui, durant plusieurs siècles, a d’ailleurs désigné la Messe. Le mot eucharistie signifiant action de grâce, réduit le sens de la célébration de la Messe.
  • Enfin, la modification du canon (ou cœur) de la Messe, dont la bulle Quo Primum avait expressément demandé la préservation intégrale. Le Saint des Saint de laliturgie a été comme profané…

Que ces mesures soient encore insuffisantes aux yeux des uns ou qu’elles signent une rupture analogue à celle de la Réforme du XVIème siècle, nul ne conteste qu’elles accusent une nette protestantisation : le Pape Paul VI lui-même déclarait à son ami Jean Guitton désirer " assimiler autant que possible la nouvelle liturgie catholique au culte protestant ". Faut-il en conclure avec R.Coomaraswamy que la nouvelle messe est invalide pour autant ? Mgr. Gamber est plus nuancé : " le nombre des messes véritablement invalides pourrait bien avoir considérablement augmenté ", ce qui laisse entendre que ce problème n’est pas entièrement nouveau ! Aussi illustrerons-nous de quelques exemples historiques le mouvement de descente cyclique dans lequel ces changements nous semblent s’inscrire.

Quelques remarques historiques concernant la liturgie

Comme le signale Mgr. Klaus Gamber (LRLQ), le cas des basiliques constantiniennes demande à être correctement interprété. En effet, la question essentielle est celle de l’orientation absolue du célébrant et non celle de sa position relative par rapport aux fidèles, position qui a pu varier en fonction des époques mais surtout en fonction de la conformation des lieux : églises orientées ou occidentées, autel disposé au milieu de la nef ou au fond de l’abside. Les controverses au sujet du faux problème de la messe face ou dos au peuple ne font finalement que contourner la vraie question : celle de la direction spirituelle (c’est à dire de l’intention au sens étymologique d’in-tendere : tendre vers l’intériorité) du célébrant que doit manifester l’orientation corporelle de celui-ci, trouvant aussi sa correspondance dans la disposition du lieu de culte : ainsi tout est en ordre ; ce qui est perçu par les sens en tant que direction spatiale est l’écho ou le symbole d’un acte intérieur ; cet acte correspondant, en ce qui concerne la messe, à l’adoration " en esprit et en vérité "et au sacrifice du moi. Entre le corps du célébrant dont l’individualité s’effaceau moment de la Consécration, pour devenir le Christ (c’est le Christ lui-même qui sacrifie ) et le corps architectural de l’Eglise, il y a un rapport étroit qui s’opère par l’intermédiaire des techniques de construction. Il s’agit ici des correspondances entre le microcosme et le macrocosme et des harmoniques qui en résultent. On sait que, depuis le XVème siècle , les églises cessèrent d’être orientée régulièrement : progressivement, le chœur ne représenta plus que virtuellement la direction de l’Ascension et du Retour du Christ. L’incompréhension du symbolisme se manifesta par un glissement du rituel vers le cérémonial ; à l’attitude hiératique du sacerdoce succéda la gravité et l’onction ecclésiastique. Prenons encore quelques exemples, à titre d’illustration, des pertes accumulées au cours des siècles : la curieuse coutume de la nomination du petit évêque le 28 décembre, jour de la fête patronale des enfants de chœur, était plus qu’un simple jeu d’enfants ; mais elle fut supprimée à partir du XVème siècle. Après 1519, les moniales de Poitiers, assignées désormais à la stricte clôture, ne participent plus à la procession annuelle des reliques de la Vraie Croix, dont elles ont la garde. Ce même siècle, l’Eglise abandonna définitivement après le Concile de Trente les récits légendaires provenant  "de livres apocryphes, que le Pape Gélase condamna, mais dont l’usage demeura toléré ". Il semble que c’est surtout vers cette époque qu’on cessa de communier au sang du Christ en Occident. Les représentations du Crucifié, plus naturalistes, insistèrent sur l'aspect souffrant et non plus sur l’aspect triomphal et glorieux du Ressuscité, comme ce fut le cas jusqu’au XIIIème siècle. Avant le VIIème siècle, les crucifix ne portaient pas l’image humaine du Christ puisqu’il s’identifiait à la croix elle-mêmeou bien à l’antique Agneau. A la fin du XVIIIème siècle les chanoines de Reims firent disparaître le labyrinthe de la cathédrale, plusieurs vitraux, le jubé, les sculptures jugées inconvenantes, et déplacèrent le maître-autel plus en retrait vers l’est. Onze ans plus tard, la Révolution éclatait…

Dans bien des domaines, on sait que le XVIème siècle apparaît comme conclusif d’un état de fait : ainsi, d’un certain point de vue, si les sacrements avaient perdu de leur efficacité, c’est avec quelques raisons que les Réformés les rejetèrent ; mais que la présence sacramentelle eut cessé d’être effective pour eux n’implique pas que ce fut le cas pour tous, ce qu’ils affirmèrent implicitement ou parfois même grossièrement. En cela peut-être apparaît leur hérésie, par choix d’une partie de la Vérité au détriment du tout.

Genèse et contexte psychologique de la réforme. La nouvelle théologie.

Ainsi que l’écrit, en sociologue, Emile Poulat : " la crise actuelle (de l’Eglise) me paraît avoir deux spécificités. La première est qu’elle est véritablement liée à une généralisation de la crise moderniste …La deuxième est que cette crise de l’Eglise s’inscrit dans une crise généralisée de notre société ". Laissant de coté cette dernière qui dépasserait largement les limites de cet article, nous tenterons dans un premier temps d’exposer les causes lointaines de cette crise, qui s’est exprimée et s’est manifestée en notre temps sous les formes liturgique et pastorale. En 1966, le philosophe Jacques Maritain, traditionaliste dans la partie néo-scolastique de son œuvre, mais gagné aux idées nouvelles à la fin de sa vie, écrivait : " ayant en vue (…) la fièvre néo-moderniste fort contagieuse, du moins dans les cercles dits intellectuels, auprès de laquelle le Modernisme du temps de Pie X n’était qu’un modeste rhum des foins (…) cette seconde description nous fait le tableau d’une espèce d’apostasie immanente ". Comme événements lointains à l’origine de la crise, on pourrait en effet citer la révolution philosophique du Nominalisme  au XIVème siècle qui permit progressivement l’avènement de la modernité et influença Luther lui-même. Cependant, ainsi que le note Emile Poulat citant Lucien Febvre : " cette question des origines est néanmoins un faux débat, un piège…Certes on peut remonter la généalogie de la modernité à la Réforme protestante et, au delà, au Nominalisme; mais le Nominalisme lui-même a des origines qui remontent à l’antiquité. Il y a toujours des origines à l’origine et on remonte ainsi à la création du monde ! Tout enfant qui nait a des parents. Le point important est de savoir à quel moment il s’émancipe ". Il en va de même pour les idées. Or, dans le cas qui nous intéresse, le moment d’émancipation, c’est le siècle des Lumières, ce sont les Lumières qui se retournent contre le Christianisme. Or, " les Lumières affirment qu’il n’y a pas de lumière en dehors des lumières de la raison et que ces lumières de la raison sont le contraire des lumières de la science divine. " Cette tendance affirmée des philosophes du XVIIIème siècle se caractérise par "  le refus de la transcendance et la réduction à l’immanence, avec (…)le fait que l’on porte attention à la modalité et donc à l’accidentel ", " parce qu’il n’y a de science que du phénomène, il n’y a de science que des relations. Et donc il n’y a pas de science de la substance, de l’être au sens moderne du terme. Nous entrons avec les philosophes dans une novlangue comme disait Orwell. C’est à dire que les mots prennent un autre sens. On peut garder les mêmes mots, mais ils prennent un autre sens. Quand on disait que la théologie était reine des sciences, il est bien évident que pour les Lumières cela n'avait plus aucun sens, car la théologie n’était pas une science " et Jean-Marie Paupert de résumer : " en effet, cela nous renvoie à la crise du Nominalisme au XIVème siècle (…), c’est le moment où l’on abandonne le pouvoir de la raison sur le réel et par conséquent sur le sens et la substance, et où l’on fait servir la raison exclusivement comme instrument des phénomènes, de ce qui apparaît. " Ainsi naîtront les trois tendances qui présideront à la construction du monde nouveau : rationalisme, naturalisme, libéralisme. La Révolution de 1789 s’est accompli au nom de ces trois principes en déifiant la raison. Une frange de la Franc-Maçonnerie fut touchée par le courant des idées novatrices comme le suggère ces mots du sénateur Goblet d’Aviella, membre du Grand Orient de Belgique, parlant le 5 août 1877 à la Loge des Amis Philanthropiques de Bruxelles : " Dites aux néophytes que la Maçonnerie ( …) est avant tout une école de vulgarisation et de perfectionnement, une sorte de laboratoire où les grandes idées de l’époque viennent se combiner et s’affirmer pour se répandre dans le monde profane sous une forme palpable et pratique. Dites leur, en un mot, que nous sommes la philosophie du libéralisme " ; de même " les papiers secrets de la Haute Vente des Carbonari, tombés entre les mains du pape Grégoire XVI , embrassent une période qui va de 1820 à 1846. Ils ont été publié sur la demande du pape Pie IX, par Crétineau-Joly dans son ouvrage L’Eglise Romaine et la Révolution. Par le Bref d’approbation du 25 février 1861 qu’il adressa à l’auteur, Pie IX a consacré l’authenticité de ces documents mais il ne permit pas que l’on divulguât les noms véritables des membres de la Haute Vente ". Nous donnons des extraits de ce texte en note. Ainsi, de glissements idéologiques en obscuration de plus en plus complète de la véritable intelligence des principes, l’Eglise accepta de composer avec le Relativisme, le Subjectivisme, l’Evolutionnisme, le Laïcisme (et non la laïcité qui peut être justifiée) et bien sur l’Humanisme athée qui achève de clore l’homme sur lui-même , le coupant de tout référence à la Transcendance, rendant du même coup impossible l’émergence d’une véritable Immanence. Les esprits étaient prêts à accueillir la réforme conciliaire de Vatican II… Déjà, la guerre de 39-45 voit apparaître " un christianisme d’exception, fruit des circonstances ", " héroïque, dépouillé, intégral et anomique.(…)les règles de la liturgie y étaient nécessairement transgressées, périmées, (…)le rôle de la hiérarchie y était inexistant (…)la présence du Christ semblait se réaliser moins par le signe du Pain partagé que par la simple réunion des croyants ". Outre le brassage social qui s’ensuivit, le Service du Travail Obligatoire (S.T.O), et quinze ans plus tard, la guerre d’Algérie, avait créé de douloureux cas de conscience, et la hiérarchie ecclésiastique, en accord plus ou moins implicite avec les pouvoirs en place, s’en trouvait discréditée. Après la guerre, la rigidité romaine contrasta de plus en plus avec la vitalité de la pensée catholique : rencontres œcuméniques, esprit d’accueil ; puis l’expérience des prêtres ouvriers, qui sera tolérée jusqu’en 1954. " On comprend ainsi ce qui a pu se passer au Concile. Du point de vue français, Vatican II a représenté l’aboutissement de quarante ans d’actions et de réflexions, la victoire de l’esprit qui inspirait l’action catholique, la nouvelle théologie, l’ouverture pastorale ". " On a pu analyser la mécanique politique de Vatican II. On a guère étudié encore les mécanismes psychologiques qui s’y sont enclenchés : Terre promise, nouvelle Pentecôte, vision d’Ezéchiel, euphorie (…). Mais quelque chose de profond s’est joué à un nœud très précis et nous demeure en grande partie opaque (c’est nous qui soulignons) : Vatican II a posé le principe d’une attitude pastorale nouvelle sur un fond doctrinal traditionnel et inchangé. Ainsi s’explique que l’Archevêque de Paris puisse présenter l’esprit missionnaire comme l’appel du pape à une conversion des évêques, et que ceux-ci aient eu le sentiment de vivre le Concile comme un retournement, une métanoïa, une libération, une révolution de perspectives… ". L’expression fond doctrinal traditionnel inchangé appellerait peut-être une réserve, quant aux fondements de la nouvelle ecclésiologie, c’est à dire en fin de compte, de cette nouvelle théologie qui fut conceptualisée par les thèses du père Congar. Le groupe de Dombes fondé en 1937, travailla à son élaboration en liaison avec la commission Foi et Constitution, cellule théologique du Conseil Œcuménique des Eglises. Il regroupe des catholiques et des protestants, qui apparaissent comme les nouveaux Sages auxquels se réfère l’Eglise nouvelle en construction. L’unité est le mot d’ordre. Il s’agit de remembrer le Corps du Christ déchiré par le scandale des divisions confessionnelles. Dans la pratique cela implique l’adhésion à un consensus, prémisses d’un consensus universel, minimum suffisant qui, quoique nécessairement limité, devra être tenu comme l’essentiel. Pour assimiler cette contradiction dans les termes, cela requiert l’intervention de l’Esprit qui confère un charisme certain de vérité et peut mettre de nouvelles forces en mouvement. l’Esprit dirige alors irrésistiblement vers l’intercommunion, qui ne sera encore qu’une étape. Car la nouvelle Eglise a la mission universelle de libérer les hommes et de délivrer la création (…) de toute servitude , de par l’universalité de l’élection par la Rédemptionet de par sa participation à la mission de Dieu dans le monde. " Le ressourcement dans l’eucharistie entraîne le croyant dans l’événement central de l’histoire du monde. Libération et guérison nécessitent l’exercice de charismes appelés à être découverts et des formes extraordinaires de ministères, qui se révèlent particulièrement au sein des communautés charismatiques. " On sait que les mouvements qui portent ce nom, virent le jour aux Etats-Unis, prenant parfois des formes extravagantes. Leur adoption par le catholicisme européen est plus discrète, mais elle pourrait ne faire que préparer l’étape suivante.

Vers la Parodie ?…

"Le Saint-Siège s’apprête à reconnaître officiellement le chemin néocatéchuménal (…), mouvement ultra-conservateur "que le pape situe " parmi les réalités engendrées de nos jours par l’Esprit Saint dans le sillage du concile de Vatican II " et dont il se " sert pour développer la stratégie néo-conservatrice de l’Eglise, avec une conception hiérarchique… ". En fait, un autre type de hiérarchie était déjà repérable au sein de certaines communautés charismatiques, où la personnalité du " berger " ou de la " bergère "  est déterminante : il peut s’entourer d’une élite plus douée, car l’effusion de l’Esprit n’agit pas toujours de façon démocratique… Pour Françoise Van der Mensbrugghe, ces expériences attribuées à l’Esprit Saint sont en réalité d’ordre purement psychique, et en grande partie suggestif. Il semble bien que ce soit là que réside le nœud opaque sur lequel butait E.Poulat : le terme d’Esprit Saint a changé de signification, ou plus exactement, la réalité qu’il recouvre a changé avec la nouvelle théologie.Tout ceci suffira peut être à indiquer dans quel sens parodique l’usurpation du titre d’Esprit Saint dirige toutes ces tendances : celui du détournement et de l’appropriation illégitime de données relevant de l’ordre initiatique présent aux origines du Christianisme. On pense à la conception médiévale de Saint Empire, derrière la " civilisation de l’amour "que Jean Paul II entend construire ; amour tout sentimentalqui prétendait " mouvoir le soleil et les étoiles ". L’éthique, simple morale profane rebaptisée, en devient la loi universelle, garante d’une (fausse) paix. Parodie de dépouillement, que cette " purification de la mémoire "et de " l’intelligence ", qui doit accroître " la perception des choses aussi bien que des paroles transmises ". Une liturgie fabriquée se destine à une religion universelle ; débarrassée des excès voyants et triomphalistes, elle pourrait bien convenir à un certain retour au qualitatif. Parodie de réalisation spirituelle pour des fidèles " transfigurés ", " servis " par les ministre du culte pour " construire leur sacerdoce royal et prophétique ". C’est une sorte de faux calife qu’on voit se profiler derrière ce " pasteur universel placé au cœur du cœur "auquel le Pape entend s’identifier en présentant " son ministère pétrinien comme service de l’unité ". La tension eschatologique vers le troisième millénaire entretenue par les " J.M.J " suggère que le grand jubilé pourrait annoncer le " renouvellement final de la création ". Irions-nous vers un New-Age ?… Il y a là quelque chose de plus qu’une simple protestantisation, bien qu’elle en ait fourni le support nécessaire. Les tendances dissolvantes se remarquent même dans le langage des néo-conservateurs par des expressions qui évoquent le Nouvel Esprit Anthropologiqueet la psychologie des profondeurs ; par exemple l’idée d’un Dieu radicalement séparé de sa création et qui donc en est absent : " Dieu veut que d’autres existent en dehors de lui " ; c'est un Dieu du dialogue qui " sort de lui-même pour se dire au monde ", et inversement " le mystère (…) nous invite sans cesse à sortir de nous même ". Pour une nouvelle exégèse, le baptême d’eau de la Vierge c’est l’instant où, par sa conception, elle commence à vivre dans l’eau du ventre de sa mère ",et les marques de piété se sont développées à la suite de prises de conscience de l’Eglise.

