Comptes-rendus de lecture
R. Joseph GIKATILA, Le secret du mariage de David et Bethsabée, texte hébreu établi, traduit et présenté par Charles Mopsik, Ed. de l'Éclat, 1994.
Ce bref traité de R.J.Gikatila (1248-1325), kabbaliste espagnol de grand renom, peut être considéré comme un précieux complément à la Lettre sur la sainteté (Verdier, 1986) qu'il y a aussi tout lieu d'attribuer, d'après Ch.Mopsik au même Gikatila. L'un des nombreux mérites de ces écrits est d'établir l'existence d'une doctrine secrète de la sexualité, ce qui permet de vérifier sur ce point précis dans quelle mesure l'approche ésotérique des choses dépasse de très loin le discours restrictif auquel les instances philosophico-théologiques nous habituent parfois. Bien que nous n'ayons pas affaire ici à une érotologie, aucun aspect de la relation entre l'homme et la femme n'est laissé dans l'ombre. Le secret du mariage de David et Bethsabée s'appuie principalement sur une doctrine de l'androgynie préexistencielle de l'âme que l'union des époux vise à restaurer. L'évocation de la relation adultère entre David et Bethsabée alors épouse d'Urie le Hittite permet à Gikatila d'exposer cette autre doctrine fondamentale qui est celle de la prédestination des partenaires du couple souligne Ch.Mopsik. Autrement dit, malgré la grave entorse qu'il commet envers la Loi divine, David trouve en Bethsabée la femme qui de toute éternité lui était promise. Ainsi sa "faute" est-elle transmuée en un acte d'accomplissement nécessaire, seule sa précipitation peut lui être incriminée. L'essentiel est d'insister ici sur le fait que la relation homme/femme est envisagée en terme cosmologique. Leur union est équivalente à celle du Ciel et de la Terre, elle reproduit même mystérieusement à l'échelle microcosmique le mariage de la sefira Yessod ( Mâle) et de la sefira Malkout (femelle). Toute rencontre n'est certes pas, au plan humain, hissée à de tels sommets et d'une certaine manière l'échec ou la rupture entre les époux est l'expression particulière d'une séparation entre les entités qu'ils représentent. Ce texte remarquable devrait mener vers une meilleure compréhension de la vision hébraïque du rapport amoureux et de ses implications métaphysiques qui font état d'une parfaite intégration de la réalité corporelle dans le monde spirituel.
Patrick GEAY
Émir Abd-el KADER, Ecrits spirituels, présentés et traduits de l'arabe par Michel Chodkiewicz, Ed du Seuil, Coll. Points Sagesse, 1994.
Ces extraits du Kitâb al-Mawâqif (Livre des Haltes) avaient fait l'objet d'une première publication en 1982, également au Seuil. Cette nouvelle édition en rendra, espérons le, l'accès plus facile. Ils permettront sans doute à un plus large public de découvrir la dimension spirituelle qui se dissimulait derrière ce grand personnage historique que fut l'Émir Abd-el Kader (1808-1883), à la fois Chef de guerre et diplomate, Maître éclairé de la Voie et commentateur exceptionnel d'Ibn Arabî. Ce recueil, précédé d'une remarquable introduction et suivi d'abondantes notes offre aux lecteurs une série de textes généralement assez courts, mais dont la densité et la puissance ne laissent pas de surprendre. Nombre d'arcanes s'y trouvent abordés avec ce souci constant d'exprimer des réponses dans une langue droite et pure. Souvent articulés sur un verset du Coran, ces Écrits donnent ici un admirable exemple d'éxégèse ésotérique, néanmoins totalement respectueuse de la lettre du Livre et mettant en garde contre les interprétations tendancieuses (ta' wilat). Il n'est bien entendu pas possible de résumer un pareil enseignement. Plusieurs thèmes fondamentaux de la doctrine d'Ibn'Arabî s'y trouvent abordés dont celui de l'unicité de l'Être (Wahdat al-wujud ) qui exprime l'idée selon laquelle : les essences des créatures sont identiques à l'Essence divine. Autrement dit, que l'être des créatures est l'être même de Dieu, sans qu'il y est pour autant mélange ou inhérence. On observe aussi la présence d'une conception du symbolisme, d'ailleurs identique à celle formulée par R.Guénon, qui voit dans le symbole l'expression des actes et des paroles divines devant conduire l'homme à la juste compréhension des choses. Tel est le cas notamment de l'alphabet arabe, puisque la combinaison des lettres constitue la structure cachée de l'univers comme théophanie de l'Essence. Quant à la réalisation initiatique proprement dite, elle culmine dans la Servitude absolue (ubûda ) ou toute dualité s'évanouit pour laisser place à la seule réalité de l'Unique. A bien des égards, ce traité représente une excellente introduction à l'étude du soufisme. Il témoigne en outre, au plus haut degré, de la continuité d'une lignée spirituelle akbarienne qui, aux portes du XXème siècle, se prolongera jusqu'à nous.
Patrick GEAY
Charles-André GILIS, La Doctrine initiatique du Pèlerinage, Ed. Al- Bustane,1994.
IBN'ARABI, Les trente six attestations coraniques de l'Unité, traduction et présentation de Ch-A.GILIS, Ed. Al-Bustane, 1994.
Il faut saluer les Éditions Al-Bustane pour la réédition de ces deux publications essentielles de Ch-A.Gilis parues respectivement en 1982 et en 1984 aux Editions de I'uvre. Le premier constituait et constitue toujours une approche sans égale de la signification ésotérique des rites du Pèlerinage à La Mecque. Quant au second, publié tout d'abord sous le titre : Le Coran et la fonction d'Hermès, il s'agissait d'une présentation d'extraits du chap.198 des Futûhât al-Makkiyya (Les Illuminations de La Mecque ) d'Ibn Arabî, intitulé : "De la Connaissance du Souffle du Tout-Miséricordieux et de ses secrets". Nous ne ferons ici que donner un bref aperçu de ces deux ouvrages remarquables qui lors de leur première édition avaient presque été passés sous silence. La Doctrine initiatique du Pèlerinage s'appuie principalement sur les enseignements transmis par Ibn'Arabî, en particulier dans le chap.72 des Futuhat , mais aussi comme dans toutes les publications ultérieures de Ch-A.Gilis, sur les uvres de R.Guénon et de M.Vâlsan. Véritable Omphalos, La Mecque représente, d'après cette étude, un symbole islamique de la Cité Divine mais aussi du centre de l'état humain à partir duquel l'accès au centre de l'Être total, représenté par Arafat, station ultime du Pèlerinage où la présence invisible et la bénédiction du "Roi divin du Monde" s'actualise une fois l'an, est rendu possible. A proprement parlé la Kaaba, édifice de pierre construit selon les proportions de l'architecture sacrée est le réceptacle de la Présence de Dieu sur la Terre et la Pierre Noire, enchâssée dans son angle Est, concentre plus spécialement ce que l'Islam désigne par la Droite d'Allâh. Ch-A.Gilis évoque par ailleurs de façon diachronique les différents états de la Kaaba, depuis le Paradis adamique en passant par la reconstruction de la Maison sacrée par Abraham et Ismaël puis enfin à l'époque du Prophète Muhammad. Aussi, bien que l'Islam représente la dernière révélation, manifestée par conséquent aux extrémités du cycle humain, le Pèlerinage apparaît comme une quête purificatrice permettant à ceux qui l'accomplissent la réintégration, au moins virtuelle, de l'état primordial, et au delà, la réalisation de la Proximité suprême. Sur bien d'autres points, cet ouvrage pourrait donner lieu à d'intéressantes recherches, en particulier sur le plan maçonnique, que nous ne manquerons pas d'entreprendre dans l'avenir.
Les trente six attestations coraniques de l'Unité désignent les versets du Coran dans lesquels l'Unité métaphysique (Tawhid) est affirmé. Ceux-ci sont suivis d'un commentaire d'Ibn'Arabî et de notes complémentaires de Ch-A.Gilis qui viennent élucider bien des passages difficiles. Comme pour le précédent, cet ouvrage d'une grande teneur doctrinale ne peut guère faire l'objet d'une présentation rapide. Aussi relèverons nous simplement quelques éléments importants. On notera en premier lieu le grand intérêt des corrélations établies par Ch-A.Gilis entre le nombre 360, le Quatrième ciel qui en Islam est celui du Soleil, gouverné par le Prophète Idris (Hénoch/Hermès), Pôle initiatique du monde, et l'Art Royal. Véritable centre des sept cieux planétaires, cette sphère du Soleil est aussi celle d'où procède la manifestation subtile symbolisée par le nombre 8 dont 36 est précisément le triangulaire. De ce fait, les trente-six attestations (Tâhll ) de l'Unité permettent de montrer comment cette dernière manifeste sa présence à travers l'ensemble des formes individuelles qui représentent ses propres déterminations au plan universel. En second lieu, il convient d'insister sur la relation, d'emblée soulignée par Ch-A.Gilis, entre la notion de Souffle du Tout Miséricordieux et celle de Verbe divin, ce qui rappelle le lien particulier qui unit le Christ à la Science des Lettres dont il est le détenteur. Il faut à ce propos redire ici que selon Ibn'Arabî, l'Existence toute entière n'est rien d'autre que les Paroles même d'Allâh, ce qui permet de comprendre le rapport existant entre le Souffle, la Parole, les Noms et Lettres qui composent cette Parole. Or, le Tout-Miséricordieux (arRahmân ) est en Islam le principe de la vie et celui qui maintient, souligne Ch-A.Gilis, par sa respiration l'Existence Universelle. Pour finir, le lecteur trouvera au terme de ce volume une annexe consacrée au Sceau hermétique du Soleil ou 'carré magique' de base 6, comprenant 36 cases. Sans dévoiler tous les aspects symboliques de ce carré, nous indiquerons au passage la forte cohérence des significations qu'il recouvre et en particulier, le fait que l'addition des nombres qui figurent dans les lignes horizontales, verticales, de même que dans les diagonales donne toujours la somme de 111 dont on sait les liens avec la fonction polaire. Sur plusieurs points ce texte dense doit être complété par la lecture d'un autre ouvrage de Ch-A.Gilis paru en 1993(Les sept Étendards du Califat) qui révèle notamment l'existence d'une relation privilégiée entre le nombre 515 et Idris/Hermès.
Patrick GEAY
Amadou HAMPÂTÉ BÂ, Jésus vu par un musulman, Ed. Stock,1994.
Ce petit ouvrage, préfacé par Monseigneur Yapi, postfacé et annoté par Hélène Heckemann (légataire littéraire de l'auteur), se compose de deux parties distinctes introduites par un diagramme conçu et réalisé par Amadou Hampâté Bâ, représentant le symbole de la convergence des trois Révélations abrahamiques, et complété en annexe par un texte explicatif d'Hélène Heckmann. Amadou Hampâté Bâ (1900-1991), né au Mali, fut disciple de Tierno Bokar, le "sage de Bandiagara", shaikh de la confrérie tidjaniya et représentant magistral de la haute spiritualité musulmane d'Afrique noire. A travers son uvre et sa vie, fidèle à la mémoire et à l'enseignement de son maître, s'appuyant sur les valeurs fondamentales de l'Islam, qu'il reconnaît et souhaite faire reconnaître comme communes à toutes les religions authentiques, Amadou Hampâté Bâ s'est voulu l'agent de la réconciliation des croyants de toutes confessions et, en particulier des trois grandes religions monothéistes. La première partie du livre reproduit une conférence donnée par l'auteur à Niamey (Niger) en 1975, dans le cadre d'une commission épiscopale des relations avec l'Islam. A travers l'étude comparative des textes sacrés du christianisme d'une part et de l'Islam d'autre part, (plus particulièrement ceux concernant Jésus et Marie), l'auteur s'attache à recenser les points de convergences susceptibles de remporter l'adhésion des deux communautés et, suscitant ainsi une rencontre fraternelle sur un terrain commun, à leur faire entrevoir et reconnaître les liens profonds de parenté spirituelle qui les unissent et qui procèdent de la même source unique. Il occulte délibérément les points de divergences qui sont de toute façon parfaitement irréductibles, au point de vue exotérique où se situe la conférence, mais il invite à le suivre au-delà des formes dans une argumentation arithmologique propre à intriguer utilement si ce n'est à convaincre. La deuxième partie réunit différents extraits de conférences et d'études ésotériques mettant en évidence les parallèles visibles et moins visibles qu'il y a possibilité d'établir entre le Pater chrétien et la Fatiha musulmane. A travers le texte se dessine subtilement une géométrie sacrée commune aux deux prières que l'on constate fondues dans la vague du même mouvement universel. Amadou Hampâté Bâ contourne au moins partiellement les inconvénients de la traduction en appuyant son argumentation sur l'étude des racines de l'arabe coranique et des nombreux sens qui en dérivent. Les deux parties de ce livre sont l'expression d'une volonté puissante de réconciliation entre les croyants des deux derniers monothéismes abrahamiques, et le grand mérite de l'auteur est de tenter cette réconciliation à un niveau dont la nature rend l'entreprise fort difficile, les conférences -et ce livre qui en découle- étant plus spécialement destinées à un public exotérique. Amadou Hampâté Bâ prêche l'application de ce que René Guénon appelle "la tolérance pratique" qui s'opère sur le plan horizontal et est totalement étrangère au domaine des Idées pures (que l'on peut figurer sur un axe vertical) et qu'il présente au contraire comme le moyen indispensable de préparation à l'avènement de la Vérité s'écoulant, sous des formes variées, de la Source Suprême. Certains resteront sceptiques ou penseront sans doute que c'est là peine perdue et totale utopie, l'évidence des convergences ne pouvant cacher celle des divergences, les limitations inhérentes aux formes religieuses et celles liées à l'individualité humaine encourageant plutôt et depuis trop longtemps à l'adversité. Il faut souligner tout de même l'intelligence et l'habileté du discours de l'auteur qui confie à l'arithmologie ou à la science des racines de l'arabe classique des points que la rhétorique ne suffirait pas à éclairer. Et à propos d'arithmologie, notons que le système appliqué aux lettres françaises, créé et enseigné par Tierno Bokar, peut surprendre et pose l'interrogation de l'origine de sa Science. Quand cette dernière est inconnue, il ne reste plus qu'à juger l'arbre à ses fruits; or, il est aisé de constater rapidement qu'une application systématique de sa méthode conduit à des résultats intéressants qui justifieraient une étude plus élargie. En conclusion, il est probable qu'Amadou Hampâté Bâ connaissait les limites de la portée de son action et il est peut-être moins utile d'épiloguer sur l'efficacité de cette dernière que d'apprécier une uvre riche en aperçus, dans laquelle tout croyant éclairé ainsi que bon nombre d'initiés pourront trouver matière à réflexion et à une recherche plus approfondie.
Stéphanie LAMARCHE
IBN'ARABI, Le dévoilement des effets du voyage, texte arabe édité, traduit et présenté par Denis Gril, Éd.de l'Éclat, 1994.