Ce tableau pourra sembler noirci. Mais si toute assimilation directe serait abusive (le pape n’est pas l’Antéchrist !), il se dégage des tendances suffisamment nettes. Des faits comme l’incursion de la psychanalyse au confessionnal seraient déjà suffisants à cet égard. Il nous reste à examiner quelques uns des moyens mis en œuvre pour effacer les traces de la véritable autorité, celle qui garantit l’inaltérabilité du Christianisme (ainsi que de toute tradition) dans son essence.

L’Autorité spirituelle occultée

" La réforme liturgique (a eu) pour une de ses fins principales l’abolition des actes et des formules mystiques ". Cette parole de Dom Guéranger est d’une actualité remarquable. C’est ainsi que la mention d’Abel, d’Abraham et de Melkissedek, prêtre de Dieu Très Haut, de l’ordre duquel le Christ tient sa prêtrise, a été éliminée de trois des quatre prières eucharistiques utilisées au choix à la place de l’ancienne prière du Canon. Egalement supprimé : le dernier Evangile, le Prologue de Jean. Il est vrai que cet usage ne remontait qu’au XVIIème siècle. On sait par ailleurs que les Rose-Croix se retirèrent en Asie vers cette époque. On peut se demander si cet ajout liturgique ne ferait pas partie de leur testament. Cette extériorisation tardive d’une organisation initiatique nous conduit à envisager l’origine des rites exotériques en général et de la tradition liturgique en particulier. Remarquons tout de suite les inconvénients de l’usage qui s’est instauré chez les théologiens, d’opposer écriture et tradition, la tradition désignant restrictivement ici une partie de la tradition orale. Mais comme par ailleurs le mot tradition subit les usages les plus divers, on éviterait bien des polémiques en s’en rapportant à l’enseignement du judaïsme, pour laquelle tradition orale et la tradition écrite, furent toutes deux données à Moïse au Sinaï. Dans le Christianisme, la tradition orale s’est trouvée délaissée. On a vu le discrédit jeté sur les récits légendaires. En outre les réformistes, en prétendant amener les textes liturgiques en concordance avec l’écriture, nient de ce fait la valeur de la tradition apostolique, antérieure à l’Ecriture. Les gestes ne sont évidemment pas transmis par des textes qui servent tout au plus d’aide mémoire, pas plus que les paroles de consécration, du moins jusqu’à une certaine époque. A cet égard, la date exacte de la fixation par écrit des Evangiles n’a guère d’intérêt, puisque indépendante de cette transmission des formes qui devaient rester cachées dans la primitive Eglise. Ainsi la tradition apparaît comme essentiellement orale, " verbale " pourrait on dire, et, pour ce qui caractérise la forme christique, elle prend son origine lors de l’Annonciation par le Verbe dans L’Ave Maria (AVM) . Par ailleurs, le latin et avant lui le grec furent plus que de simples langues de traduction. D’un autre point de vue, dans l’iconographie médiévale, les personnages diaboliques seuls ont la bouche ouverte. Ceci pourrait se rapporter à l’aspect néfaste de la manifestation (Eve opposée à Marie), perçue comme une chute ou un exil, et c’est pourquoi une antienne de l’office de Complies invoque la Vierge comme avocate des " fils des hébreux exilés ". Nous ne pourrons qu’évoquer ici la suppression des supports d’influences spirituelles : la pierre d’autel devait autrefois contenir quelque relique de Saint. Aussi la communion des Saints prenait-elle un tout autre sens que celui d’une simple collectivité de fidèles, présents et passés. Cette pierre n’existe plus dans les modernes " Tables du Seigneur ". On peut également signaler la suppression des gestes et attitudes corporelles du prêtre et des fidèles. La " purification de la conscience " évoquée plus haut dissimule bien des fins inavouées. En effet, on peut se demander si l’éthique moderne, agitant le spectre des exactions antisémites, n’en profite pas pour condamner aussi l’antijudaïsme médiéval qui en serait la source. Sans aucunement nier les dissensions réelles qui ont eu lieu entre juifs et chrétiens au moyen-âge, et de manière plus accentuée au XIIIème siècle, il faut sans doute voir un autre sens caché derrière certaines polémiques et disputes. En effet, la figure aux yeux bandés de la Synagogue représente l’Ancienne Loi, et aussi le sens littéral des Ecritures, auquel se substitue la nouvelle Loi de L‘Eglise, que l’on représente portant un calice : dévoilant le sens profond, elle est encore la Connaissance détrônant la Croyancebien qu’en réalité c’est seulement du fait de l’incompréhension du croyant que les deux peuvent s’opposer. D’un autre point de vue, le judaïsme, représentant au cours de l’histoire, l’état primitif du Christianisme peut aussi symboliser l’ésotérisme chrétien qui en fut la continuation. Dans ce second sens, les juifs sont toujours les " élus ". On retrouve ici l’ambivalence des symboles : l’obscurité dans laquelle se trouve la Femme aux yeux bandés pourrait bien être la " Ténèbre plus que lumineuse " et prendre un sens de profondeur et d’intériorité puisque le bandeau invite à un retournement du regard ; or " nigra sum sed formosa " dit l’Épouse du Cantique… Selon les théologiens médiévaux, le fils prodigue de la parabole de Luc est une " figure du peuple des gentils, qui s’éloigne de Dieu pendant que le peuple juif garde fidèlement sa loi "    (…)

Claude REGAIN

 

 

"Esotérisme et Christianisme à propos d'un livre récent de Jean Borella" LRA N ° 6 article de P.Geay

ESOTERISME ET CHRISTIANISME: A PROPOS D'UN LIVRE RECENT DE JEAN BORELLA

Dans un ensemble d'articles paru dans Connaissance des religions sur "René Guénon et les sacrements de l'initiation" (n°s de mars, juin et septembre/octobre 1993) Jean Borella s'était déjà opposé au point de vue de Guénon concernant la nature des sacrements chrétiens, que celui-ci estimait ne plus avoir qu'une fonction religieuse et exotérique par rapport à leur statut originel initiatique. Cette attitude critique, sur laquelle nous allons nous arrêter, se trouve confirmée dans un ouvrage des plus contestable : Esotérisme guénonien et mystère chrétien, que l'auteur vient de publier (L'Age d'Homme, 1997). Nous sommes d'autant plus à l'aise pour réagir à ce livre qu'il vise en maints endroits notre thèse de Doctorat Hermès trahi (ed.Dervy) paru un an plus tôt ( bien qu'elle ne soit jamais citée) et dont J.Borella avait pris connaissance fin 1994 puisqu'il fut membre de notre jury de soutenance début 1995. A l'occasion de cette dernière il contesta fortement le contenu de notre chapitre consacré à J. de la Croix et le compte rendu qu'il fit dernièrement d'Hermès trahi porte à nouveau presque uniquement sur ce sujet. C'est dire que ce problème du rapport entre christianisme et ésotérisme préoccupe au plus au point J.Borella qui perpétue ainsi une ancienne controverse née il y a plus de cinquante ans entre F.Schuon et R.Guénon. Cette controverse se prolongea dans les Etudes Traditionnelles et engendra toute une série d'études de M.Pallis et M.Vâlsan favorisant au bout du compte une sorte de clivage durable entre les partisans de F.Schuon et ceux qui suivirent Guénon sur cette question. Celle-ci avait pour toile de fond la difficulté d'obtenir un rattachement initiatique chrétien. Or la position de Schuon rendait cette recherche inutile puisque pour lui les sacrements avaient conservé leur nature ésotérique. Pourtant, comme on le voit avec ce nouveau livre de J.Borella, le problème ne semble pas encore réglé même si l'on voudrait qu'il le soit, sans doute un peu trop vite. La difficulté principale réside tout d'abord dans l'incompréhension récurrente de la perspective guénonienne. M.Vâlsan l'avait bien montré jadis à propos de M.Pallis, et il serait aisé aujourd'hui de faire de même, nous donnerons des exemples.Mais tout d'abord, un mot du titre de cet ouvrage. Nous ne pouvons que déplorer le fait de parler d'un "ésotérisme guénonien" ce qui insinue là une relation de paternité comme si Guénon avait élaboré de toute pièce cet ésotérisme dont il ne s'est voulu que l'interprète, et comme si, surtout, son œuvre s'opposait à la Révélation chrétienne ou à l'Eglise. Cette manière tendancieuse de présenter Guénon, déjà manifeste chez M.-F.James, est bien le signe d'une fermeture significative. Le mot ésotérisme , parce qu'il apparaît tard dans l'histoire, serait aussi une invention dont on a pu se passer "durant des millénaires" (p.22). Mais peu importe ici le terme, il fallait bien que Guénon se dote d'un vocabulaire pour transmettre son enseignement, l'essentiel étant ce qui est désigné. Or il va sans dire que ce dont il est question ici n'est pas apparu au XIXème siècle. Néanmoins, J.Borella affirme tout net que "l'ésotérisme est une œuvre humaine" (p.39) montrant ainsi sa difficulté à appréhender ce dernier en tant qu'essence intime du révélé. De plus est-il absurde de laisser croire qu'au sein d'une même tradition, ésotérisme et exotérisme s'opposent nécessairement (p.57). Si la distinction entre ces deux plans est indispensable, il vient un temps où celle-ci disparaît totalement. "La Loi, souligne à ce propos M.Chodkiewicz, n'est pas le vêtement ou le symbole de la haqîqa, d'une vérité cachée qu'on ne pourrait atteindre que par la transgression. Elle est la haqîqa : elle s'impose donc absolument et jusqu'au dernier iota au arîf bi-Llâh, au gnostique -dans le sens étymologique du terme-, comme à la âmma, au commun des croyants." Certes il s'agit là du contexte islamique que J.Borella répugne malheureusement à évoquer, alors que la solution est bien ici. En réalité, l'ésotérisme n'est rien d'autre que la véritable dimension intérieure du révélé en tant qu'apparition voilée du divin.

Autre problème central, J.Borella semble considérer en philosophe, que la métaphysique ne peut être que spéculative (p.62). Faut-il rappeler sur ce point que pour Guénon et tel qu'il entend définir et utiliser ce terme, la métaphysique n'est ni philosophique ni discursive, puisqu'elle relève d'une intuition intellectuelleque J.Borella estime "très obscure et très imparfaite" (p.44) ! Or c'est précisément cela qui empêche globalement ce dernier d'atteindre le cœur du message guénonien. Son refus d'un ésotérisme "formel" (p.70) au sein du christianisme, c'est à dire représenté et constitué par une hiérarchie intérieure, procède d'une même volonté de rejeter l'existence d'un domaine réservé et forcément peu accessible. D'où le désir de nier purement et simplement la réalité de ce domaine en ésotérisant pour ainsi dire l'exotérisme, non comme le ferait par exemple le kabbaliste en recourrant aux kavanot ou intentions sacrées, mais en faisant à nouveau des sacrements religieux des rites initiatiques (p.78). Nous retrouvons ici en filigrane l'idée soutenue par Guénon d'un christianisme originel uniquement ésotérique dont les rites seraient par la suite descendu sur le plan religieux. Cette thèse, confirmée par la tradition islamique, selon ce dernier, reste hélas assez énigmatique quant à ses sources documentaires. J.Borella n'y fait que très rapidement allusion (p.89) ne tolérant pas que la tradition musulmane puisse intervenir dans l'étude du christianisme. Sans lui demander de reconnaître à l'Islam une fonction normative, compte tenu du statut de Sceau de la prophétie attribué au Prophète, il eut été normal que J.Borella s'attarde sur ce point. Or il est évident, à lire son livre, que celui-ci a fait le choix de ne citer à aucun moment les islamisants dont on sait l'inspiration "guénonienne". Ni M.Chodkiewicz, ni Ch.-A.Gilis ne sont mentionnés. Pourtant, même si certains aspects de l'étude que ce dernier a consacré aux "origines de la religion chrétienne" sont contestables, une prise de position vis à vis de celle-ci s'imposait. D'autant plus que les recherches de R.E Brown, cité par Ch.-A.Gilis, sur L'église héritée des Apôtres (Cerf,1987) et plus encore sur Antioche et Rome (Cerf, 1988) étaient susceptibles d'apporter un éclairage nouveau concernant les conflits bien réels qui existaient entre ceux parmi les apôtres qui entendaient rester intégralement fidèles à la Loi juive et ceux qui au contraire entendaient rompre avec elle sur plusieurs chapitres. Mais cela risquait peut être de compromettre la conception naïvement unitaire de "la" première Eglise que nous propose J.Borella. Or ces recherches montrent indirectement que le christianisme ne fut pas primitivement une nouvelle shariyah, compte tenu, par exemple, des liens très forts entretenus par Saint Jacques avec le judaïsme.