Denis Gril, qui enseigne l'arabe à l'Université de Provence, est déjà connu pour sa traduction du Livre de l'Arbre et des Quatre Oiseaux d'Ibn Arabî (Les Deux Océans, 1984) et pour sa remarquable présentation du chap. des Futuhat que ce dernier consacre à la science des lettres (cf.Les Illuminations de La Mecque, VIII, Sindbad, 1989), sans compter de nombreux articles parus dans diverses revues spécialisées. Ce court traité d'Ibn Arabî porte essentiellement sur le symbolisme du voyage comme déplacement depuis l'état d'ignorance vers la réalisation de la science. Tel est donc l'effet de la quête du pèlerin : l'accès aux secrets et à la compréhension du sens caché. Ainsi, l'interprète véridique serait celui qui fait passer d'un monde à l'autre, de l'énigme à la vision, de l'obscurité à la lumière. Mais si ce pérégrin est en mouvement, c'est que fondamentalement l'existence a pour origine le mouvement ; celui de Dieu dans le monde qu'Il crée et renouvelle à chaque instant. Rien n'est par conséquent immobile, tout dans l'univers tend vers sa fin, retourne vers son origine. A chaque être est inspiré, sans qu'il en soit forcément conscient, le mouvement qui lui convient par l'unique et véritable Agent divin. Les prophètes participent également à ce mouvement universel. Que se soit Adam lors de sa sortie du Paradis, dont l'effet est d'ailleurs loin d'être purement négatif, ou bien Hénoch qui sera élevé dans la quatrième sphère, celle du Soleil, à la station de Pôle initiatique, ils suivent tous le chemin qui leur est réservé, tel Abraham, l'Ami intime de Dieu, qui à propos du sacrifice de son fils devra lui aussi voyager depuis le monde de l'imagination vers celui de l'intelligible. On lira donc avec grand profit cette traduction inédite du Kitâb al-isfâr dont la richesse et la force permettra de percevoir encore une fois la dimension incomparable de l'enseignement d'Ibn'Arabî. Les travaux que poursuit D. Gril sur son herméneutique du Coran apporteront sans doute de précieuses informations. En attendant leurs publications, il faut en tous les cas se réjouir, bien que cela n'aille pas sans présenter quelques dangers, de voir se multiplier les recherches sur ce Maître, partout en Occident.
Patrick GEAY
Bruno ETIENNE, Abdel Kader, Ed. Hachette, 1994.
Voici une des premières biographies importantes de l'Émir Abd el-Kader avec celle parue quasiment au même moment chez Fayard. Son grand mérite, outre l'inventaire systématique des archives sur lequel elle se fonde, est sans doute d'accorder une large place à ce qui fut certainement au cur de la vie spirituelle de ce célèbre algérien et aussi, probablement, de son action militaire et politique à savoir, son rattachement aux traditions ésotériques de l'Islam. L'itinéraire de l'Émir, ses périples en Orient, son exil en France, son initiation à la Franc-Maçonnerie, seraient incompréhensibles à qui ne voudrait pas tenir compte de ce rattachement. Malgré l'intérêt incontestable de cette recherche on regrettera cependant l'intervention subjective, parfois malencontreuse de l'auteur dans la reconstitution, fort délicate, des "pensées" de l'Émir qui bien souvent devait voir les choses autrement que comme l'imagine B.Etienne. Comment pouvoir prétendre notamment que l'Émir rêvait de construire un État moderne (p.181), ou encore d'introduire la technologie européenne en Orient (p.371) ? Comment affirmer que celui-ci corrige mêmes les audaces d'Ibn Arabî (p.312), quand on sait quel éminent akbarien fut Abd el-Kader ? Peut-être y avait-il quelque danger à vouloir ainsi fabriquer un dialogue fictif avec cet homme hors du commun. D'autre part, fallait-il avoir recours à certains concepts de la psychanalyse pour expliquer tel ou tel aspect de la conduite (P.324) de l'Émir conjointement aux interprétations purement spirituelles de M.Chodkiewicz et Ch-A.Gilis auxquelles se réfère à plusieurs reprises B.Etienne ? Cette contradiction manifeste affaiblit nécessairement l'approche de ce dernier en ce qu'elle mêle des points de vue rigoureusement hétérogènes. Le lecteur se trouve ainsi constamment ballotté entre une perception psycho-pathologique de la personnalité d'Abd el-Kader (p.365) et un enthousiasme, assez rare, pour l'Islam, présenté comme une chance pour la France (P.373). Ces réserves formulées on doit reconnaître que cette biographie fait le point sur une masse documentaire considérable et qu'elle permet de mieux appréhender la vraie nature des relations qu'eut ce saint chevalier avec notre pays. Bien des zones d'ombres demeurent comme ses liens avec le shaikh Abd al-Rahman Illaysh dont on a rappelé ici les rapports avec R.Guénon, mais peut-être est-ce que de nouvelles découvertes nous donneront l'occasion de mieux cerner cet aspect des choses.
Patrick GEAY
Jacob BOEHME, De la signature des choses, traduit de l'allemand par Pierre Deghaye, Ed. Grasset, 1995.
Cette nouvelle et remarquable traduction d'un des plus importants écrits de J.Boehme (1575-1624) constitue le premier volume d'une jeune collection (Les Écritures Sacrées ) que dirige depuis peu Jean-Philippe de Tonnac. Il sera donc maintenant beaucoup plus facile d'accéder directement à l'uv de ce grand théosophe qui jusqu'ici n'était accessible que dans des éditions partielles ou tronquées le plus souvent confidentielles. En outre, le lecteur exigeant aura la possiblité de comparer cet enseignement, d'une incontestable richesse, avec les présentations et récupérations particulièrement douteuses dont il est victime depuis le XIXème siècle. Les tentatives chez F.von Baader ou Hegel de faire de Boehme un ancêtre lointain de l'idéalisme allemand, la reprise de cette thèse par E.Benz, A.Koyré et tant d'autres encore aujourd'hui risquent fort de paraître désormais injustifiable. Nulle trace, en effet, d'un "évolutionnisme" chez le théosophe et encore moins de l'idée, qui traverse toute la pensée hégélienne, d'un dieu en devenir, se construisant dans la temporalité historique. A l'inverse, il semble que la doctrine inspirée de Boehme soit l'expression d'un ésotérisme chrétien et plus précisément d'une alchimie spirituelle enracinée dans la révélation évangélique. Sur ce point, il convient d'ailleurs de préciser qu'elle représente une sorte de testament occidental quant à la signification profonde et véritable de l'art alchimique qui, visiblement, n'a rien à voir ici avec une quelconque chimie de laboratoire. Selon Boehme qui écrit dans une perspective apocalyptique, ne devant sans doute pas grand chose à Luther, Le temps est proche où tout ce qui était caché sera dévoilé (p.39). Fondamentalement, il s'agit de montrer comment par une seconde naissance l'homme pourra parvenir à cette pierre des philosophes qu'il identifie à la pierre angulaire et au Christ (p.41). En retraçant le processus cosmologique par lequel la Volonté divine donne naissance au monde, Boehme insiste sur le fait que la dimension corporelle de l'être est bien le réceptacle et l'image de Dieu, la surface sur laquelle Il signe et imprime ses mystères cachés. Cependant, depuis la Chute cette dimension s'est opacifiée et obscurcie, aussi la vocation suprême de l'alchimiste est-elle de restaurer le corps céleste de l'homme primordial dans l'élément simple que Boehme identifie clairement à la quintessence. Par cette uvre, l'extérieur et l'intérieur seront à nouveau réuni, le paradis retrouvé. Mais ce travail ne peut s'accomplir sans que l'individu meurt à lui-même et surtout qu'il renonce définitivement à son autonomie et à sa volonté propre. En des termes qui rappellent fortement la doctrine islamique de la servitude parfaite (ubûda ), Boehme ne cesse de redire combien il est nécessaire de s'abandonner à la Volonté du Dieu unique pour que l'homme régénéré devienne un verbe dans le Verbe (p.310).
Patrick GEAY
La Philocalie, Tome 1, présentée par Olivier Clément, traduction J.Touraille, Ed. Desclée de Brouwer/J.C Lattès, 1995.