Mais il n'est pas nécessaire d'aller plus avant sur le plan historique dans la mesure où c'est le point de vue même de J.Borella qui fausse les réalités envisagées. Là où Guénon s'appuie essentiellement sur la Tradition primordiale, notre auteur envisage surtout les questions dans une optique théologique et apologétique, légitime mais trop restreinte. Il est d'ailleurs clair à ce sujet que J.Borella n'a pas intégré cette donnée capitale de l'enseignement de Guénon comme le prouve ses propos ironiques concernant le "centre caché" du monde (p.113). Pourtant la référence au rôle cosmique du Pôle est bien la seule qui puisse expliquer la signification des multiples adaptations traditionnelles rendues nécessaires par la marche cyclique; l'existence même d'un point de vue exotérique étant la conséquence des limitations croissantes de l'humanité au plan spirituel. Non pas tel qu'un J.Evola pouvait l'interpréter, mais au sens où l'extériorisation de la doctrine cachée demeure le seul moyen permettant à la multitude de participer au sacré. Il est ainsi curieux de constater que la christologie qui affirme la préexistence du Fils unique en l'identifiant au Verbe universel qui est Dieu, parle de Jésus comme il n'est parlé du Prophète , en Islam, que dans le domaine initiatique. Ce qui ne veut pas dire que la théologie chrétienne est ésotérique, mais qu'elle extériorise une doctrine dont les implications sont initiatiques, et vise la réalisation de l'Homme Universel. Il est probable du reste que telle était la finalité de l'Eucharistie à l'origine, avant son voilement providentiel. Ce rite proprement inouï quant à sa portée véritable explique notamment la tradition du Graal qui n'est pas réductible à ses composantes celtiques, comme le voudrait J.Borella (p.72). En fait ce voilement dont nous parlons, qui ne saurait être le fait d'une Eglise "manipulant les sacrements" (p.134) mais de l'Esprit, est rendu nécessaire de part la nature des réceptacles humains désormais amenés à recevoir le Corps divin qui, notons le, ne se manifesta dans sa réalité, lors de la Transfiguration, qu'à trois apôtres... L'existence de traditions secrètes transmises aux disciples du Christ s'explique par les mêmes raisons. Celles-ci ne pouvaient être "incompatibles avec la doctrine officielle connue de tous", ainsi que le prétend J.Borella, lorsqu'il parle de "l'ésotérisme moderne" (p.192) ! C'est en raison de la difficulté à comprendre (Saint Paul), de la raréfaction des individus qualifiés, que ces enseignements ont été maintenus secrets, c'est-à-dire préservé, dans la mesure du possible, de toute déformation. La gnose véritable peut bien attirer l'attention de l'orgueilleux (p.200), pour autant cela ne saurait modifier la nature incomparable de son contenu. Mais nous savons bien que tout savoir peut être mal utilisé. En fait ce qui semble irriter J.Borella, sans doute aussi au regard de la situation actuelle de l'ésotérisme chrétien, c'est son caractère réservé, peu accessible. Il n'empêche que ces traditions secrètes fortement dépendantes de l'angélologie, de l'apocalyptique et de la cosmologie traditionnelle d'origine juive, constituent le fondement de l'initiation christique. J.Daniélou, auquel s'oppose volontiers J.Borella, a bien montré cela de manière définitive. Un autre savant, N.Séd, que ne cite pas hélas J.Borella, affirmait d'ailleurs sur ce sujet : "l'acquisition intégrale de cette connaissance implique l'ascension vers le trône, démarche qui dépasse le point de vue humain et caractérise par excellence le point de vue initiatique de la cosmologie". Guénon lui-même, dans L'ésotérisme de Dante, écrivait déjà (p.49-50) : " le processus initiatique reproduit rigoureusement le processus cosmogonique selon l'analogie constitutive du Macrocosme et du Microcosme". C'est à dire que cet "ésotérisme cosmologique", largement sous-estimé par J.Borella, n'est pas réductible à un produit de la "culture juive dans laquelle baignait le Christ et les Apôtres" (p.196). En fait la Révélation se trouve ici ramenée à ce que peut en percevoir une théologie spéculative (p.228) au delà de laquelle J.Borella n'envisage rien. Et c'est ainsi, que tout en reprenant discrètement la perspective schuonienne, il soutient que l'Eglise "doit être légitimement considérée comme une institution initiatique" (p.226)...alors que celle-ci n'affirme rien de semblable. Elle ne serait même que cela puisqu'un peu plus loin J.Borella n'hésite pas à affirmer que "le christianisme est dépourvu d'exotérisme" (p.268) ! Autrement dit, l'intégralité du mystère serait rendu accessible à tous (p.225). L'ésotérisme étant dégradé au rang d'un simple "sens du sacré" (p.249), on est obligé de penser face à de semblables assertions, que J.Borella n'a pas franchi le seuil d'une perception étroitement théorique de la doctrine initiatique exposée par Guénon, et encore! Il se trouve en effet une remarque (p.321, n.21) qui donne bien la mesure du caractère fragmentaire de son approche, lorsqu'il estime que l'idée d'une "prise de possession effective des états spirituels", avancée par R.Guénon, parait avoir à ces yeux "quelque chose de fâcheusement propriétaire", comme si une nouvelle fois J.Borella se montrait incapable de concevoir le fait d'intégrer en soi un degré de connaissance au point de s'y identifier.

Sa promotion du "mysticisme chrétien" (XVIème s.) est une conséquence normale de sa manière de voir. Bien qu'il ne s'agisse pas pour nous de condamner quelque forme de spiritualité authentique que ce soit, ni en aucun cas, de vouloir justifier Guénon à tout prix, force est de constater que cette forme d'expérience religieuse parfaitement légitime et respectable n'a que peu de rapport avec l'expérience initiatique. Invoquer un prétendu "patronage dionysien" (p.335), à propos de Jean de la Croix où Thérèse d'Avila ne change rien. Il suffit de lire quelques lignes de la Hiérarchie céleste pour se rendre compte à quel point nous nous trouvons dans un registre - précisément cosmologique- qui est étranger aux deux mystiques espagnols. La fonction noétique du symbolisme chez Denys l'Aréopagite est sans commune mesure avec ce que l'on peut trouver chez J. de la Croix dont la poésie est fortement imprégnée d'une affectivité qu'illustrera bien l'Extase de Sainte Thérèse du Bernin ou la peinture d'un Greco. Les thèmes de la Bible sont bien présents mais ils n'ont pas le statut de symboles, curieusement confondu par D.Poirot, ocd, avec celui de métaphores! On chercherait en vain chez J. de la Croix l'équivalent de ce propos de l'Aréopagite :

C'est par des images sensibles qu'Il (le Principe Initiateur) a représenté les esprits supra-célestes, dans les compositions sacrées que nous offrent les Dits, afin de nous élever par l'entremise des sensibles, jusqu'aux intelligibles et, à partir des symboles qui figurent le sacré, jusqu'aux simples cimes des hiérarchies célestes.

De ce fait, nous n'avons rien à retrancher au chapitre de notre thèse consacré à la mystique sanjuanienne. Il est regrettable au fond qu'une étude élaborée comme celle de J.Borella se laisse gagner par un énervement - qui rappelle les colères anti-guénoniennes de F.Schuon (Dossier H) - lui faisant parler de l'initiation comme d'une "pure démiurgie technico-scientifique" au "prométhéisme foncier" (p.356, n.124) ! Dans ces conditions on ne s'étonnera plus que J.Borella mettant en cause cette fois l'autorité d'Ibn'Arabî à propos de la hiérarchie initiatique suprême, tourne en dérision l'un des mystères les plus caché de l'économie divine (p.357), jugeant à l'aune de son entendement ce qui manifestement lui échappe.

A l'inverse de ce que J.Borella cherche à démontrer dans son ouvrage,nous nous devons d'affirmer que l'œuvre de Guénon ne s'oppose nullement au christianisme. Même si son enseignement fut parfois mal utilisé par certains "guénoniens", nous voulons bien l'admettre, celui-ci demeure un guide sûr et unique dans la perspective d'une authentique réalisation spirituelle. Sur celle-ci, comme nous l'indiquions plus haut (n.12), l'obstacle majeur pour certains, réside dans le principe initiatique d'identification à un état spirituel, principe qui repose lui-même sur la doctrine de "l'Unicité de l'être" (Wahdat al-wujud). Or il va de soi que l'ignorance de cette dernière ne peut qu'entretenir un conflit renouvelé entre exotérisme et ésotérisme, dont le caractère illusoire doit être souligné.

Patrick GEAY

  

 

"Le Rite Écossais Rectifié est-il traditionnel ?" LRA N ° 8 article de Patrick Geay

 

Le statut du RER fut autrefois l’objet d’une longue controverse qui opposa, on le sait, J. Tourniac à D. Roman. Nous souhaiterions ici, non pas répéter ce qui a déjà été dit, mais approfondir l’examen des sources problématiques de ce Rite émanant principalement, sur le plan théorique, du « système » de Martinez de Pasqually.

Notre intention n’est pas, précisons le, de mettre en cause la régularité initiatique du RER, ni bien sûr ce qu’il a de commun avec les autres Rites maçonniques, pour ce qu’ils ont conservé de l’authentique tradition, mais de montrer en quoi les conceptions de Martinez, que nous estimons étrangères à celle-ci, ont engendré une sorte d’illusion quant à la valeur spirituelle réelle du RER.

Nous ne nous attarderons pas sur les remarques critiques de D. Roman concernant les innovations de Willermoz qu’il convient simplement de rappeler brièvement.

Il y avait tout d’abord le problème fameux du rejet de la filiation templière qui, lors du Convent de Wilhelmsbad, fit l’objet de commentaires et d’attitudes timorées pour le moins légères. Venait ensuite l’évocation de l’influence désastreuse du somnambulisme sur Willermoz qui suivra notamment le conseil de l’Agent (Mlle Rochette) de supprimer la référence à Tubalcaïn. Ce conseil reposait curieusement sur le fait que Tubalcaïn avait été « l’inventeur, le Père de l’art de travailler les métaux », ce qui aurait dû impliquer, en toute logique, l’exclusion du bronzier Hiram (I Roi, 7 : 13 et II Chroniques 2 :12) dont les rituels conservent pourtant le souvenir au RER...

Nous reviendrons plus loin sur d’autres difficultés relevant en particulier des Instructions secrètes pour lesquelles A. Faivre ne dissimulait pas son admiration, donnant ici un bel exemple de « l’histoire "laïque" » qu’il entend prôner, selon R. Dachez (RT, n°103/104, p.155)...

Le point sur lequel nous jugeons utile de nous arrêter à présent concerne les effets pervers des conceptions de Martinez de Pasqually sur la constitution du RER.

Plusieurs auteurs ont bien vu que ce dernier adoptait dans son Traité de la réintégration une vision très négative de la matière plus tard assimilée dans le RER « à un lieu de ténèbre ».

Bien que nous n’ayons pas à faire ici à un encratisme radical relevant du gnosticisme, nous retrouvons dans les spéculations, du reste très confuses, de Martinez et dont la provenance reste très incertaine, un ensemble de conceptions qui explique pourquoi R. Guénon pensait que l’initiation qu’avait reçue l’auteur du Traité était « limitée ».

Nous croyons même devoir ajouter que du point de vue métaphysique certaines idées de Martinez ne sont pas rigoureusement orthodoxes. Le fait de croire les êtres « libres et indépendants » (Traité, p.113) par exemple relève d’une forme de dualisme pouvant confiner au mécanisme. Plus loin, le Traité (p.117) dit clairement en ce sens que « le Créateur ne prend aucune part aux causes secondes spirituelles ». Qui plus est, (Traité, p .135), Martinez semble même borner la Toute Puissance divine puisqu’il n’est pas possible au Créateur « d’arrêter les causes secondes » !

Cette liberté totale d’Adam a d’ailleurs de curieuses conséquences, car afin de manifester « sa puissance orgueilleuse » Adam « créa une forme ténébreuse » qui dans le texte s’avère être « une femme » (Traité, p.141) ! Le nom de celle-ci « Ouva » (Traité, p.175) semble être une déformation d’Ève en hébreu (hawah). Toutefois cette conception n’apparaît nulle part dans la Cabale hébraïque.

Les expressions défavorables à l’égard de la matière apparaissent à de nombreux endroits (Traité, p.185, 189 , 191, 349, 473), « le corps de matière n’ayant aucune part à ce qui s’opère entre l’âme et l’esprit divin » (Traité, p.431), on apprend même que « sans cette prévarication première [celle des esprits pervers] il n’y aurait point eu une création matérielle temporelle, soit terrestre soit céleste » (Traité, p.505). On mesure ici l’incompatibilité qui existe de fait entre une telle vision du monde sensible et une initiation de métier pour laquelle la transformation de la matière, suivant les lois de l’harmonie, est précisément le moyen d’accès à la vie spirituelle. Toujours est-il que cette vision explique l’hostilité bien connue des fondateur du RER pour l’alchimie que l’Instruction secrète des Profes a d’ailleurs tendance à confondre avec une grossière chimie.

Les conséquences de cette tendance anti-corporelle sont considérables sur le plan initiatique, car elle neutralise, du moins pour les spéculatifs, le processus de transmutation du corps en esprit et de l’esprit en corps qui s’avère être une constante universelle des différentes voies initiatiques.

Un autre problème majeur du Traité réside dans son exclusivisme chrétien faisant de l’histoire sainte, dans une perspective plus théologique qu’ésotérique, une progression lente de la révélation culminant dans le Christ : « tous les cultes passés n’étaient que des figures de ce qu’il a fait » (p.381).

La reprise de Martinez par Willermoz est sur ce point flagrante. Nous citons ici un long passage de l’Instruction secrète des Profes :

A cette époque il existait sur la terre, comme il existe encore aujourd’hui, plusieurs espèces d’initiations des Gentils ou des Egyptiens, qui n’est qu’un criminel et monstrueux abus de la Science : et enfin l’initiation du Temple, établie par Moïse et perfectionnée par Salomon. C’est la même qui est parvenue jusqu’à nous sous le nom de Franc-maçonnerie. Elle diffère essentiellement de l’initiation chrétienne en ce qu’elle ne peut représenter que figurativement l’histoire de l’homme général et de l’univers ainsi que les rapports qui les unissent, tandis que cette dernière, beaucoup plus parfaite, présente le développement effectif des allégories et l’accomplissement réel des Mystères de la Religion primitive et universelle.

Les implications de ce texte sont redoutables. D’une part il semble ignorer, malgré une allusion finale à la Religion primitive, la véritable doctrine de l’unité des formes traditionnelles ; ensuite, il confond religion chrétienne et « initiation chrétienne » ; enfin il paraît mettre celle-ci (c’est-à-dire la religion) en deçà de la Maçonnerie, ce qui expliquerait bien des dérives allant dans le sens d’une « exotérisation », mais aussi dans le sens d’une volonté de concevoir un " grade " chevaleresque (celui de CBCS) qui se place au-delà de la Maçonnerie, en quasi rupture avec celle-ci, afin de se consacrer « à la défense de notre sainte religion chrétienne » comme le dit le Convent de Wilhelmsbad (RT, n°103/104, p.167) ! A ne pas en douter il y a là un véritable renversement de l’ordre normal des choses, pour ne pas dire plus...

Le jugement sévère de Guénon sur Willermoz paraît donc tout à fait justifié et l’admirationde Tourniac pour le RER, à l’inverse, complètement disproportionnée.

Bien d’autres anomalies auraient pu être relevées comme l’interversion des mots d’Apprenti et de Compagnon ; le sens négatif que prend le nombre cinq dans le RER etc... Autant d’éléments qui devraient permettre de réviser totalement l’idée d’une conciliation entre « l’essence du Rite Rectifié et l’universalité des principes métaphysiques exposés par Guénon ».

Précisément, comme nous l’avons vu avec le problème du statut de la "matière"  chez Martinez ce concordisme est impossible. Bien que les sources du Traité de la réintégration soient encore mal connues il est probable que l’influence d’Origène avancée par J. de Maistre soit réelle, sans être la seule. Son anti-iconisme (Ch. Schönborn, L’icône du Christ, Cerf, 1986, p.77-85) coïncide d’ailleurs assez bien avec les positions martineziennes. Il était d’ailleurs recommandé de lire, entre autres, les œuvres d’Origène dans l’Ordre des Elus Coëns...

Se pose enfin la question de l’origine véritable des pratiques instaurées par Martinez dans son groupe.

Toujours est-il que pour les différentes raisons invoquées dans ce court article, l’orthodoxie traditionnelle du RER doit très sérieusement être mis en doute, et c’est pourquoi nous craignons fortement, contrairement à ce que dit G. Sandri, que ce Rite et ses adhérents ne soient nullement qualifiés pour « corriger et redresser les abus et les relâchements qui se sont glissés dans l’Ordre des Francs-Maçons ».