Regroupant une anthologie de textes patristiques choisis par le Métropolite Macaire de Corinthe et présentés par un moine du Mont Athos, Nicodème l'Hagiorite, la Philocalie ("Amour de la Beauté" en grec) fut publiée originellement à Venise en 1782. Des Exhortations d'Antoine le Grand à : " n'avoir qu'une chose à cur, obéir et plaire au Dieu de l'Univers", jusqu'à "l'échelle des grâces Divines" de Théophane le Climaque, véritable synthèse de l'Oeuvre, ce premier tome de la présente traduction française, couvre, à travers les Traités de dix-huit pères Orthodoxes, dix siècles de transmission hésychaste faisant écho à cette Parole des Béatitudes :"Bienheureux les curs purs, car ils verront Dieu" (Matthieu, 5, 8.)
L'introduction de cette nouvelle édition, rédigée par Olivier Clément présente fidèlement l'esprit intemporel de cette Philocalie "encyclopédie de la Lumière incréée" même si elle cède parfois à de douteux penchants en citant Freud ou Jung. On peut lui préférer l'avant propos d'origine, dans lequel Nicodème reprend cette définition de l'Homme Véritable : "Veilleur de la création sensible et initié de la création intelligible". Ses présentations de chaque auteur ont été complétées avec bonheur par celles, précises et synthétiques du traducteur, Jacques Touraille. Nous le verrons, la place de Maxime le Confesseur est prépondérante dans ce premier volume, mais, au-delà d'une individualité, cette Somme magistrale frappe par sa remarquable unité. A l'image du but de la Prière du Cur, chaque traité se concentre sur l'Essentiel, le Cur Spirituel de l'Homme, dans une convergence harmonieuse (Marc l'Ascète, p. 163). Les moyens de cette concentration, étape de la Theosis (Déification) sont rappelés synthétiquement dans le titre complet de l'ouvrage :Philocalie des Pères Neptiques, composée à partir des Écrits des Saints Pères qui portaient Dieu, et dans laquelle, par une sagesse de vie, faite d'ascèse et de contemplation, l'intelligence est purifiée, illuminée, et atteint la perfection . Exercée dans ce champ de la pratique (Praxis ) qu'est la Nepsis, terme grec lié à la notion d'Eveil et de Garde du Cur, l'ascète, purifié, illuminé puis parfait, vise cet État où ce n'est plus lui qui vit mais le Christ qui vit en lui (Gal . II, 20. Cf Maxime le Confesseur, p.457). Avant d'introduire au domaine purement spirituel, la Philocalie propose d'abord, en un vaste éventail de méthodes, une purification du mental et des sens (Fermer les yeux est une vraie vision de Dieu, visant la régénération psychique). Vaincre ses passions et soumettre sa volonté ne sont pas de vains mots pour ces "Gardiens de Paradis"(Nil l'Ascète, p.240) s'inscrivant dans la forme ecclésiale orthodoxe (La Sainte Église est le Chandelier porteur de la Lampe Divine, Maxime p.256) et nous indiquant la voie de ceux qui s'étant penchés sur leurs curs (cf. Hésychius de Batos, p. 195, 208) ont acquis la prière au-dessus de tout espace qui est fait de ceux là seuls, qui, en toute perception et en pleine certitude, sont remplis de la Sainte Grâce (Diadoque de Photicé, p.293). La Prière du Cur, invocation du Nom Divin, aux formes variables (La plus connue nous est donnée par le Pèlerin Russe: "Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pêcheur"), est l'arme spirituelle de l'hésychaste (p.343, Théodore d'Edesse). Incessante, continuelle, elle est "Rempart pur,Port calme, Sauvegarde des vertus, fin des passions" ( p.351). La Philocalie nous décrit les moyens d'accès au Nom du Christ, "fondation et faîte de la Vertu", selon Hésychius de Batos, le Jeûne, la Solitude, le Silence, la Veille, la Chasteté sont autant d'outils purificateur révélant trésors spirituels cachés dans nos curs (p.416, Maxime). Le corps est support de réalisation (cf. p.161, Marc l'Ascète), "l'homme doit se tourner tout entier (Métanoïa ) vers le Seigneur" (p.300, Diadoque de Photicé) et atteindre "L'état de l'Homme Parfait, à la mesure de la Plénitude du Christ". Cet état correspond selon Maxime le Confesseur (p.433) à l'âge symbolique de 30 ans. Maxime, utilisant un symbolisme numérique assez mystérieux, présente le Christ en tant que Seigneur du temps par le 7, de la nature par le 5, des êtres intelligibles par le 8 et de la Providence par le 10 ; 30 étant la somme de tous ces nombres et correspondant à l'âge auquel le Christ s'est manifesté en tant que tel.La Parole philocalique présente de nombreux aspects ésotériques, c'est-à-dire exposant le noyau le plus intérieur de la tradition chrétienne dans sa doctrine et dans sa pratique. L'essentiel de la transmission hésychaste est bien sûr rationnellement incommunicable.A titre d'exemples et de voies de recherche, citons cependant Théodore d'Édesse rappelant que le bon moine doit agir en tout dans le secret et ne cherche que la louange qui vient de Dieu (p.359).Maxime (p.436) insiste sur les deux formes de manifestation de la Parole du Christ : l'une est commune et publique, l'autre secrète et accessible à peu, elle transfigure les gnostiques par la sagesse en vue de la Déification, à rapprocher des indications suivantes : Le Verbe de Dieu vient en nous avec le degré de puissance qui correspond à chacun. Il est donc crucifié pour ceux que la vie active mène à la piété ... Mais il ressucite et monte aux cieux pour ceux qui se sont dépouillés du vieil homme tout entier ... (p.443).Un peu plus loin, Maxime évoque le sens caché de l'écriture (p.449), la caverne d'Elie lieu caché de la sagesse selon l'intelligence (p.452) et Saint Jean l'Évangéliste initié à la Parole parfaite de l'incarnation du Verbe parmi les hommes (p.453).A l'inverse de l'état mystique, instable, Maxime assure de la permanence et de l'irréversibilité de la Déification (p.499), Union silencieuse qui dépasse l'entendement (p.515, 542). Ceux qui en sont dignes se connaissent eux-mêmes à partir de Dieu et connaissent Dieu à partir d'eux-mêmes (p.527). Il confirme également le nécessaire abandon (par 'surabondance' en quelque sorte) de toute notion d'ordre moral lorsqu'il s'agit d'entrer effectivement dans le domaine métaphysique. Il mentionne à ce sujet, le prophète Élie qui, avant d'être ravi dans le Ciel donne à Élisée son manteau (Maxime) celui-ci veut dire la mortification de la chair, par laquelle il a assuré la munificence du bon ordre moral,( p.555, 556).Mais auparavant, comme l'écrit Thalassius ( p.571) : "Ne néglige pas la pratique et ton intelligence sera illuminée". Il est dit "Je t'ouvrirai secrètement des trésors invisibles" (Is. 45, 3 LXX).Quant aux fruits que pourra recueillir le lecteur, tout dépendra du point de vue qu'il sera en mesure d'adopter. L'uvre philocalique, sans doute d'inspiration non humaine, échappe à toute approche discursive ou tentative de glose. Elle s'adresse, avant tout, au Chercheur qui, au moins virtuellement dépouillé du vieil honune, est prêt à recevoir dans son cur les empreintes que laisse la connaissance divine. Car il est impossible d'écrire sur de la cire, si l'on n'a pas d'abord effacé les signes qui s'y trouvaient imprimés (p.605 'Sur l'Abbé Philémon').Quant à celui qui lira cet ouvrage ou quoi que ce soit d'autre, non pour son avantage spirituel, mais afin de pourchasser les mots dans le but de blâmer l'auteur et de se faire passer lui-même, par présomption, pour plus sage que celui-ci, jamais rien d'utile ne lui apparaîtra nulle part, (p.373, Prologue de Maxime le Confesseur aux Centuries sur l'Amour).
F.P.R.
Jean LAMBERT, Le Dieu distribué. Une anthropologie comparée des monothéismes, Ed. du Cerf, 1995.