Pour conclure, on peut donc légitimement s’interroger sur la fidélité du RER à l’Ecossisme jacobite primitif, dont il est issu via la Stricte Observance, et qui revendiquait notamment une « lointaine filiation avec les anciens Templiers »...

Patrick Geay

 

        

"Concilier catholicisme et maçonnerie ?" LRA N ° 8 article de Jérôme Rousse-Lacordaire

Il y a des catholiques en maçonnerie, et qui entendent rester à la fois catholiques et maçons ; on ne peut préjuger qu’ils soient tous de mauvaise foi, ou que ce soit toujours pour de mauvaises raisons. Cependant, justifier cette double appartenance, catholique et maçonnique, n’est pas chose aisée, le Saint-Siège n’ayant de cesse, depuis le début du XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, de l’interdire. Ainsi, la Declaratio de associationibus massonicis de la Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la foi, en 1983, demande aux catholiques de ne pas s’inscrire en maçonnerie, sous peine de péché grave et, par conséquent, de ne pouvoir accéder à la Sainte Communion.

Le droit de l’Église permet sans doute de faire quelques exceptions à cette disposition, nous le verrons. Cependant, la détermination de leur étendue dépendant étroitement du jugement général du Saint-Siège sur la franc-maçonnerie, et ce jugement reposant pour l’essentiel sur des motifs doctrinaux, ce sont ces derniers qu’il faut examiner prioritairement pour connaître des cas particuliers où l’appartenance d’un catholique à la franc-maçonnerie serait légitime. Ladite légitimité ne peut reposer sur une simple " fin de non-recevoir " des décisions romaines au motif que l’Église catholique, parce qu’elle est une organisation exotérique, ne pourrait pas se prononcer sur la franc-maçonnerie, organisation ésotérique, sans sortir indûment de son domaine ou, pour le moins, faire preuve d’ignorance. La thèse de l’ignorance de l’Église catholique a longtemps été soutenue, et ce, dès la première condamnation romaine. Outre le fait qu’elle est difficile à soutenir depuis que des organismes ecclésiaux dialoguent avec des maçons, il semble désormais établi que " le magistère catholique romain a identifié, avec pertinence, dès 1738, dans le modèle juridique maçonnique, le changement du monde moderne, dans sa conception de l’ordre social " – changement qui impliquait la dissolution des liens sociaux et des relations hiérarchiques entre les pouvoirs civils et le pouvoir ecclésiastique.

Quant à l’abus de pouvoir que commettrait une organisation exotérique (l’Église) en se prononçant sur une organisation ésotérique (la franc-maçonnerie), qu’il suffise de dire qu’une organisation seulement exotérique ne peut " matériellement " pas se prononcer sur l’ésotérisme, et que si elle le fait, c’est parce que " ces doctrines et ces organisations soi-disant ésotériques […ont], en réalité, cessé de l’être ; il faut qu’elles se soient extériorisées, "exotérisées" de façon ou d’autre. " Ce que l’autorité catholique condamne alors, ce n’est pas l’ésotérisme comme tel, mais une doctrine ou une pratique qui, au mieux, sont une expression publique d’un ésotérisme. Il y a lieu de souligner ici que la franc-maçonnerie a été condamnée par le Saint-Siège en 1738, c’est-à-dire après sa première extériorisation. Enfin, puisque la Déclaration de 1983 porte aussi sur la discipline des sacrements, il n’est certainement pas inutile de rappeler qu’en ce domaine l’Église est maîtresse et que nul, fût-il ésotériste, ne peut passer outre de son propre chef.

Par conséquent, en interdisant la double appartenance, le magistère romain n’outrepasse pas les limites de son domaine d’autorité. Ceci précisé, examinons maintenant les motifs explicites de cette interdiction, et leur application aux différents courants maçonniques.

L’interdiction générale de la double appartenance

C’est une déclaration de mai 1980 de la Conférence épiscopale allemande qui est la source de la Déclaration romaine de 1983. C’est elle qui, de nos jours, a posé de la manière la plus claire les fondements doctrinaux de l’interdiction de la double appartenance.

Les griefs fondamentaux du Saint-Siège

La Déclaration allemande commence par indiquer quelques " points de contact " entre la franc-maçonnerie et l’Église catholique, sur la base desquels peut s’établir une compréhension mutuelle des deux institutions : " la préoccupation humanitaire " ; " la bienfaisance " ; " la compréhension des symboles " ; l’intégrité incontestable de certaines " personnalités maçonniques " ; " la lutte contre l’idéologie matérialiste et les conséquences négatives qui en découlent pour l’humanité ".

Cependant, cette même déclaration conclut " qu’il est exclu que l’on puisse appartenir en même temps à l’Église catholique et à la franc-maçonnerie. " La raison en est que la vision maçonnique du monde est entièrement sous-tendue par " une orientation fondamentale ", le relativisme, qui, d’une part, nie toute possibilité de connaître la vérité, révélée ou non, et, d’autre part, " met en péril l’attitude du catholique par rapport à la parole et aux actes dans le domaine sacramentel et sacral de l’Église. "

De fait, les éléments que l’Église a, depuis le XVIIIe siècle, opposés à la maçonnerie sont : 1. l’absence de contrôle, du fait du secret absolu et du serment qui l’accompagne, sur ce qui dans la maçonnerie peut concerner la foi dans sa dimension à la fois objective et subjective ; 2. l’expression déiste, voire agnostique, sinon même athée, de l’adhésion à un principe idéal dont la nature est insuffisamment précisée ; 3. le relativisme qui, à la fois, fonde cette imprécision et en découle, et qui se traduit concrètement par, d’une part, une tolérance absolue vis-à-vis des idées, et, d’autre part, la présence en loge de gens de confessions religieuses différentes, voire sans confessions religieuses. Benoît xiv, dans la bulle Providas du 18 mai 1751 écrit :

[…] la première [cause de prohibition de la maçonnerie] est que, dans ces sortes de sociétés ou conventicules, des hommes de toute religion et de toute secte se réunissent : d’où l’on voit assez quel grand mal il peut en résulter pour la pureté de la religion catholique.

À ceci la Déclaration allemande ajoute : la concurrence entre l’initiation maçonnique et la transformation opérée par la grâce divine à l’œuvre dans les sacrements ; l’absolutisation de l’auto-perfectionnement de l’homme, sans la grâce ; la prise en charge de la totalité de la formation de la personne. Pourtant, aujourd’hui, la diversité de la maçonnerie et des maçons – que ce soit dans leurs attitudes à l’égard de l’Église ou dans leur compréhension d’eux-mêmes – n’échappe à personne. L’Église catholique en prend acte sans pour autant juger que cette diversité remet en cause une unité de principe de la maçonnerie.

L’unité fondamentale de la franc-maçonnerie moderne

Au fond, tous les griefs doctrinaux et moraux que l’Église catholique oppose à la franc-maçonnerie supposent que la première voit en la seconde une société dont l’objet recoupe largement le sien, et qui est la formation totale de la personne jusque dans ses dimensions spirituelles (...)

Jérôme ROUSSE-LACORDAIRE

 

 

"L'Eglise de Pierre et les Loges de Saint Jean" LRA N° 9 article de P. Geay

L’ÉGLISE DE PIERRE ET LES LOGES DE SAINT JEAN

Dans un article récent J. Rousse-Lacordaire op (LRA, n° 8, 1999) évoquait les conditions d’un rapprochement entre l’Église catholique et la Franc-Maçonnerie. Nous souhaiterions dans les lignes qui suivent revenir sur plusieurs points importants, fort justement soulevés par lui, cela afin de fixer si possible définitivement les enjeux qui, de part et d’autre, conditionnent effectivement cet accord tant espéré quoique malheureusement peu probable.

Revenons tout d'abord sur la thèse de l’ignorance comme cause de la condamnation romaine de la Franc-Maçonnerie, que J. R.-L. estime insoutenable. Nous n’insisterons pas sur la marque d’irrationalité qui caractérise l’incroyable lettre de Léon XIII (1884) «sur la secte des francs-maçons», ni sur le faux problème du «relativisme noétique» (LRA, n° 8, p. 15) qui est sensé déterminer l’essence de la F.-M. Toutefois, comment admettre que l’Église ait jugé celle-ci en connaissance de cause, c’est-à-dire à partir d’une étude approfondie de ses traditions, de son symbolisme, de ses textes fondateurs (antérieurs à 1717), de ses rituels, de son histoire, dès lors qu’elle l’accuse : de déisme, d’agnosticisme, d’athéisme et de relativisme (LRA, n° 8, p. 13) ? Car tous ces reproches ne concerne en réalité qu’une Maçonnerie désacralisée et laïcisée en totale contravension avec la véritable nature spirituelle et initiatique de l’Ordre, nettement observable à partir des Anciens devoirs maçonniques qui, du Regius au Ms Dumfries (1710) ne peuvent, en aucun cas être considérés comme la matrice d’un quelconque libéralisme intellectuel dont la source philosophique se trouve ailleurs. A la décharge de l’Église, on dira que l’attachement actuel de certains Maçons au relativisme ou à l’idée anti-métaphysique d’une vérité évolutive, est dû à l’état de dégradation de l’Ordre maçonnique en fait victime ici, tout comme l’Église d’ailleurs, de la pénétration des conceptions modernes qui provoquent sa désubstantialisation, sur le plan notamment de l’interprétation spirituelle des symboles. L’ignorance, hélas, n’est donc pas seulement du côté de l’Église ! En tout état de cause si celle-ci avait réellement engagé une enquête très étendue sur la question de l’initiation maçonnique elle se serait aperçue que rien de s’opposait à ses conceptions, mieux, elle se serait aussi rendu compte que la Maçonnerie comporte bel et bien d’assez nombreuses références au christianisme qu’elle aurait mauvaise grâce de négliger. Mais les condamnations ne parlent jamais de tout cela. On dira peut-être que l’Église n’a pas toujours eu les moyens de prendre connaissance de ces traditions, cela en raison du caractère secret de la Maçonnerie et que pour cette raison elle n’est pas en mesure de juger de leur orthodoxie (LRA, n° 8, p. 24). Mais c’est oublier qu’il fut toujours possible à l’Église de connaître, de l’intérieur, ce que fut la Maçonnerie opérative — en raison de la présence des chapelains, dont J. Rousse-Lacordaire rappelle l’existence — et ce qu’elle est devenue au XVIIIe siècle, cela tout simplement parce que la très grande quantité d’ecclésiastiques initiés dans les loges à cette époque pouvait, dès lors que leur qualité était connue de la hiérarchie, informer l’Église sur la nature véritable de la Maçonnerie quand ils la connaissait. On ajoutera à ceci qu’il n’est plus possible aujourd’hui d’ignorer que la Grande Loge des Anciens fut catholique et qu’elle servit la cause des Stuarts, ou que les opératifs publièrent en 1722 des Constitutions, dites “de Roberts”, qui débute par une prière adressée au Père Tout-Puissant du Ciel, à la Sagesse du Fils Glorieux et à la Bonté du Saint Esprit ! A cela, il serait facile d’ajouter bien d’autres éléments susceptibles de montrer, par exemple, que le Grand Architecte doit être clairement identifié au Verbe éternel, sans qui «rien ne fut» (Jn 1: 3).

Ceci posé, il faut bien dire que paradoxalement Rome pourrait voir dans ces allusions au christianisme, qui sont en fait le signe d’une très ancienne christianisation de la Maçonnerie opérative, une forme de «concurrence» (LRA, n° 8, p. 13) avec les pratiques de l’Église. Mais ce serait là se méprendre complètement. La Maçonnerie n’étant pas une religion, elle n’a pas vocation, par exemple, à veiller au salut de tout un peuple, ni de transmettre un corpus dogmatique relevant de la foi. L’initiation maçonnique, qui s’appuie sur la tradition du Métier de bâtisseur, vise un tout autre but parfaitement redéfini au XXe siècle par R. Guénon comme étant, pour l’homme, le recouvrement de son état édénique primordial. Cet objectif, symbolisé dans certains compagnonnages par la couronne de fleurs, ne saurait donc en aucun cas rivaliser avec ceux de l’Église. Le principe de leur complémentarité est du reste admis depuis fort longtemps des Maçons traditionnels dont les ancêtres ont construit les grandes cathédrales européennes !

Maintenant, si ces derniers n’ont pas à mettre en cause la vérité des dogmes chrétiens, leur perspective spirituelle ne relevant pas du domaine théologique, ils n’ont pas à soumettre leurs vues à un magistère qui ne peut s’exercer que dans le champ religieux. La référence à un ésotérisme, à une Tradition primordiale, à un symbolisme universel, sans doute gênante pour un théologien, est co-essentielle à l’initiation maçonnique et ne peut être bridé par un contrôle ecclésiastique dont les compétences ne se situent pas sur ce plan. Or ce problème de l’ésotérisme (LRA, n° 8, p. 25) représente la vraie difficulté empêchant selon nous un authentique rapprochement entre les deux institutions. La récente confusion romaine entre l’ésotérisme et la philosophie toute humaine dont parle S. Paul n’est à ce propos guère encourageante. Déjà au XVIIe siècle les rituels des Compagnons chapeliers furent condamnés par la Sorbonne — malgré leur caractère chrétien — parce que jugés sacrilèges, ainsi que le 18e degré du REAA pourrait donné l’impression de l’être !

Si donc l’Église n’est pas en mesure de reconnaître l’existence d’un ésotérisme authentique, il est clair que toute relation avec des loges attachées au contraire à celui-ci sera impossible, sachant de plus que la Maçonnerie, comme nous l’avons indiqué ailleurs (LRA, n° 8, p. 7, n. 16), puisqu’elle ne provient pas de la Révélation chrétienne, ne saurait représenter l’ésotérisme chrétien pris dans sa totalité, mais tout au plus une partie.

La question d’un rapprochement entre ces deux institutions se pose donc, selon nous, dans les termes suivants. Puisque les obédiences maçonniques ne sont pas aujourd’hui toujours capables de représenter avec rigueur la tradition véritable de l’Ordre, puisqu’elles ne sauraient en outre posséder de manière exclusive les principes d’une «idéologie normative commune» (LRA, n° 8, p. 14) effectivement inexistante, une autre solution paraît devoir être envisagée.

Ne pourrait-on pas concevoir dans un cadre totalement informel le regroupement de loges catholiques, à l’intérieur d’une “Alliance écossaise” inter-obédientielle, pouvant ainsi bénéficier collectivement de cette dérogation dont parle J. Rousse-Lacordaire (LRA, n° 8, p. 23) ? Ce type d’entente, si elle était possible, permettrait peut-être une éventuelle consolidation de la spiritualité occidentale qui, à un certain degré, pourrait même renforcer l’influence de la religion chrétienne dans une société totalement désorientée. Pour autant, il ne s’agirait pas de tomber dans les excès du Rite Ecossais Rectifié dont la tendance à l’éxotérisation christianisante de la Maçonnerie risque de dénaturer celle-ci. Ce que nous disions dans un récent article portant sur ce sujet ne doit donc pas être interprété comme un signe d’hostilité envers le caractère chrétien du RER (LRA, n° 8, p. 3-9), ainsi que l’a imaginé M. Bertrand, mais au contraire comme une volonté de bien séparer les fonctions respectives des deux institutions en présence. Car il s’agit précisément de ne pas confondre ici la vocation de la religion et de l’initiation.