Cet ouvrage au sous-titre attractif est constitué de quatre études déjà parues dans diverses publications, auxquels l'auteur a ajouté une quinzaine de chapitres. Il s'agit d'une vaste spéculation, très personnelle, visant à appliquer aux trois religions monothéistes le modèle utilisé par G.Dumézil, revu ici par R.Girard, dans le contexte indo-européen. La perspective évolutionniste fonde en outre toute cette réflexion, qui reprend à son compte, notamment, l'idée fort répandue mais sans doute fausse d'un polythéisme précédent l'avènement du monothéisme (p.154). Conception que démentirait par exemple la Kabbale grâce à ses procédés herméneutiques volontairement ignorés par J.Lambert qui ne cite, parallèlement, les représentants du soufisme que de façon marginale. Mais la thèse principale de l'auteur consiste à assimiler, d'une manière qui pourra sembler singulièrement forcée, les trois monothéismes aux trois fonctions dumeiiliennes (P.26). C'est ainsi, que le Judaïsme se trouve associé à Quirinus (production), le Christianisme à Mars (guerre) et l'Islam à Jupiter (souveraineté). Bien que J.Lambert ait raison de réduire l'opposition habituelle entre sémites et aryens (on consultera sur ce point les articles importants de M.Vâlsan) , il ne donne aucune preuve satisfaisante susceptible de justifier sa position. A titre illustratif, ce dernier à beau parler du Christ comme d'un guerrier non-violent (p.90) pour tenter de concilier sa thèse avec l'Evangile, il apparaît au contraire que des trois monothéismes, le christianisme est certainement celui qui se tourne le moins vers les affaires du monde et qui ne mobilisera, du moins au début, aucune puissance militaire, cela, à l'inverse de l'Islam.D'un autre côté, pour quelle raison la beauté -ici celle de Joseph- devrait-elle être mise en relation avec la troisième fonction (p.164) liée à la production ? Le hadîth Dieu est beau et aime la beauté doit-il impliquer la même assimilation ? Le caractère artificiel de ce systématisme conduit également J.Lambert à rendre la chrétienté responsable du prométhéisme occidental moderne (p.190,377), alors que les uvres de l'industrie conquérante relèvent d'une ère post-chrétienne (E.Poulat) largement coupée de l'Evangile et de l'esprit des Métiers anciens. Enfin, lorsque certaines similitudes entre les traditions sémites et indo-européennes sont observées, faut-il obligatoirement recourir à la notion éculée d'emprunt (p.351), ou ne faudrait-il pas plutôt envisager d'autres raisons plus complexes, au risque d'abandonner les conceptions bergsoniennes relatives aux sources de la morale et de la religion, auxquelles adhère aussi J.Lambert ?
Patrick GEAY
Denys ROMAN, René Guénon et les destins de la Franc-Maçonnerie, Ed. Traditionnelles, 1995.
Cet ouvrage de Denys Roman (1901-1986) fut publié pour la première fois par Cyrille
Gayat aux Ed. de l'Oeuvre en 1982. Sa réédition est assurément une excellente chose,
compte tenu de l'intérêt incontestable des travaux de ce lecteur et correspondant de
R.Guénon, parmi les plus rigoureux que nous ayons connu. Comme le montre aujourd'hui
l'inquiétante diffusion des thèses de David Stevenson, la vraie difficulté pour les
Maçons, comme pour les historiens de l'Ordre réside dans l'interprétation correcte des
faits maçonniques. Or la méthode de D.Roman était précisément de conjuguer une
approche généralement très soucieuses des réalités historiques avec une lecture
symbolique et initiatique souvent exemplaire. Initié en 1947 à La Grande Triade
(G.L.D.F) il apporte régulièrement la preuve de la nécessité d'une bonne connaissance
de l'uvre de R.Guénon pour aborder l'étude de la Franc-Maçonnerie. On lira ou
relira avec un vif intérêt ses considérations sur le pythagorisme, les Templiers, les
rapports entre les Roses-Croix et la Maçonnerie, l'Ecossisme, le rËle des Jacobites.
Figure également dans ce volume un important chapitre consacré à la formation de La Grande
Triade qui après la Seconde Guerre s'était donné pour mission de rétablir autant
que faire ce peut l'ancien état de la Maçonnerie pré-andersonienne. A cette époque,
Denys Roman avait d'ailleurs entrepris une recherche, supervisée par Guénon depuis Le
Caire, et qui devait aboutir à la présentation au Convent de 1948-1949 d'un rituel aux
trois premiers grades. Celui-ci ne fut pas accepté. Sans doute y aurait-il tout intérêt
à reconsidérer ce projet dont le contenu conserve une grande actualité. Car même si
les 'opérations' de l'antique Maçonnerie ne pouvaient être restaurées avant certaines
échéances cycliques, comme nous l'affirmait D.Roman avant sa mort, il y a tout lieu de
penser que ce travail constitue toujours un objectif central pour les Maçons
authentiques.Ce livre, riche en perspectives, s'achève sur une remarquable étude
intitulée 'Euclide élève d’Abraham' où l'auteur donne quelques clés relatives à la
compréhension des légendes de métiers, dans lesquelles certains anachronismes
engendrent de fréquents jugements de valeur ironisant volontiers sur la cohérence des
Anciens Devoirs.
Patrick GEAY
Denys ROMAN, Réflexions d'un chrétien sur la Franc-Maçonnerie, Ed. Traditionnelles, 1995.
Il aura fallu attendre plus de douze ans pour que paraisse ce second recueil pourtant annoncé dès la publication du premier par les Ed. de l'Oeuv-re. Nous ne nous arrêterons pas sur les causes de ce retard en partie injustifiées. On trouvera dans cette suite de Réflexions (le titre initial du volume était, Histoire et Rituels Maçonniques ) un ensemble d'articles presque tous issus des Etudes Traditionnelles. Mis à part le premier d'entre eux qui appellerait quelques correctifs importants et dont la reprise ne s'imposait pas (33ans après ... ), il faut souligner le grand intérêt de l'ensemble. Après une critique salutaire du livre de Jules Boucher sur La symbolique maçonnique, D.Roman propose des interprétations judicieuses de l'imposition du nom des maîtres, du symbolisme de la Loge de Table, et sur une quantité d'énigmes touchant aux rituels de l'Ordre. On insistera d'autre part sur les positions nuancées que formule l'A. à l'encontre de Joseph de Maîstre, Cagliostro et surtout Willermoz. Il est bien connu que c'est en particulier à propos de ce dernier et du Rite qu'il fonda (R.E.R) que J.Tourniac et D.Roman s'affrontèrent durant de longues années. Celui-ci mis notamment en évidence le rôle du somnambulisme dans la formation du Rite Rectifié et le rejet manifeste chez Willermoz de l'héritage templier dont la Maçonnerie Ecossaise est dépositaire.Notons également la présence d'une étude parue dans Renaissance Traditionnelle sur le mot Amen qui établit un lien spirituel mystérieux entre les trois religions issues d’Abraham (P.237). Suivant ici J.Tourniac, l'A. rapporte que la valeur numérique de ce mot est égale à celles des deux Noms Jéhovah et Adonaï (soit 91) en précisant que le premier correspondait à l'aspect silencieux caché et ésotérique de la tradition (P.236). Nous croyons utile de rappeler à ce propos que, selon R.Guénon, Jéhovah (YHVH) pouvait être assimilé à l'Hiérogramme du Grand Architecte de l'Univers (E.F.M.C., T.II, p. 284), bien que la vraie prononciation du Tétragramme ne soit plus connue de personne (ibid., T.II, p.49).Ce recueil s'achève sur deux textes remarquables que l'A. avait publié dans le Cahier de l'Herne consacré à R.Guénon. Le premier rappelait tout spécialement le fait que la Maçonnerie dispose bien d'un legs initiatique relevant de l'ésotérisme chrétien comme peut le montrer une étude sérieuse du R.E.A.A. Corrigeons toutefois l'erreur de l'A. qui semble ne pas admettre le statut initiatique de l'hésychasme (p.254) pourtant clairement affirmé par R.Guénon lui même (A.E. C. , p.25), puis par M.Vâlsan. Le second porte principalement sur les relations énigmatiques qui existent entre la Franc-Maçonnerie et le Saint-Empire dont on sait l'importance, quoique trop souvent négligée, dans les Hauts Grades. Il s'agit là, pensons-nous, d'un des meilleurs articles sur le sujet.
Patrick GEAY
René DESAGULIERS, Les Pierres de la Franc-Maçonnerie, Ed Dervy, 1995.
Ce volume publié dans la nouvelle Collection Renaissance Traditionnelle que dirige R.Dachez réuni une série d'articles de R.Désaguliers paru dans la revue R.T. entre 1987 et 1992, année de la disparition de l'auteur.Pour ceux qui ignorent les recherches de R.Désaguliers, il convient de préciser qu'elles portent surtout ici sur la signification technique des termes anglais servant à désigner telle ou telle catégorie de pierre utilisée autrefois dans la construction. Le caractère ingrat et laborieux de ce type d'étude pourra gêner un lecteur non-averti, mais il faut reconnaître l'utilité de ces recherches pourvu qu'elles ne soient pas dissocier de l'aspect symbolique et initiatique des choses. Sur ce point toutefois on regrettera peut-être parfois un certain manque d'approfondissement concernant, par exemple, la signification de la bordure dentelée des Tableaux de Loge. En revanche, les chapitres portant sur la Pierre angulaire et la Pierre fondamentale mettent clairement en évidence l'importance du vocabulaire de la construction dans le Nouveau Testament et le fait qu'il ait été intégré, sous sa forme christique, dans la tradition maçonnique. Avec juste raison, l'auteur évoque enfin l'importance du Pasteur d'Hermas , récit visionnaire chrétien du IIe siècle rattaché au milieu essénien, et qui fait largement usage du symbolisme des bâtisseurs. Il est frappant d'observer que dans ce texte la Tour/Eglise construite par six jeunes gens a pour fondements la parole du Nom tout-puissant et glorieux, et pour soutien la force invisible du Seigneur. Ce passage montre bien que si l'Eglise correspond à la dimension religieuse de la tradition, l'art sacré qui en permet l'édification repose sur une connaissance d'un autre ordre. Mais l'extérieur et l'intérieur ne doivent pas forcément être dissocié comme on cherche constamment à le faire aujourd'hui. C'est pourquoi l'idée de laïciser les intentions du Pasteur comme le suggère R.Désaguliers nous semble des plus contestable dans la mesure ou cela conduirait immanquablement à détourner le texte de sa signification propre. Car même si la Maçonnerie n'est pas une institution à caractère religieux, elle n'a, pour être sacrée, aucun rapport avec le concept de laïcité, bien que la situation actuelle de l'Ordre semble hélas contredire notre affirmation.En tout état de cause, une organisation initiatique digne de ce nom se doit de transmettre la doctrine symbolique dont elle est porteuse au risque de choquer la mentalité profane que paradoxalement bien des Maçons mal orientés incarnent avec véhémence.
Patrick GEAY
Manuel INSOLERA, L'Eglise et le Graal, Ed.Archè, Milano, 1997.
Dans une courte introduction, Manuel Insolera situe lui -même son propos: " Une fois posé que la légende du Graal définit d'une manière privilégiée la forme la plus accomplie d'ésotérisme chrétien qui ait pu être transmise, notre étude entend principalement démontrer comment l'Eglise visible et l'Eglise invisible (celle dite exotérique de Pierre et de Paul et celle dite ésotérique de Jean et de Joseph d'Arimathie ) sont en réalité, et ne pourraient être, qu'une seule et même Eglise: intimement liées, de la même manière que la pulpe et le noyau constituent indissociablement un seul fruit "(p.9). Il est vrai qu'après l'excellent livre de Pierre Ponsoye: L'Islam et le Graal , ( Ed. Arché.), ce livre vient combler un vide, car les rapports entre le Christianisme et le Graal n'ont pas été beaucoup étudié, et surtout pas de cette manière à proprement parler orthodoxe, tant l'auteur se fonde sur l'étude de la patristique et de la liturgie. La première partie du livre tente de cerner les figures de Joseph d'Arimathie et de Nicodème dans les évangiles canoniques et apocryphes. La seconde, met le Graal en rapport avec le mystère de la transsubstantiation et rappelle les polémiques qui agitent les maîtres théologiens à la fin du XIIème siècle à propos du moment exact de la transsubstantiation des espèces eucharistiques . Ce n'est pas un point d'érudition historique gratuit, car pour l'auteur le Graal est en effet l'archétype de tous les calices liturgiques, et la liturgie du Graal est elle-même l'archétype de toute la liturgie chrétienne. Citons à ce sujet le point de vue de M. Insolera lui même (p.110) : " La dispute théologique à propos de l'exact moment de la transsubstantiation, le mystère de la présence réelle sous les espèces du pain et du vin, le problème de la communion au calice de la part des fidèles, la mystique cistercienne de la vision directe, les rapports secrets, veinés d'une opposition peut être non radicale, entre certains aspects de la théologie d'Innocent III et certaines perspectives profondes cachées derrières le somptueux récit cistercien de la Queste del Saint Graal, tous ces éléments paraissent liés par une tresse d'affinités et d'oppositions, riches de nuances et d'implications sans doute presque totalement inexplorées. " Enfin, signalons dans ce livre l'abondance des notes et leur pertinence, qui ouvrent de fait , à tous ceux qui s'intéressent au problème du Graal, de multiples champs d'investigations et donc la possibilité de continuer à explorer.
Philippe PAROIS
Eric GEOFFROY, Djihad et Contemplation. Vie et enseignement d'un soufi au temps des croisades, Ed. Dervy, 1997.
L'auteur, maître de conférence à l'université de Strasbourg, nous livre à travers cette étude un aperçu très substantiel de l'enseignement de Cheikh Arslan saint patron de Damas, mort vers 1160. Pour l'essentiel, cet ouvrage est une traduction commentée de l'Epître sur l'Unicité divine (al-risâla fil-tawhîd) dont le thème central est celui de " l'extinction de l'individualité humaine en Dieu " (p.47). Un des aspects majeurs de cette Epître réside dans la mise en cause d'un associationnisme subtil (latîf) dont la perversité maintien l'individu dans la croyance en une autonomie illusoire de son existence. Or celle-ci est principalement due à une approche strictement mentale du divin (p.81), d'où la nécessité de renoncer à l'idée d'une force, d'une volonté, d'un libre arbitre dont l'ego aurait la propriété (p.110). Tout doit par conséquent être ramené à la quête d'un Agent unique par delà la crainte de l'Enfer où le désir du Paradis (p.118). Il est à noter que dans son étude E.Geoffroy s'inscrit dans la perspective générale inaugurée par R. Guénon, ce qui montre à nouveau -n'en déplaise à certains- l'importance cruciale de son uvre pour qui veut sincèrement comprendre ce qu'est une tradition dans sa double dimension ésotérique et exotérique.
Patrick GEAY
Collectif, Les Hauts Grades maçonniques aux XVIIIe et XIXe siècles : Sources et histoires. Actes du colloque organisé et publié par Renaissance Traditionnelle, n°s 110-111 et 112, 1997 (B.P161-92113 Clichy Cedex).