Il est clair enfin qu’un tel accord nécessiterait pour être viable la rencontre de représentants connaissant parfaitement, d’un côté comme de l’autre, et les traditions maçonniques les plus pures et les traditions catholiques les plus pures. Il est seulement presque certain, répétons-le, que la question capitale de l’ésotérisme — mais aussi de la légitimité de l’initiation —, devrait au préalable être à nouveau considérée par l’Église en souhaitant qu’il ne soit pas d’emblée associé aux formes antiques hétérodoxes de dualisme !

Il existe bien en fait une orthodoxie ésotérique, qui bien qu’elle ne puisse être complètement formulée à l’avance de manière figée, relève néanmoins, par delà tout subjectivisme, d’un authentique Magistère, secret et caché, véritable Recteur de la divine Science.

Patrick Geay

 

 

Islam

 

"L'illumination d'Al Dabbagh"LRA N° 5 article de E.Aoun et P.Parois

L’ILLUMINATION D’ABD AL-AZIZ AL-DABBAGH

Si depuis quelques décennies déjà, l’œuvre et la vie d’Ibn Arabî sont connus de nous à travers de nombreuses traductions et études, il n’en est pas de même pour un grand nombre d’autres saints en Islam, qui sans prétendre au rayonnement du plus grand des Maîtres (Shaykh al-Akbar), peuvent cependant apporter un témoignage capital sur des points aussi délicats que fondamentaux. C’est ce que nous allons tenter de montrer avec la traduction d’extraits du Kitâb al-ibrîz, livre écrit par Ahmed Ben Moubarak sous la dictée d’Abd al-Azîz al-Dabbâgh . Ce dernier, qui vécut au Maroc au XVIIIème siècle, fut un soufi de grand renom ; il était analphabète. Les deux points qui vont nous retenir sont : tout d’abord l’extraordinaire expérience de son illumination (fath) et le récit qu’il en fait, et ensuite sa vision de la hiérarchie initiatique et sa description du Conseil des Saints.Avant de donner cette traduction, nous allons faire un bref résumé de la période qui précéda la naissance de Abd al-Azîz al-Dabbâgh, ce qui nous permettra de mieux comprendre la suite.

Le maître Arabi Fishtali était un wali, et donc en tant que tel, il appartenait à la communauté des awliya de Dieu. Il se trouve qu’il avait une nièce appelée Fahra dont le père vint à mourir. La mère de celle-ci, s’étant remariée et ayant quitté la ville, c’est donc lui qui se chargea de son éducation, avec beaucoup d’amour et de tendresse. Comme il était un wali et un faquih (juriste), il enseignait les sciences, et beaucoup d’élèves lui rendaient visite. Parmi ceux-ci, l’un se nommait Abou Massoud al-Dabbâgh .Un jour, Arabi Fishtali le convoqua et lui dit : " je voudrais te donner ma nièce pour épouse ! " Arabi Fishtali avait un tel prestige qu’Abou Massoud accepta sur le champ. De plus, Arabi lui assura qu’il s’occuperait de tous les frais occasionnés par le mariage ; mais même après ce dernier, il continua de subvenir aux besoins du couple jusqu’à sa mort. Il leur annonça un jour qu’ils auraient un fils du nom de Abd al-Azîz et qu’il aurait une place importante dans la wâlaya. Ben Moubarak, sous la dictée de d’Abd al-Azîz, écrit alors : " j’ai entendu ma mère dire  que le maître Fishtali avait déclaré un jour : j’ai vu le Prophète, que Dieu le bénisse , qui a proclamé qu’il naîtrait un grand wali de ma nièce. Je lui ai alors demandé qui serait le père et il m’a répondu Abou Massoud al-Dabbâgh. " Le choix du maître correspondait donc à la volonté divine et à elle seule. Le maître Arabi Fishtali aurait voulu être présent à la naissance d’Abd al-Azîz, mais malheureusement il mourut suite à une épidémie qui sévit en 1090 de l’hégire. Peu avant sa mort, il demanda à voir Abou Massoud et son épouse, qui se rendirent à son chevet. Il leur confia alors en dépôt, et destiné au nouveau né, un paquet contenant une calotte et des chaussures. Abd al-Azîz, continue ensuite : " A l’occasion de mon premier jeûne de Ramadan ma mère m’a appelé et m’a remis le paquet en m’expliquant sa provenance. Quand je mis la calotte sur ma tête et les chaussures à mes pieds, il m’est alors arrivé une chaleur extraordinaire dans tout le corps, jusqu’à ce que mes yeux se mettent à pleurer abondamment. J’ai compris que c’était un signe que le maître Arabi Fishtali avait voulu m’adresser(…). Je n’ai pas connu ce maître, mais j’ai beaucoup entendu les gens en parler, en disant qu’il était particulièrement bon, très pieux, et qu’il pratiquait l’ascèse. "

A ce stade du Kitâb al-ibrîz, il y a plusieurs récits attestant de la sainteté absolue de Fishtali et de son appartenance à la wâlaya, bien qu’il n’ait jamais dévoilé sa qualité de wali, qui devait rester secrète, comme se fut le cas pour tous les awliya.

La manière dont l’illumination lui est parvenue

" Depuis que je porte les vêtements que mon maître Fishtali m’a confié, j’ai compris son message, et Dieu a fait naître en moi la recherche de la servitude absolue. J’ai voulu l’atteindre par tous les moyens. Alors je me suis mis à chercher des personnes connues ou simplement soupçonnées pour leur appartenance à la wâlaya…Je n’ai pas ménagé mes efforts pour atteindre ce but. Chaque fois que je rencontrais un maître, je ne le quittais jamais avant d’être convaincu qu’il n’était pas un véritable wali. Ma recherche a ainsi duré, de l’âge de 9 ans jusqu’à l’âge de 21ans. A un certain moment, j’avais pour habitude d’aller tous les vendredis soir dans la sépulture du wali Ali Ben Hirzum et je lisais la prière avec toutes les personnes présentes et ce jusqu’à l’aube. Un vendredi après avoir terminé la prière comme à l’accoutumée, je suis sorti aux premières lueurs du jour et j’ai vu un homme assis par terre. Je m’approchais de lui et il commença à me parler de certaines choses me concernant, qui m’étaient très personnelles et que moi seul pouvais connaître ; là, j’ai eu l’impression que j’étais en face d’un vrai wali, un connaisseur de Dieu ! Je lui demandai avec insistance de m’enseigner l’essence de la parole (kalam), ou théologie dogmatique, et le dikr (répétition et invocation inlassable du nom de Dieu) ; il a bien sûr refusé ; mais devant mon entêtement et ma détermination, il a finalement accepté de me donner son enseignement secret, à condition de promettre de ne jamais m’arrêter, ce que je lui promis aussitôt. Alors il me dit que je devais répéter ce dikr tous les jours sept mille fois :" mon Dieu, par le Prophète Muhammad, fais que je puisse rencontrer notre seigneur Muhammad durant cette vie, et avant ma mort !" . Quand il repartit, un des croyants présent, Omar ben Hawari, qui était aussi un maître, me rejoignit et me dit : "sais-tu qui est l’homme qui t’a enseigné le dikr ?"

- c’est notre maître El Khidr, la paix soit sur lui ! 

Au début ce dikr me pesa beaucoup, la première journée je ne le terminais que la nuit venue. De jour en jour il s’allégea et je le terminais au coucher du soleil ; puis il s’allégea encore, et je le finis au petit matin. Je suis resté avec mon maître Omar, je l’accompagnais partout ou il allait, je l’aimais et lui aussi m’aimait. J’ai suivi son enseignement et il m’a révélé juste avant sa mort, que son maître était le wali Arabi al-Fishtali . C’est grâce au maître Omar que j’ai pu apprendre presque tout l’enseignement et les secrets du wali Fishtali, et jamais je ne pourrais assez le remercier. C’est après mon illumination que je me suis rendu compte de cela. Trois jours après la mort du maître Omar, j’ai reçu l’illumination (al-fath) et Dieu m’a fait connaître les réalités de mon âme. Cela s’est passé le jeudi 8 de Rajb (7e mois de l’année lunaire), en 1125 de l’hégire ; ma femme m’a envoyé chercher de l’huile chez Ali Ben Hirzum pour frire le poisson ; en route, j’eus soudain la chair de poule, accompagnée d’un grand frisson et ma peau fourmillait de partout. Cet état allait en s’accentuant, jusqu’à mon arrivée au cimetière. Mes symptômes augmentaient d’une façon impressionnante ; ma poitrine tremblait tellement fort que ma clavicule tapait sur ma barbe. Je me suis dit que c’était sûrement la fin. Ensuite, il est sorti de mon corps une vapeur ressemblant à celle du bouillon de couscous . Mon être commençait à s’allonger pour devenir le plus grand des grands. Alors, les choses se découvraient à moi, et apparaissaient comme si je les tenaient dans mes mains. Alors, j’ai vu toutes les villes, tous les villages et tous les quartiers, et tout ce qui est sur la terre. J’ai même vu la chrétienne allaiter son fils. J’ai vu également toutes les mers et les terres avec tout ce qu’ils peuvent contenir d’hommes et d’animaux. J’ai vu le ciel comme si j’étais au dessus, et je voyais ce qu’il contenait, et alors j’ai perçu une forte lumière ressemblant à un éclair, mais qui arrivait de toutes les directions : au dessus et en dessous de moi, à ma droite ainsi qu’à ma gauche, devant et derrière moi. Un grand froid m’envahit, j’ai cru que j’étais mort. Je me suis protégé de cette lumière en mettant mes mains sur mon visage ; et là, tout mon corps, ainsi que tous mes membres sont devenus " œil " : mes yeux , ma tête, mes pieds, tous mes membres avaient la faculté de voir. J’ai regardé mes habits et j’ai vu qu’ils ne pouvaient cacher mon corps et empêcher cette vision ; le fait de mettre mes mains sur mes yeux n’affectait pas non plus cette faculté. Une heure après, je suis redevenu normal. J’étais dans un état de grande faiblesse, incapable de continuer à marcher pour finir ma course ; je me suis mis à pleurer et je rebroussais chemin sans achever mon parcours ; Dans les premiers temps, ce phénomène extraordinaire recommença et cessa toutes les heures, et à force, il fit partie de moi-même. Plus tard, il ne s’arrêta qu’une heure le jour et une heure la nuit ; il arriva un moment où il devint continu. Après ma nuit de fath, j’allais visiter le wali Idriss ; j’ai vu chez lui un faquih (juriste), le hadj Ahmed Jurnadi qui est l’imam d’Idriss, qui est aussi un arif (savant , gnostique) ; je lui ai raconté tout ce qui m’était arrivé. Il m’a demandé de répéter cela encore une fois, quand j’eus fini, il m’a regardé en pleurant et m’a dit : cela fait 400 années qu’on a pas vu un tel phénomène ! Il m’a donné beaucoup d’argent, et m’a fait promettre de venir le voir lorsque je serai dans le besoin ; et s’il lui arrivait malheur, il faudrait que j’aille voir un certain Abd Allâh al-Tawdi. Après sa mort, je fis ce qu’il m’avait dit, et je partis à la rencontre d’Abd Allâh, qui était un saint, et qui par sa qualité de wali devina le jour de mon arrivée, ainsi que le but de ma visite. Il resta avec moi, me guidant et me conseillant, afin d’éliminer la peurque j’avais en moi. Au troisième jour de ‘id (Fête, jour anniversaire du Prophète), j’eus une révélation, je vis notre seigneur Muhammad, et mon maître me dit : }  avant ce jour, j’avais peur qu’il ne t’arrive quelque chose, maintenant que Dieu t’a fait rencontrer le Prophète, mon cœur est en paix et mon esprit est serein, je peux rentrer chez moi. ~ C’est là que j’ai su, que tant que je n’avais pas rencontré le Prophète après mon fath, les ténèbres pouvaient interrompre ce phénomène ; c’est pour cela qu’il était rester auprès de moi, pour me protéger. A ce moment, j’ai réalisé le chemin parcouru, les efforts dépensés pour respecter les règles établies pour toutes les situations, l’une menant à la suivante, jusqu’à aboutir à la  servitude absolue . "

Dans une autre partie du Kitâb al-ibrîz, la description du fath (ce mot qu’on a traduit par illumination peut également vouloir dire ouverture, dans le sens ouvrir violemment ou transpercer) devient plus précise et obéit à un ordre chronologique (p.354) . Il dit en effet : " Sachez que si Dieu veut donner à un serviteur l’une des lumières de la vérité (hacq), elle pénètre son essence (dhat) de tous les cotés en transperçant la peau jusqu’aux os. La souffrance qui s’en suit est semblable à l’ivresse de la mort. Cette formidable lumière a pour but de révéler tous les secrets concernant les créatures et les objets. Ainsi, s’il veut lui montrer les créatures humaines, la lumière lui révélera les secrets de leur création. Il en sera de même pour les animaux et les végétaux. Et avant chaque vision, il souffrira physique ment de la même manière. La rencontre avec le Prophète se fera quand l’élu aura la vision de son essence noble (dhat alcharifa), pour cela il faudra plus de cent mille rayons de lumière pour faire disparaître toutes les qualités obscures. Par exemple pour obtenir la patience (sabr), la lumière transperçante fera disparaître l’angoisse et l’anxiété. Pour obtenir la clémence, il éliminera la sévérité , et ainsi de suite, jusqu’à disparition de toutes les mauvaises qualités. De cette façon, l’élu verra son soi noble, car il aura traversé un nombre très important de stations (maquamat).C’est à ce moment qu’il est prêt à rencontrer notre seigneur Al Rasûl Muhammad. "

Le Conseil des Saints ou le Diwan des pieux

Il nous a semblé intéressant de traduire un passage du Kitab al-ibrîz(ch.4, p.326) relatif à ce sujet à cause de l’étonnante précision topographique qu’il comporte, comme l’a souligné Michel Chodkiewicz dans son livre cité plus haut  (...)

Elie AOUN et Philippe PAROIS

 

 

"René Guénon et Al-Khidr"LRA N° 7 article de Frédéric Tessier.

René Guénon et " Al-Khidr "

C’est Michel Vâlsan (shaykh Mustafa Abd-al-‘Aziz) qui, le premier en France, apporta dans les milieux traditionnels un éclairage décisif sur la question des " quatre piliers ", dans une perspective générale qui était celle annoncée par Ivan Aguéli (shaykh ‘Abdul-Hâdi) et plus essentiellement par René Guénon (shaykh Abd-al-Wahed), eu égard à la fonction exercée par ce dernier en direction de la Modernité occidentale. Dans une suite d’articles parus dans les Etudes Traditionnelles en 1953, portant sur " Les hauts grades de l’Ecossisme et la réalisation descendante " et " L’investiture du cheikh el-Akbar au Centre suprême ", M.Vâlsan reprenait la classification akbarienne (Futûhat, ch.73) des " Piliers " (al-Awtâd) de la Tradition Pure (ad-Dînn-l-Hanîfî), comprenant le " Pôle " (Qutb), ses deux Imâms et une quatrième figure, et symboliquement positionnés aux quatre points cardinaux, à l’image des quatre Arkân (angles, ou appuis) soutenant le Temple Primordial, dont la Kaabah à La Mecque est la représentation. " Ces Awtâd, précisait M.Vâlsan, sont les " vicaires " (nuwwâbi, sing. Nâib) des quatre prophètes que la tradition islamique générale reconnaît comme n’ayant pas été atteints par la mort corporelle : Idrîs (Enoch), Ilyâs (Elie), Aïssa (Jésus) et Khidr ", incarnant les attributs du " Verbe Universel résidant au centre du Monde humain ".