Cet important colloque mérite incontestablement une attention particulière quant aux découvertes dont il fait état sur le plan de l'histoire maçonnique. Nous ne nous attarderons pas sur la première conférence de Roger Dachez consacrée au grade de Maître dont nous reparlons ultérieurement dans la réponse que nous préparons à l'article de notre collaborateur J.-M. Mathonière paru dans le n°5 de LRd'A. Le concept d'interprétation génétique de l'histoire maçonnique auquel adhère R.Dachez nous paraît fort contestable en ce qu'il augmente la confusion dans la compréhension d'une réalité déjà très complexe. Il ne nous semble pas possible de soutenir par exemple que S.Prichard fixe un système en trois grades en 1730 dans son Masonry dissected. On voit mal en effet comment ce dernier qui divulgue ce qu'il a pratiqué aurait pu inventer un troisième grade en raison de son hostilité patente envers l'Ordre maçonnique. Cela est du reste infirmé par l'existence d'un grade de maître dans les manuscrits Sloane (1710) et Trinity Collège (1711) que cite rapidement R.Dachez. Plutôt que de parler d'une compétition entre plusieurs grades de maîtres, nous nous demandons si chez les opératifs la maîtrise n'était pas essentiellement concentrique - terme justement utilisé par J.-P. Lassalle au sujet des Hauts Grades - comme le montre bien la fonction de l'Arc Royal. L'idée même d'Ancienne Maîtrise dont parlait de Boulard au XVIIIe siècle à propos de l'Ecossisme et que R.Dachez évoque justement nous semble être à l'inverse une piste à suivre. Comme si pour être complète, la maîtrise se devait d'englober tout un ensemble de plans traditionnels et ésotériques dont l'origine reste mystérieuse. Quant à la non-filiation entre opératifs et spéculatifs à laquelle R.Dachez et M.Brodsky se montrent très attachés nous y reviendrons plus tard. P.Mollier dans une étude précise et très claire revient sur la question autrefois très controversée de l'authenticité de la Patente Morin. Preuves à l'appui il procède à une véritable réhabilitation de ce dernier en montrant que cette Patente a bien existé et qu'elle fut confiée à E.Morin par la première Grande Loge de France en Août 1761.
Ce travail est une réelle avancée de l'histoire des Hauts Grades et il permet de voir dans quelle mesure il existe bien un bon et un mauvais usage des faits
M. Piquet aborde ensuite l'étude du grade de Rose-Croix. En rappelant que " l'économie du grade est l'imitation de la Passion de Jésus", l'Auteur montre que ce grade procède d'une re christianisation de la Maçonnerie comparable à l'entreprise des Ancients. Cela dit, il convient de souligner ici que la Passion du Christ constituait le fondement de certains rituels compagnonniques au XVIIème s. en France, notamment chez les Chapeliers
M. Brodsky donne à propos des Hauts-Grades en Angleterre au XVIIIème s. une vision parfaite de ce que peut être une conception profane de la Maçonnerie. Il achève du reste sa conférence en affirmant qu'un maçon régulier est celui "qui paie ses cotisations", ce qui ne laisse pas de surprendre pour un représentant de la G. L. U. d'A
Ce numéro se termine par la conférence de B.Morris sur les Hauts-Grades aux Etats-Unis depuis 1730. La communication de J.-P. Lassalle sur le 33 ème grade n'a été reprise que dans le n°112. Après avoir justement fustigé "le démon de l'hypercriticisme", l'Auteur passe en revue les différentes hypothèses concernant l'origine de ce grade et retient celle de l'Allemagne.
Voici pour ce colloque. Ce même numéro (112) débute par un remarquable article de A.Kervella et Ph. Lestienne qui porte sur l'existence d'un haut grade templier (1750) dont le rituel est conservé en Bretagne (Finistère) et dans la Vienne. L'analyse du contexte jacobite, ses liens avec la Stricte Observance amène les auteurs à réhabiliter le baron de Hund, ce qui ne devrait pas passer inaperçu. Enfin, R. Dachez démontre avec pertinence que le Royal Arch anglais devrait se traduire par Arc Royal, contrairement à l'opinion de M. Brodsky qu'il conteste. Ce dernier croit en effet que ce grade évoque directement l'Arche d'Alliance, alors qu'il renvoie plutôt à l'idée de Voûte. On s'étonne qu'un ancien Vénérable de la loge "Quatuor Coronati" (M. Brodsky) ait pu se tromper sur un point aussi élémentaire, mais il faut dire, comme le précise R. Dachez "que les maçons anglais ont toujours fait un usage extrêmement modéré et toujours simple de la méthode symbolique"
Patrick GEAY
Joseph de HAMADAN, Fragments d'un commentaire sur la Genèse, traduction et introduction par Charles Mopsik, Ed. Verdier, 1998.
L'auteur de ce traité, bien que peu connu, est pourtant considéré comme étant l'un des kabbalistes les plus considérable du XIIIème siècle. Sans pouvoir, à aucun degré, être qualifié de panthéiste, l'enseignement de ce maître est marqué par l'idée que "tout est au dedans de Dieu" (p.22) et que la Réalité divine ne doit pas être projeté au dehors de l'univers. Il n'y a donc pas ici de "nature séparée" précise Ch. Mopsik (p.29) et dans leur matérialité même le corps de l'homme, le cosmos, la Thora sont concrètement l'expression de la Forme de Dieu. Le thème de la transmigration apparaît également à plusieurs reprises et aurait nécessité, vu sa complexité, davantage de précision de la part du traducteur d'autant que celui-ci emploie systématiquement le terme de "réincarnation" qui risque de jeter le trouble dans les esprits. On sait en effet que la notion de réincarnation est apparu au XIXème siècle dans les milieux spirites et occultistes qui déformèrent certaines idées traditionnelles d'origine hébraïque déjà plus ou moins bien comprise par la Kabbale chrétienne. Il serait donc souhaitable de revenir sur la question afin de présenter une synthèse qui, depuis les sources médiévales juives en passant par l'école de Safed donne une vision précise de l'enseignement relatif à la "révolution des âmes". Cela dit , ce court traité, écrit dans un style non discursif comparable à celui du Zohar, offre des perspectives d'interprétations spécifiques à l'ésotérisme comme le fait de présenter Caïn de manière positive en le faisant correspondre à Métatron (p.54), auquel est également associé Toubal-Caïn (p.96)
Mais l'un des points sur lequel il convient d'insister avec force, est que "chaque mot de la Thora sans exception est un secret dissimulé et profond" (p.61). Cette conception de la Révélation et des Ecritures implique donc un respect absolu de la structure et de la lettre du Texte sacré en ce qu'il est "le paradigme de la Forme supérieure sainte et pure" affirme J.de Hamadan (p.103) . Nous sommes donc très loin ici d'une herméneutique arbitraire, libérale ou créative qui invente le sens.
Patrick GEAY
POLITICA HERMETICA, n°11, 1997, Pouvoir du symbole, L'Age d'Homme.
Cette publication annuelle dirigée par Jean-Pierre Laurant et Jean-Pierre Brach consacre ce numéro à la fonction du symbole. Nous n'évoquerons ici que quelques-unes des treize études qui composent ce volume. B. Schiavetta tente de définir le statut du symbole ésotérique en confrontant la sémiotique avec le point de vue traditionnel qu'il ne semble pas partager. On retrouve évidemment ici l'idée d'une origine conventionnelle des symboles défendue par toute la linguistique et l'anthropologie moderne. Il doit cependant être précisé que selon la tradition une "chose" ne peut pas comme le pense B.S "devenir symbole ésotérique" (p.24), elle est ou elle n'est pas symbolique. En revanche il est un fait que de nombreux signes , tel le sigle du recyclage, dont la fonction est de donner une information ordinaire et pour ainsi dire profane dans le monde actuel, peuvent prendre leur source dans une forme symbolique morphologiquement semblable (ici le Yin-Yang). Que l'on ne croit pas à l'origine sacrée des symboles est donc une possibilité qui ne doit pas conduire le chercheur moderne à ramener le symbole à l'acte de symbolisation (p.29), si du moins il entend faire comprendre ce qu'est véritablement un symbole aux yeux de l'homme traditionnel.