Dans cette optique, nous posons ici l question du rapport entre R.Guénon et Al-Khidr, nous inscrivant dans la ligne éditoriale de la Règle d’Abraham, qui soulignait l’importance des concordances révélées par le shaykh Abd-al-Wahed, entre l’Islam, le Christianisme et la Maçonnerie, démonstration présente en filigrane de l’ensemble de son œuvre de restauration, en Occident, des assises doctrinales d’une tradition initiatique authentique et régulière. La difficulté de cette question est, comme pour tout ce qui concerne les degrés supérieurs de la hiérarchie spirituelle, accrue par le fait, pour reprendre les termes de M.Chodkiewicz, que nous sommes confrontés " à l’expérience d’une certitude fondée sur la vision directe et l’expérience intime ", plus qu’à une construction théorique définitive. Nous sommes donc tenus de procéder à un recoupement d’indices qui, pour le sujet qui nous concerne, sont à mettre en parallèle avec les caractéristiques propres à la fonction initiatique d’Al-Khidr.

Le parcours du peintre suédois Ivan Aguéli (1869-1917) nous permet de situer R.Guénon dans une certaine filiation spirituelle. Le rattachement d’Aguéli à l’Islam répond à une double logique :

En 1863, celui-ci reçoit la vision du shaykh Ibn ‘Arabî, celle du shaykh Abd-el-Rahman Illaysh (qu’il révèle dans une lettre du 29 juillet 1907) et la révélation de la " Science des Lettres ". Nous sommes là dans la logique du rattachement à un " Maître invisible ", selon une modalité initiatique conforme à l’état d’Uwaysy (ou Owaysi, selon la transcription d’Henry Corbin). Dans ses " Pages dédiées à Mercure ", Aguéli mentionne les " deux chaînes initiatiques " : celle qui " se communique dans des Sanctuaires établis et connus, sous la direction d’un Sheikh (Gourou) vivant, autorisé, possédant les clefs du mystère ", et celle qu’il indique comme étant " l’instruction dominicale et seigneuriale ", ou " l’initiation marienne ", en précisant qu’" il y a toujours un Maître, mais il peut être absent, inconnu, même décédé il y a plusieurs siècles ". Dans une note accompagnant la réédition partielle de cet article dans le numéro d’août 1946 des Etudes Traditionnelles, R.Guénon soulignera à propos de ce dernier type de rattachement :

- " qu’il ne s’agit aucunement ici de quelque chose qui puisse être assimilé à une voie " mystique ", ce qui serait manifestement contradictoire avec l’affirmation de l’existence d’une " chaîne initiatique " réelle dans ce cas aussi bien que dans celui qu’on peut considérer comme normal " ;

- dans le Tasawwuf, " ce dont il s’agit relève de la voie des Afrâd, dont le Maître est Seyidna El-Khidr, et qui est en-dehors de ce qu’on pourrait appeler la juridiction du Pôle (El-Qutb), qui comprend seulement les voies régulières de l’initiation ".

Quant à la seconde étape de l’initiation d’Aguéli(probablement autour des années 1897-1898), elle se conforme précisément à des modalités plus communes, qui indiquent proprement une " régularisation " de son premier rattachement akbarien par le shaykh Illaysh, dont il avait reçu la vision.

R.Guénon soulignera constamment la rareté de cette transmission de l’influence spirituelle par l’intervention d’Al-Khidr, précisant dans la même note qu’" on ne saurait trop insister d’ailleurs sur le fait que ce ne sont là que des cas très exceptionnels (…) et qu’ils ne se produisent que dans des circonstances rendant la transmission normale impossible, par exemple en l’absence de toute organisation initiatique régulièrement constituée ", ou encore, pourrions-nous rajouter, dans le cas où une organisation initiatique existante ne disposerait plus de l’effectivité de sa transmission spirituelle. Dans une lettre en date du 31 janvier 1938, adressée à A.K.Coomaraswamy, il indiquait déjà que " la question des individus exceptionnels se trouvant dans un milieu où il n’y a plus d’initiation est effectivement embarrassante à certains égards ; il peut, dans certains cas tout au moins, arriver qu’il soit remédié à cette situation par des circonstances également exceptionnelles [le terme est ici récurent] ; mais la vérité est que ceci ne relève pas de la juridiction du Qutb, mais de ce qui est représenté par la fonction d’El Khidr, en tant que maître des Afrâd ".

Compte tenu de son positionnement, lui-même exceptionnel, au sein du Tasawwuf, et du fait qu’il reçut la barakah akbarienne – dans sa modalité shadhilite – du shaykh Illaysh, par son Moqqadem ‘Abdul-Hâdi (Ivan Aguéli), se pose la question de la nature d’un tel rattachement, lié aux impératifs de sa fonction. La question est d’autant plus troublante, que R.Guénon écrivait lui-même du Caire à A.K.Coomaraswamy : " Votre étude sur Kwajâ Khadir (ici, nous disons Seyidna El-khidr) est très intéressante, et les rapprochements que vous y avez signalés sont tout à fait justes au point de vue symbolique ; mais ce que je puis vous assurer, c’est qu’il y a là-dedans bien autre chose encore de simples légendes. J’aurais beaucoup de choses à dire là-dessus, mais il est douteux que je les écrive jamais, car, en fait, ce sujet est de ceux qui me touchent un peu trop directement… " (5 novembre 1936).

A propos d’un projet d’article sur le même thème pour les Etudes Traditionnelles, il indiquait que " si cela était possible, j’en serais d’autant plus heureux que, de divers côtés, on réclame depuis longtemps déjà quelque chose à ce sujet, mais que pour bien des raisons, je préfèrerais qu’il soit traité par quelqu’un d’autre que moi… " (6 Janvier 1938).

Le sens de la fonction initiatique d’Al-Khidr est ici à préciser, dans la mesure où, à défaut de répondre définitivement à la question posée, il nous permet quelques rapprochements saisissants.

Al-Khidr, le " Verdoyant ", est le " Serviteur de Dieu " de la Sourate de la Caverne (al-Khaf, XVIII, versets 59-81), dont Moïse désire le compagnonnage spirituel et l’enseignement du " droit chemin " (rushd) pour lesquels il se soumettra – et échouera – à trois épreuves méritoires ; échec consécutif à son impatience face au comportement singulier d’Al-Khidr – comportement en réalité conforme à l’état de ceux qui, étant gouvernés par al-fard (le " Sans-Pareil "), accèdent à une science reçue d’Allah lui-même, et subissent le blâme du point de vue légal – Cette séquence intègre une série de trois récits dont Louis Massignon relevait l’unité thématique, exprimée sur un mode apocalyptique et eschatologique : les " Dormants de la Caverne " ; la parabole des " deux jardins " ; le " Bicornu " - Alexandre (Dhû-l-qarnayn) et Gog et Magog.

Al-Khidr fait partie de la catégorie des " esseulés ", qui constituent le plus haut degré de la réalisation spirituelle et demeurent dans la " station de la proximité " (maqâm al-qurba) : " cette station (…) est celle des rapprochés et des " esseulés " (afrâd), écrit Ibn ‘Arabî. Dans cette station l’être humain rejoint le Plérôme suprême, et ceux qui doivent en être gratifiés reçoivent l’élection divine. La station relève de l’acquisition, bien qu’elle puisse aussi être obtenue par élection, c’est pourquoi on dit de la mission de l’envoyé (risâla) qu’elle est une élection pure ". De fait, Ibn ‘Arabî distingue-t-il la Prophétie légiférante (nubuwwat al-tasri), de la prophétie générale et universelle (al-nubuwwat al-‘amma) à laquelle participent les saints en tant qu’" héritiers des prophètes " (waratat al-anbiya’). La classification akbarienne résout ainsi la question du statut d’Al-Khidr, en l’intégrant dans une " sainteté prophétique ", dégagée de la sphère législative, sa spécificité résidant dans la nature de la connaissance qu’il a acquise, nous l’avons vu, de Dieu lui-même. Il est celui qui s’est abreuvé à la source de vie, et que l’iconographie musulmane ou hindoue, comme l’indiquait Louis Charbonneau-Lassay, représente " sous la figure d’un homme âgé, vêtu d’un manteau vert et porté sur l’eau par un poisson, qui le véhicule ainsi sur le fleuve de la vie ".

Cette double figuration symbolique témoigne à la fois de la nature et de la fonction d’Al-Khidr : " verdoyant " et immortel, il est, dans le domaine shî‘ite, l’espérance de l’" Imâm caché ", résidant " dans l’Ile Verte, au centre de la Mer de Blancheur ". Dans une emblématique similaire, le cycle du Graal évoque la coupe taillée dans une émeraude tombée du front de Lucifer lors de sa chute, et que R.Guénon compare à l’Urnâ, la perle frontale du troisième œil de Shiva, symbole du " sens de l’éternité ", ou encore à la coupe sacrificielle contenant le Soma védique, " breuvage d’immortalité ". Sohrawardî faisait par ailleurs aboutir son Récit de l’exil occidental au pied du Rocher d’émeraude situé au sommet de la montagne de Qâf, la montagne cosmique que peut atteindre, dans d’autres récits du même corpus persan, celui qui " chausse les sandales de Khezr ". Quant au port du manteau, il évoque naturellement la khirqa (le " froc ", ou manteau initiatique), dont la remise constitue un rite d’investiture. C’est ainsi que ‘Alî ibn Jâmi avait reçu l’investiture de la khirqa des mains d’Al-Khidr, avant de la transmettre à Ibn ‘Arabî suivant le même cérémonial, au cours de l’année hégirienne 601 (1204).

Al-Khidr est ainsi l’archétype de l’initiateur errant : présent dans le corpus hagiographique, maître sans disciples, il fait don aux élus de Dieu de son assistance spirituelle dans l’acquisition du ‘ilm lâdunî – cette connaissance " émanant de Dieu ", selon le lexique coranique – et les abreuve à la " Source de vie " (‘ayn al-huyât) qui confère l’immortalité. La notion de " guidance spirituelle " est ici conforme au statut des afrâd, dont le rôle " n’est pas d’assurer la tarbiyya, l’instruction initiatique des novices, mais se borne à la nasîha – au conseil. Ils répandent autour d’eux la science, sans revendiquer de magistère ni imposer une discipline, comme un don qui peut être accepté ou refusé ".

Dans un récent article, Hassan Elboudrari précise en outre qu’Al-Khidr dévoile des invocations et des oraisons " à la particulière efficience (…) et qui fonctionnent – l’hagiographie l’illustre abondamment – comme des moyens quasi magiques d’action sur le monde ". Cet aspect d’une action sur le monde est renforcé par sa " trans-historicité " et son " ubiquité ", n’empêchant pas un mode de présence corporel de cette figure métaphysique immémoriale : " Khadir, précise encore H.Elboudrari, est présent cycliquement dans tous les lieux et moments symboliques de l’islam (les vendredis, à La Mecque, à Jérusalem comme en de nombreux maqâm où il fait " station "), notamment pour, en compagnie des Abdâl (" saints apotropéens "), participer à la répartition des " destinées " humaines (arzâq). Il est aussi supposé être présent à la fin des temps où, à la tête des troupes du Mahdî (le " Messie "), il combattra l’infamie du Dajjâl (l’Antéchrist) ".

La gestion – ou le gouvernement – ésotérique des affaires du monde (le Tasarruf) relève des attributions des afrâd – dans la mesure où leur rôle est celui de " conseil " (nasîha) – et globalement, de la prophétie " générale ", domaines qui peuvent coïncider avec l’exercice d’une fonction de redressement doctrinal. Dès lors, une intervention exceptionnelle de la figure d’Al-Khidr, permettant un rattachement direct à une chaîne initiatique et l’accès à une voie de réalisation effective, devient-elle envisageable lorsque certaines conditions défavorables le nécessitent. Cette possibilité, dans la sphère occidentale, s’exprime dans une relation du Centre spirituelle suprême avec les centres " mineurs ", ne disposant plus que d’une transmission de caractère " cosmologique ", donc liée aux seuls " petits mystères ", et placés sous la juridiction de centres intermédiaires. C’est la distinction que M.Vâlsan, dans la série d’articles cités, opérait, sur le plan de la réalisation spirituelle, entre l’" homme transcendant " (le çûfî, qui accède aux " grands mystères ") et l’" homme véritable " (ou Rose-Croix). Il précisait alors que " dans l’ésotérisme islamique, et selon sa " perspective " propre, il est dit que le Qutb accorde son secours providentiel non seulement aux Musulmans, mais encore aux Chrétiens et aux Juifs, et ceci est à mettre, peut-être, de toutes façons, en rapport avec le rôle général de la tradition islamique comme intermédiaire entre l’Orient et l’Occident (…) ".

Exprimant une possibilité de redressement partiel d’une " intellectualité " dans le contexte de l’" Age sombre " - le Kali Yuga de l’actuel cycle de l’humanité – ce rôle fut précisément exercé par l’entremise de R.Guénon. Ses mises au point doctrinales, référées – en particulier dans le domaine métaphysique – au Vedânta, puisent ainsi à la source de la Tradition primordiale, avant de s’exprimer dans le cadre prophétique du sceau de la Religion d’Abraham. Il est d’ailleurs intéressant de constater que l’Inde et l’Islam partagent – même sur des modes de présence et d’interprétation différents – la figure symbolique de Kwajâ Khadir/Al-Khidr, dont nous pressentons l’importance dans l’" intervention " de R.Guénon.

Frédéric TESSIER

 

 

Maçonnerie

 

"Critique de l'ouvrage de D.Stevenson :Les Origines de la Franc-Maçonnerie. Le siècle écossais 1590-1710" LRA N° 2 article de Patrick Geay

HISTOIRE MACONNIQUE ET CRISE DE L'INTERPRETATION AUTOUR DE DAVID STEVENSON

Depuis une trentaine d'années, s'est développé dans les pays anglo-saxons un courant d'études historique qui envisage les origines de la Franc-Maçonnerie contemporaine en écartant rigoureusement toute filiation entre celle-ci et les anciens Maçons du Moyen Age. Cette école qui se présente, non sans présomption, comme la seule valable, qualifie volontiers les approches qui lui sont contraires de "non-authentiques". De ce fait, l'idée d'une continuité entre opératifs et spéculatifs se trouve délibérément rejetée et condamnée par elle.( voir le compte-rendu du livre de John Hamill, The Craft. A history of english freemasonry, Londres, 1986, par A.Bernheim dans, Villard de Honnecourt, n°14, 1987.) Les partisans de cette tendance s'appuient en particulier sur les travaux d'Eric Ward et surtout, comme nous allons le voir, de David Stevenson. Plusieurs publications récentes se réclamant explicitement de ce dernier permettent aujourd'hui de mieux cerner les conséquences de cette hypothèse dont on ne semble pas avoir mesuré le caractère pernicieux. Avant de rappeler les principales conclusions de ses travaux, précisons que pour cette école "scientifique", même les récits des Old Charges que reformula Anderson dans ses Constitutions concernant l'origine adamique et salomonienne de la Maçonnerie sont estimés sans fondement... L'idée maîtresse de Stevenson consiste pour une large part à croire en l'apparition soudaine de la Franc-Maçonnerie dans l'Ecosse du début du XVIIème siècle(D.Stevenson, Les origines de la Franc-Maçonnerie. Le siècle écossais 1590-1710,Teletes,1993.) Moins radical toutefois que certains de ses lecteurs, celui-ci estime que la pensée de la Renaissance s'est "greffée" sur une structure légendaire et rituelle relevant des loges médiévales qui, de ce fait, préexistaient. Pour Stevenson, les liens avec les bâtisseurs de cathédrales ne sont donc pas "proprement nominaux" ou "allégoriques" comme l'affirme à tort R.Dachez, pourtant disciple de l'historien (R.Dachez,"La naissance de la Maçonnerie spéculative : hypothèses et problèmes", Points de vue initiatiques, n°100, p.9, 1995-1996). Les secrets des tailleurs de pierre auraient bien plutôt intrigué certaines personnes étrangères au Métier au point de vouloir entrer dans les loges opératives (D.Stevenson, op.cit., p.17-18). A ce sujet, la position de Stevenson n'est en fait pas très éloignée de la théorie de la "transition"(celle-ci consiste à affirmer l'idée d'une totale continuité entre spéculatifs et opératifs en admettant l'existence d'une période intermédiaire durant laquelle des non-maçons furent initiés dans les anciennes loges.) que méprise de son coté R.Dachez (art.cit., p.59). Il admet nettement la présence d'une connaissance secrète chez les hommes de métiers, à laquelle le Regius fait du reste allusion.(Voir la traduction qu'en donne E.Mazet dans Villard de Honnecourt, n°6, 1983). En revanche, là où Stevenson instaure la théorie de la discontinuité, c'est lorsqu'il affirme que sous l'influence de W.Schaw (1598) un nouveau type de loges auraient été crées dans lesquelles certaines pratiques rituelles qui n'existaient pas auparavant furent progressivement élaborées. Et selon lui, l'apparition du "Mot de Maçon" serait une illustration de ce processus évolutif. Il s'agit donc ici de supposer, suivant une méthodologie historique passablement réductrice que les choses n'ont de réalité que lorsqu'on en découvre la trace et surtout, qu'elle ne commencent d'être qu'à l'époque où un document en fait mention pour la première fois. Stevenson va même jusqu'à dire, concernant les marques de Maçons, que "rien ne prouve qu'au XVIIème siècle une signification symbolique leur était attribuée", alors qu'il est bien établi que, de tous temps, ces Marques possédaient bien un sens ésotérique souvent très complexe, relié à l'art du Trait.(F.Rziha, Etudes sur les marques des tailleurs de pierre, n.1 de M.Rosamondi, Tredaniel/La Nef de Salomon, 1993) (.................)

 

"Hiram et le Graal" LRA N° 4 article de Patrick Geay

HIRAM ET LE GRAAL

Un grand nombre d'auteurs ont affirmé avec une certaine insistance que la légende d'Hiram fut élaborée tardivement au sein de la Maçonnerie, tout comme le grade de maître dont cette légende est le noyau. Or, il est significatif que dans toute son œuvre R.Guénon n'a jamais soutenu une telle opinion, bien au contraire! Dans le compte rendu qu'il fit en 1947 d'un article de J.Corneloup, Guénon écrivait : " Nous nous demandons comment on peut dire qu'Hiram est extérieur à la Maçonnerie opérative qui l'a emprunté à une douteuse légende hébraïque, voilà une assertion bien contestable et qui aurait en tout cas grand besoin d'être expliquée"( Etudes sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonage , Éditions Traditionnelles,1981, t.II,p.140 ). Ailleurs, il compara même le meurtre d'Hiram à celui d'Osiris, suivant un usage fréquent, sans visiblement remettre en cause la légitimité traditionnelle de la légende d'Hiram.( Symboles fondamentaux de la science sacrée , Gallimard, 1982, p.302 .). Enfin, nous avons rappelé dans notre ouvrage sur le Temple maçonnique, une analogie signalée par Guénon entre les structures des deux noms Hermès et Hiram (HRM), ce qui pouvait laisser supposer une parenté symbolique et fonctionnelle entre ces derniers.( Formes traditionnelles et cycles cosmiques ,Gallimard, 1970, p.129 ). On ne peut donc qu'être surpris de voir que même un Maçon tel que Denys Roman, sans doute bien intentionné mais néanmoins déstabilisé par les arguties de Jean Palou, ait pu penser que la légende d'Hiram se soit introduite dans les rituels sous l'influence néfaste d'Anderson.( D.Roman, René Guénon et les destins de la Franc-Maçonnerie , Ed.de l'Oeuvre,1982, p.83). Si du reste il en avait été ainsi, on voit mal comment les "Modernes" auraient pu imposer aux "Anciens" le récit du meurtre d'Hiram si celui-ci n'avait pas été traditionnel. Or il n'y a eu, à notre connaissance, aucune discussion sur ce sujet qui se serait ajouté aux différents bien connus ayant opposé à l'époque les deux grandes Loges Anglaises au moins jusqu'à l'acte d'union en 1813. Cela dit, le rôle central d'Hiram au grade de maître ou dans la Royal Arch n'est pas ce qui retiendra directement notre attention ici. Nous chercherons plutôt à suggérer l'existence de certaines similitudes frappantes entre la légende d'Hiram et plusieurs données mythologiques relatives aux sources indo-européennes du cycle du Graal. Mais avant d'aller plus loin dans ce sens, nous souhaiterions préciser que malgré les apparences, le corpus maçonnique n'est pas aussi étranger à ce cycle que l'on veut bien le dire parfois. Hormis la mention d'un "Conseil de la Table Ronde" au 22ème degré du REAA qui en lui-même n'est pas totalement négligeable, il faut également évoquer la "Pierre tombée des cieux" (Lapsit exillis ) du Parsifal de Wolfram von Eschenbach, qui permettrait la mise en lumière d'une profonde analogie entre le Graal ainsi décrit, la "Pierre philosophale" des alchimistes, et la "Pierre angulaire" dont l'importance sur le plan maçonnique est évidente. Nous estimons utile de reproduire le passage en question où Wolfram évoque par ailleurs ouvertement l'Ordre du Temple :" De vaillants chevaliers ont leur demeure au château de Montsalvage, où l'on garde le Graal. Ce sont des Templiers qui vont souvent chevaucher au loin, en quête d'aventures. Quelles que soit l'issue de leurs combats, gloire et humiliation , ils l'acceptent d'un cœur serein, en expiation de leurs péchés. En ce château réside une troupe de fiers guerriers. Je veux vous dire quelle est leur subsistance : tout ce dont ils se nourrissent leur vient d'une pierre précieuse, qui en son essence est toute pureté. Si vous ne la connaissez pas, je vous en dirais le nom : on l'appelle Lapsit exillis. C'est par la vertu de cette pierre que le phénix se consume et devient cendres. Mais de ses cendres renaît la vie, c'est grâce à cette pierre que le phénix accomplit sa mue pour reparaître ensuite dans tout son éclat, aussi beau que jamais.( Wolfram von Eschenbach, Parzival , Aubier Montaigne, 1977, t.II, livreIX, p.36) Outre le fait qu'il identifie explicitement les chevaliers du Graal aux Templiers, ce qui représente un intérêt particulier, nous y reviendrons, ce texte s'achève sur une référence au symbole du phénix et par conséquent de la résurrection...Mais venons-en maintenant à l'objet de cette brève étude. Dans un remarquable article ("Le forgeron, le Roi-Pêcheur, et la libération des eaux ou l'arrière plan mythologique d'une légende", Mélanges Ménard ,Ed.Champion, 1997.), Jean-Claude Lozac'hmeur a en effet esquissé une comparaison saisissante entre plusieurs récits de provenance irlandaise, romaine, indienne ou iranienne, qui atteste l'origine indo-européenne de la légende du Graal. Nous ne ferons qu'énumérer ici les points intéressant notre propos. Après avoir cité le mythe iranien du fils de la veuve, il est à plusieurs reprises question d'un meurtrier triple, pouvant être une trinité de frères, ou encore un monstre à trois têtes, intervenant surtout lors des initiations, précise J.C Lozac'hmeur. Autrement dit, poursuit ce dernier, "à l'origine le Tricéphale ou "l'Adversaire triple" était associé à un culte initiatique (c'est à dire comportant des cérémonies rituelles au cours desquelles étaient transmises des connaissances secrètes). [En outre], le héros ne triomphait de lui qu'avec l'aide d'un artisan, charpentier (Inde), ou forgeron (Irlande, Iran) ". Dans une autre forme d'initiation, l'auteur évoque cette fois une pratique au cours de laquelle le candidat assiste à un meurtre fictif, après quoi une épée teintée de sang lui est montrée (...................)

 

"Le plus noble et le plus juste fondement de la taille de la pierre" LRA N° 3 article de J.M.Mathonière

LE PLUS NOBLE ET LE PLUS JUSTE FONDEMENT DE LA TAILLE DE LA PIERRE

Quelques aperçus et considérations sur le réseau fondamental des Compagnons Tailleurs de pierre de l'ancienne Bauhütte

La question de la géométrie "secrète" des "bâtisseurs de cathédrales" a fait l'objet d'un assez grand nombre de publications, la plupart assez fantaisistes.( Dans le cadre de ce bref article, nous ne dresserons pas la bibliographie, même succincte de ces publications.La plus célèbre d'entre elles, d'un intérêt au demeurant incontestable bien qu'il soit nécessaire d'émettre des réserves et qu'elle date un peu, est celle de Matila Ghyka , Le Nombre d'Or , ed.NRF, Paris, 1931, 2 volumes.Cet ouvrage est l'un des rares à envisager la question à la fois sous l'angle historique et du point de vus symbolique, et à la traiter avec le minimum de rigueur que l'on est en droit d'attendre.Il est d'ailleurs à noter que la source que nous explorons ici, la Bauhütte , y occupe une place importante.) Les réponses données relèvent principalement du domaine de l'hypothèse et, de ce fait ou de celui de leur pollution par l'occultisme, elles apparaissent nettement insuffisantes voire totalement erronées. Le concept lui-même est sujet à interrogation. Car, au préalable, que faut-il entendre par géométrie "secrète"( le terme est commode mais ne repose sur aucune dénomination traditionnelle.D'autres qualificatifs, ésotérique, harmonique etc., sont également employés par les chercheurs, mais ils ne recouvrent pas mieux la réalité exacte de la question. La mentalité moderne éprouve le besoin de placer en opposition l'aspect rationnel et l'aspect symbolique, mais, ainsi que nous le mettons en évidence à la fin du présent article, il s'agit tout simplement de la Géométrie, cinquième Art libéral des anciens, synonyme de Maçonnerie dans les Olds Charges. ) S'agit-il tout simplement de procédés géométriques qu'auraient conservés par devers eux ces bâtisseurs afin de maintenir leur monopole sur les chantiers ? Ou bien s'agit-il plutôt d'une dimension ésotérique de la géométrie ? En fait, il est évident que la vérité participe plus ou moins de ces deux extrêmes. Il serait absurde de croire que, dans le cadre d'associations initiatiques et à une époque aussi portée sur le symbolisme que le Moyen-Age, la géométrie n'ait pas été un support privilégié de spéculations à caractère ésotérique. Mais il le serait tout autant de croire que chacun des membres de ces associations possédait la connaissance pleine et entière de cet ésotérisme en supposant celui-ci défini et formulé de manière homogène et était par conséquent capable de l'employer et de le transmettre de manière satisfaisante. Un autre reproche qu'il nous faut aussi, en préambule, adresser à un grand nombre de ceux qui se sont occupés de cette question, c'est que , convaincus à priori du caractère totalement "secret" de cette géométrie et, de ce fait, de la quasi inexistence de la documentation, ils se sont laissés aller à échafauder ce qui apparaît comme étant davantage des rêveries que des hypothèses, la plupart d'entre elles étant exclusivement centrées sur le fameux "Nombre d'Or", un aspect en réalité assez secondaire de la question et dont l'émergence au premier plan des préoccupations des bâtisseurs, ou, plus exactement, au premier plan de la littérature traitant du sujet, ne date en fait que de la Renaissance. (ainsi que nous le précisons plus loin, la section dorée- expression graphique du Nombre d'Or- procède de tracés antérieurs et, de ce fait, doit être regardée comme "secondaire" du point de vue de l'ordre de la manifestation. Bien évidemment, l'on peut aussi considérer que ce qui "apparaît" à un moment donné du tracé "existe" déjà et donc que, sur le plan supérieur, cela peut occuper une position hiérarchique plus élevée.C'est en ce sens que cette proportion peut légitimement être qualifiée de "Divine". Cependant, il convient de ne pas perdre de vue que la vocation du bâtisseur n'est pas de "tuer" cette proportion en la figeant dans la matière -cf. l'exemple de Le Corbusier et de son Modulor- mais de la faire "naître" et de la rendre pour ainsi dire vivante. Nous ajouterons que, les tracés antérieurs concernant le Ciel et la Terre, la Divine proportion concerne l'Homme et que de même que ce que René Guénon souligne à propos de la Grande Triade, il existe une double hiérarchie, l'une étant celle de la manifestation, l'autre celle du retour Ciel-Terre-Homme et Terre-Homme-Ciel. Cependant, dans un cas comme dans l'autre, la position au du Ciel ne change pas, c'est à dire que le réseau qui lui est attaché reste "le plus noble". Voir aussi Luca Paccioli, La Divine Proportion , trad.fr., Paris, Librairie du Compagnonnage, 1980. Il s'agit du du premier grand traité sur la question s'adressant tout autant aux mathématiciens qu'aux artistes - dont les tailleurs de pierres - Sur les aspects traditionnels de la question, cf. Jacques Thomas, La Divine Proportion et l'Art de la Géométrie; études de symbolique chrétienne , coed. Arché/La Nef de Salomon, Milan-Dieulefit, 1993.)

La Bauhütte

S'il est vrai que les organisations initiatiques de métiers du Moyen-Âge ont laissé extrêmement peu de traces, tout particulièrement en ce qui concerne leurs aspects rituels et symboliques, il en est pourtant une au sujet de laquelle la documentation, à partir du XVe siècle, est relativement abondante: la Bauhütte , organisation fédérant les Loges de tailleurs de pierres du Saint Empire Romain Germanique.( la Bauhütte a fait l'objet, depuis le début du XIXe siècle, d'un nombre important de publications en langue allemande.) La publication en 1993 de la traduction française des " Études sur les marques de tailleurs de pierre " de Franz Rziha est venu apporter quelques lumières sur la géométrie secrète employée par les Compagnons tailleurs de pierre de la Bauhütte. (L'édition originale de Rziha date de1881-1883. La traduction française est accompagnée de notes de Marco Rosamondi, coed. Trédaniel/La Nef de Salomon, Paris-Dieulefit,1993.) L'auteur a relevé et analysé plus de 9000 marques de tailleurs de pierre et il propose sur la base d'un millier de reproductions, un système cohérent de grilles constructives supposées être les réseaux fondamentaux employés parles quatre Grandes Loges régissant le vaste territoire de la Bauhütte : Strasbourg, Cologne, Vienne et Berne. L'inscription de la "marque d'honneur" de chaque tailleur de pierre dans ces grilles fournirait donc son lieu de "naissance" en tant que Compagnon.(...........)

 

 

"Notes sur La foire aux illuminés de Pierre-André Taguieff et le conspirationisme" LRA N° 22 article de Patrice Geay.

Le démantèlement accéléré, à l'époque moderne, des anciennes institutions traditionnelles occidentales, tant religieuses que politiques a provoqué dès le XVIIIe siècle à propos de la Révolution, le développement d'une littérature visant l'explication de ces troubles violents à partir d'une amplification inédite de l'idée ancienne de conspiration, désormais érigée en système. Depuis Barruel et ses fameux Mémoires, cette littérature s'est bien souvent transformée en sous-littérature, dont les variantes ufologiques actuelles notamment, posent le problème inquiétant de la santé mentale de nos contemporains souvent prêts à croire, à détester ou à aduler n'importe quoi. L'explosion récente – par le biais d'Internet surtout – de la veine conspirationniste rendait indispensable la publication d'un ouvrage critique d'envergure rédigé par un chercheur avisé et susceptible d'éclairer le lecteur confronté au développement abyssal de ces courants, qu'ils soient intégristes, occultisants ou extrémistes.

Le livre de P-A. Taguieff dont nous allons parler cherche sans doute à dénoncer, en spécialiste qu'il est des Protocoles des Sages de Sion, le caractère réputé paranoïaque du conspirationnisme, ce qui à vrai dire n'est que trop facile, compte tenu de l'aspect clairement délirant de bon nombre de propos qu'il se contente simplement de rapporter et d'accabler. Une interprétation plus approfondie, une réfutation argumentée de ce que l'Auteur condamne eut été nécessaire, à quoi il aurait fallu rajouter un gros effort de discernement: entre les notions que l'Auteur distingue à peine – telle celles d'ésotérisme et d'occultisme -, entre des auteurs aussi un peu trop complaisamment associés (Guénon et Evola), ce qui donne une impression générale hélas négative, la confusion venant s'ajouter à la confusion. Cela d'autant plus que ce gros volume (612 pages) extrêmement répétitif et assez mal construit, semble parfois être le fruit d'un collage de documents, pas toujours bien contrôlé.

Ce qui caractérise en fait “la théorie du complot” c'est qu'elle cherche à expliquer le mal en désignant des coupables qui en réalité n'en sont pas nécessairement. Bien qu'elle puisse partir de constats véridiques sur l'état de la société, elle s'empresse, dans l'angoisse et l'obsession qui la mine, de s'acharner sur un bouc émissaire devenant la cible à abattre.

Même s'il faut traiter le cas de Barruel avec plus de nuances que de coutume, il est trop évident par exemple que le fait de rendre les Franc-maçons responsables de la Révolution est historiquement injustifiable. Joseph de Maistre le savait bien lorsqu'il écrira au Baron Vignet des Ètoles que “la franc-maçonnerie en général qui date de plusieurs siècles (…) n'a certainement, dans son principe rien de commun avec la Révolution françoise”.

De même, l'accusation que dirige cette fois Barruel contre les Illuminés de Bavière, dont “l'hostilité” du fondateur, Weishaupt, envers la Maçonnerie, est un fait connu, semble disproportionné. S'il ne s'agit pas de nier le caractère anti-clérical de ce mouvement éphémère (1776-1790), le rôle des Illuminaten dans le déroulement des évènements révolutionnaires est à peu près nul. On perçoit ici le manque d'intelligence historique et l'ignorance des causes profondes, pouvant seuls permettre la compréhension des faits, inhérents à la théorie du complot. Concernant précisément la révolution, dont les causes véritables sont plus lointaines, il apparaît clairement, si l'on tient compte des travaux récents de Dale K. Van Kley, que la Réforme, en particulier calviniste, a joué un rôle précurseur dans son élaboration en facilitant avec d'autres mouvements religieux une désacralisation progressive de la royauté. L'explication trompeuse que donne le conspirationnisme est donc bien simpliste, comme le remarque justement P-A. Taguieff, quoique souvent tortueuse sinon extravagante. A force de caricature, il en devient dérisoire et du coup, nous y reviendrons, rendrait presque impossible l'usage légitime de la notion de complot ou de machination alors que celle-ci, ce dernier le reconnaît également (p. 42, 46), s'applique à de nombreux faits historiques établis. D'une certaine manière, la théorie du complot peut apparaître comme le rejeton laïcisé, dégénéré, d'une théologie de l'Histoire dont Joseph de Maistre dans ses Considérations sur la France, à propos justement de la Révolution, exprime encore la perspective avec une hauteur de vue qui n'est pas douteuse.

La fabrication des Protocoles des sages de Sion à la fin du XIXe siècle, est un deuxième exemple sur lequel il faut s'arrêter. Outre l'insigne maladresse consistant à faire croire que des juifs comploteurs, forcément dotés d'une extrême malignité, aient pu laisser derrière eux un texte expliquant complètement leur projet de subversion mondiale, il faut, là encore, noter en quoi le fantasme d'un complot juif est aussi probablement le fait d'une sécularisation, cette fois du thème du centre spirituel caché.

Dans son Histoire de l'antisémitisme, Léon Poliakov avait parlé à propos de l'accusation d'assassinats d'enfants chrétiens de “la croyance en une société secrète et mystérieuse, conclave de sages tenant ses assises quelque part dans une contrée lointaine, et désignant par tirage au sort l'endroit où le sacrifice doit être consommé, ainsi que son auteur. C'est de la sorte que s'annonce, dès le XIIe siècle, le mythe des Sages de Sion” . Ce conclave qui n'est peut-être pas sans rapport avec la tradition des “trente-six justes cachés” doit aussi faire penser au fameux “Conseil des Saints” (diwan al-awliy) du soufisme et à la hiérarchie initiatique dont M. Chodkiewicz avait donné la composition dans le Sceau des Saints (chap. 6 et 7). Celle-ci culminant dans la fonction de Pôle (Qutb) dont il faut rappeler qu'il est le strict équivalent du Roi du Monde évoqué par Guénon et que les intégristes conspirationnistes se plaisent à identifier au “prince de ce monde”. Le renversement des symboles propre aux théoriciens du complot a donc pour effet de conférer un sens maléfique à ce qui par nature ne l'est pas. Le couple “judéo-maçonnique” ne peut être tenu pour responsable de l'essor du libéralisme, du nihilisme ou de l'anarchie comme veulent le faire croire les vrais rédacteurs des Protocoles. Les nombreux juifs qui participeront à la révolution bolchevique, comme l'écrit N.Cohn, avaient “abandonné leur religion”. Victimes des terribles pogroms, beaucoup d'entre eux le seront aussi de leur propre laïcisation, ce qui donnera d'ailleurs cette tonalité pseudo-messianique au mouvement communiste tel que le concevait déjà Marx. En persécutant les juifs démonisés, les réactionnaires organiseront ainsi leur propre perte. D'un autre côté, ceux-ci semblent accorder à ce qu'ils croient être l'incarnation du Mal, une sorte de toute-puissance qui s'accorde difficilement, sur le plan théologique, avec l'idée que seul Dieu est “Maître du temps et de l'histoire”. Il s'agit en réalité de faire inconsciemment diversion, de détourner l'attention du Mal véritable, vers un mal fictif et de rendre l'idée de complot inutilisable par d'autres.

Pour revenir maintenant au conspirationnisme actuel, qui se nourrit beaucoup de l'ancien, il ne s'agit pas pour autant de nier systématiquement tout ce qui viendrait justifier cette phobie d'un “Gouvernement mondial unique” et totalitaire, que, dès les premières pages de son introduction (p.13), P-A. Taguieff pointe comme étant le fantasme ultime de la théorie du complot. Ce qui s'avère en réalité être une forme parodique de la fonction de Roi du Monde , apparaît en effet comme un projet menaçant auquel travailleraient de puissants réseaux d'influence presque toujours d'origine américaine (CFR, Groupe Bildeberg, Commission Trilatérale) que cite P-A. Taguieff (p. 24-25) en suggérant le caractère absurde de leur diabolisation par les théoriciens du complot mondialiste (p. 272), qu'il tourne en dérision. Certes, il y a comme toujours de la démesure chez les conspirationnistes à vouloir faire de ces réseaux politico-financiers les uniques agents de la subversion planétaire. Ni la CIA ni l'ex KGB ne sont, malgré leurs obscurs agissements, le Diable en personne. S'il existe incontestablement des arrières-plans de l'Histoire, ceux-ci sont multiples, tout comme les cercles du pouvoir… Cependant, il paraît difficile de nier aujourd'hui que la démocratie ou la nation – dont on notera qu'elle ne repose pas sur des principes traditionnels – sont fortement mis en cause par le processus de globalisation.

Le plus étonnant est que P-A. Taguieff, dans un autre versant de son oeuvre est le premier à le reconnaître avec de très nombreux auteurs, pour la plupart sociologues ou historiens, qu'il serait trop long de tous mentionner. Le remplacement des gouvernements par un “pouvoir privé” que prônait en 1999 David Rockfeller, cofondateur du groupe Bildeberg et de la commission Trilatérale, n'est pas un produit de l'imagination des conspirationnistes. Sans nommer ces institutions (que malgré leur importance les médias ignorent) P-A. Taguieff, dans un passage remarquable de L'effacement de l'avenir (Galilée, 2000, p. 276), analyse ainsi le phénomène que nous évoquons :

« L'idée directrice du régime démocratique moderne, à savoir “le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple” perd tout son sens, elle se transforme même en non-sens, dès lors que le seul, vrai et réel gouvernement est celui d'une caste transnationale visant ses seuls intérêts propres. Le processus de “cryptogouvernance”, c'est-à-dire l'exercice du pouvoir réel par des élites non élues et totalement indifférentes aux intérêts comme aux droits de communautés politiques (peuple, nation) implique l'effacement de l'idée même de peuple souverain, l'évacuation de l'exigence d'indépendance nationale, la dissipation de l'idéal d'une communauté de citoyens actifs, dont la participation à la réalisation du bien commun constitue le coeur d'une démocratie vivante, ou le principe d'une démocratie forte. Au regard de la “cryptogouvernance”, planétaire, l'idée de l'autogouvernement du peuple apparaît soit comme une idée “dépassée” (donc appartenant au passé), soit comme une pure et simple absurdité. »

Ce texte surprenant ne pourrait-il pas apparaître comme une expression “savante” du conspirationnisme “populaire” avec lequel P-A. Taguieff voudrait qu'on ne le confonde pas, au risque de donner à ses écrits un aspect contradictoire pour ne pas dire “schizophrénique” ? Il est d'ailleurs remarquable, que malgré sa qualité de politologue, P-A. Taguieff ne cherche pas à donner un contenu précis à ce concept pourtant très pertinent de “cryptogouvernance”. Nulle part, celui-ci ne s'est intéressé à produire l'équivalent des recherches anglo-saxonnes sur la très complexe nébuleuse des groupes d'influences, ne serait-ce que pour déterminer leur pouvoir réel, comme l'a fait par exemple G. Geuens dans Tous pouvoirs confondus (EPO, 2003).

A vouloir en minimiser la fonction dans La foire aux illuminés, l'Auteur cherche aussi curieusement à réduire l'impact dévastateur de la modernité en général, comme le montre l'usage ambigu qu'il fait de certains titres d'ouvrages de Guénon (p. 383), dont il cherche assez insidieusement à ternir l'image.

Pourtant, là encore, on trouve dans certains livres presque militants de P-A. Taguieff, tels que : Résister au bougisme: Démocratie forte contre mondialisation techno-marchande (Mille et une nuits, 2002) une mise en cause très vive du “capitalisme absolu” (…) comme “idéologie totalitaire” (p. 82), précisant plus loin que “l'objectif des globalistes est en effet de dissoudre les communautés de citoyens pour produire des consommateurs dociles” (p. 112) ! Ce dernier cite même (p. 176-177) un ancien article extrêmement virulent (“Thanatocratie”, Critique, n° 298, Mars 1972) de Michel Serres dans lequel celui-ci osait à l'époque parler d'une “science (…) envahie par l'instinct de mort (…). L'association de l'industrie, de la science et de la stratégie, une fois formée (…) métastase rapidement et envahit l'espace” poursuivait M.Serres, “le gouvernement mondial est en place (…), le gouvernement de la mort (…)”, etc. Ce propos qui rappelle le mépris heideggerien pour la “frénésie sinistre de la technique déchaînée” était-il conspirationniste ou simplement lucide ? L'embarras de P-A. Taguieff face à ces questions tient en réalité beaucoup au fait qu'il entend conserver une position laïque excluant toute approche métaphysique des problèmes soulevés, d'où l'impossibilité de suivre Guénon, qui, en la matière, permet pourtant de remettre chaque chose à sa place et surtout de dégager le vrai sens de l'Histoire.

Comme l'avait bien compris H. Arendt, “l'institution de régimes totalitaires, dans la mesure où leurs structures et leurs techniques sont absolument sans précédent, représente la nouveauté essentielle de notre époque (…). En comprendre la nature équivaut pour ainsi dire à comprendre le coeur même de notre siècle”. Or il paraît certain que, même si une mondialisation peut en cacher une autre (Dieu est plus savant !), le projet actuel de “gouvernance mondiale”, comme on l'appelle, vise bien le développement planétaire maximal de cette hégémonie moderne que Heidegger comparait à une monstrueuse “sorcellerie” (ibid., p. 49). Beaucoup d'auteurs qui ne sont pas conspirationnistes assimilent du reste la mondialisation à une “idéologie totalitaire” comme c'est par exemple le cas du député Maurice Leroy (cf., Attac, Agir local pensée globale, Mille et une nuits 2001, p. 12-13). En affirmant que “tout ce qui reste encore d'actif sur nos continents complote jour et nuit à perdre ce qu'il reste encore d'être humain”, Philippe Muray voyait juste. Sachant qu'un “complot” destructeur d'une telle ampleur ne saurait être le fait de l'homme lui-même.

Suivant la perspective développée par Guénon dans Le Règne de la Quantité à propos de la contre-initiation, ce “complot” véritable ne peut être correctement interprété que dans le cadre d'un discours eschatologique, authentique, très présent dans l'Évangile, mais que la théologie contemporaine semble avoir bien des difficultés à assumer compte tenu de la pression qu'exerce sur elle un rationalisme sceptique omniprésent.

Pourtant, seul un discours éclairé de ce genre serait capable d'identifier les vrais dangers que masquent, pendant ce temps, bien des terreurs chimériques. Même si le dessein providentiel dans lequel ce “complot” est intégré ne peut être empêché, il nécessite d'être compris et dévoilé. La fonction cosmique d'un “Conspirateur”, puissance maléfique réelle et agissante, à un moment où celle-ci se trouve réduite à une production de “l'imaginaire chrétien”, exige donc qu'on cesse de l'ignorer. Entre la récupération ludique du diabolique, l'obsession de ceux qui le voient partout et surtout là où il n'est pas, et ceux enfin qui ne le voient nulle part, il y a sans doute un juste milieu à trouver.

Un dernier point mérite d'être abordé. Le problème du délire paranoïaque, qu'il soit individuel ou collectif, est qu'il invente des chaînes de causalité croyant expliquer par ce moyen la somme des phénomènes qui provoquent ses peurs, de manière quasi-hallucinatoire. Pour ce motif, le conspirationnisme estime en effet que “rien n'arrive par hasard” ou “qu'on nous cache tout”, ce sur quoi nos critiques – dont P-A. Taguieff – ironisent volontiers. Pourtant il convient là aussi de faire la part des choses. Même si, nous l'avons dit, la mécanique interprétative des théoriciens du complot est souvent déréglée, il n'empêche que si l'on accepte l'idée d'une Providence gouvernant le monde, le hasard se trouve nécessairement exclu, ne pouvant cohabiter avec la réalité d'un plan préordonné et caché devant s'accomplir inéluctablement. Or ce que les modernes ne supportent guère ici – et à fortiori à propos des théories du complot - compte tenu de leur attachement viscéral à la notion de liberté individuelle, c'est le rejet du caractère indéterminé de l'Histoire. On voit donc à nouveau que toute la problématique du conspirationnisme, dont il faut souligner la nature souvent parasitaire, nous ramène une fois de plus à la métaphysique et au sens du mystère que l'on vise certainement au fond, à travers l'assimilation fautive de “la pensée mythique” avec la projection de complots imaginaires dans le réel.

Patrick GEAY