J.-P. Brach et P.L Zoccatelli donnent un aperçu très instructif de ce que fut d'après une page inédite du journal de L. Charbonneau-Lassay la composition au XVIème siècle de la fameuse Fraternité du Paraclet dont celui-ci avait parlé dans ses écrits. On découvre non sans surprise les noms de Pierre de Rohan ou Guillaume Briçonnet. Mais il faut espérer que les recherches pourrons mener plus loin dans la découverte de ce que J.-P. B et P.L. Z nomment le "dépôt spirituel" de cette Fraternité hermétique chrétienne.
P. Mollier étudie les rapports entre le grade maçonnique de Rose-Croix et le christianisme. Il montre comment ce grade manifestement christique a été parfois difficilement accepté par une Maçonnerie déjà fortement laïcisée au point que certains ont cherché à le déchristianiser, ce qui aujourd'hui encore est assez courant. On est ici à nouveau confronté au problème du juste positionnement de l'Ordre maçonnique par rapport à la religion, ce qui semble tout simplement insoluble sans la référence pourtant élémentaire au couple ésotérisme/exotérisme.
L. Nefontaine en faisant de la Maçonnerie une "religiosité séculaire" nous parait donc faire fausse route et montre ainsi les limites de la psychosociologie.
N. Goodrich-Clarke spécialiste des sources occultistes du nazisme évoque deux figures du néonazisme contemporain : Savitri Devi et Miguel Serrano qui donnent une idée assez précise du caractère aberrant et délirant de cet obscur mouvement politique. C.G.Jung qui est évoqué en conclusion à propos du furor teutonicus voit ses archétypes identifiés à des divinités (p.181) alors qu'ils ne sont rien d'autre, suivant l'expression de R.Becker, que les "schémas constitutifs de l'espèce".
Patrick GEAY
Neville BARKER CRYER, LArche et lArc en ciel, traduit de langlais et présenté par Georges Lamoine, Ed. SNES, 1999.
La parution française de cet imposant volume constitue en soi un événement, puisque la littérature qui, en notre langue, a trait aux side degrees des systèmes anglo-saxons, est pratiquement inexistante. Louvrage, précisément consacré à la Maçonnerie de Marque et à son complément, le Nautonier de lArche Royale, est assurément une somme documentaire inestimable. Et lavant-propos de Dominique M. Doyen, Grand Maître pour la France de ces mêmes degrés, justifie à lui seul lintérêt dune telle initiative ; il tempère tout au moins le caractère spécifiquement britannique de lenquête, largement axée sur les développements et les aléas des juridictions dOutre-Manche.
Notons que ce type dinvestigation, caractéristique dune certaine école historique, peut néanmoins conduire aux excès que lon sait, notamment pour tout ce qui concerne la question des origines, reposant davantage sur une recherche obsessionnelle des preuves documentaires, que sur lévidence dune transmission ininterrompue des assises sacrales du Métier (quelles quen soient, dailleurs, les modalités dapplication).
Lexemple le plus caractéristique de louvrage, est la confusion entretenue autour du rôle attribué à la Maçonnerie de Clément Stretton. Rappelons à ce propos ces deux références importantes, à la suite des commentaires de René Guénon (attentif et prudent à la fois, à légard de cette reconstitution rituelle), que furent les contributions de J.Tourniac (" LOrdre Royal dEcosse et les Opératifs dans la perspective de René Guénon ") et de P.Girard-Augry (" Les survivances opératives en Angleterre et en Ecosse "), dans le volume 3 des Travaux de V. de Honnecourt (1981), auxquelles il serait utile de se reporter.
Le recensement effectué par Cryer, de pratiques opératives, comme autant d " éléments qui referont surface comme partie des cérémonies de Marque que nous connaissons aujourdhui "(p.32), témoigne de lauthenticité dun corpus rituel, dont la filiation se perpétue dans lactuelle Maçonnerie. Insistons sur le fait que celle-ci est légataire de la totalité du dépôt rituel du Métier, quelle le méconnaisse ou choisisse au contraire den faire fructifier certaines composantes. Les " coutumes immémoriales " (expression des règlements de Torgau, 1462), que sont les caractéristiques se rapportant aux marques des maçons, sont ainsi relevées : personnelles, dapprobation (sanctionnant laccomplissement de la tâche) et bien plus encore, cryptées. Ce dernier point, pourtant le plus significatif, est à peine envisagé. Il est vrai que son approfondissement concernait lésotérisme du Métier : celui envisagé par F.Rziha (connu de lauteur, puisque brièvement cité) et Matila C. Ghyka, et référé aux tracés fondamentaux de la géométrie sacrée des bâtisseurs. Assurément, tel nétait pas la priorité de louvrage. Et le développement, fort intéressant par ailleurs, du thème noachique propre au grade de Nautonier, en fin de volume, ne suffit pas à combler cette carence.
Frédéric TESSIER
Marguerite PORETE, Le Miroir des âmes simples et anéanties, traduit du français médiéval, introduit et annoté par Max Huot de Longchamp, Editions Albin Michel, collection Spiritualités vivantes, 1997.
Ce livre, qui a fait lobjet dune première édition en 1984, comprend une intéressante introduction de M.H. de L. qui sachève par un tableau récapitulatif et descriptif des sept états de grâce marquant les sept étapes du cheminement spirituel de lâme jusquà lanéantissement et la transformation en lamour divin (p.155...), thème central du Miroir. A travers son prologue et ses 138 courts chapitres, le Miroir, invite le lecteur qui ne se laisse pas dérouter par un développement non linéaire et non progressif du thème, à voyager sur une mer imprévisible, vers des rivages quun ordre rationnel naurait peut-être pu aussi bien lui permettre dentrevoir. De nombreuses et très riches annotations du traducteur sont regroupées en fin douvrage.
Cest à lépoque de Philippe Le Bel, de la dissolution de lOrdre du Temple, des grands procès de lInquisition, que se tient celui de Marguerite Porete, qui lamènera (ainsi que son Miroir), au bûcher en 1310, signalée comme béguine à une époque ou le béguinage échappe " aux formes canoniques traditionnelles de la vie religieuse et (est) régulièrement confinée par lopinion, comme par les autorités ecclésiastiques, aux limites hérétiques de la liberté spirituelle, sinon formellement du Libre Esprit... " (Intro p.20), et suite à son refus obstiné devant linquisition de Paris, à ne pas collaborer avec " un appareil inique " et " à recevoir labsolution pour des fautes quelle retenait ne pas avoir commises " (p.26).
Le Miroir, qui " contient ... une invitation à se mirer pour se rapprocher dune réalité admirée ", sa fonction étant " de nous introduire à lunivers contemplatif " (Intro p.16), est un genre littéraire médiéval particulier qui utilise une mise en scène où les acteurs tels que " Raison ", " Amour " ou " les Vertus ", ainsi que lÂme (simple et anéantie), sont personnifiés à la manière des récits courtois de lépoque. On y trouve les grands thèmes de lenseignement ésotérique universel qui ne se départissent jamais ici des formes chrétiennes les plus pures et qui placent lauteur dans la lignée spirituelle de maître Eckhart, saint Bernard ou Hadewijch dAnvers... Citons, par exemple, celui de la réalisation ascendante et descendante avec la nécessité sacrificielle de la seconde quand lâme anéantie déclare : " Je chante et je déchante... pour ceux qui ne sont pas encore libres... " (p.150)... Le Miroir retrace litinéraire, " le droit chemin royal par le pays du non-vouloir " (p.123), que lâme, affranchie du péché, maîtresse de Vertus après leur avoir été soumise (pp.60, 83) et " dessus la Loi mais non contre la Loi " (p.204), emprunte pour aller " où lon peut voir les images subtiles des attirances de lamour divin " (p.67) et accéder à la transformation totale en cet amour divin.
Ces thèmes contribueront à la condamnation du Miroir et de son auteur, victimes de la jalouse Raison (p.132) "maîtresse de Sainte-Eglise-la-Petite " faite elle-même des gens gouvernés par Raison et quAmour " traite de vilains ", eux " à qui il suffit dêtre sauvés ", en se réjouissant quils soient " mis hors de la cours des secrets " divins (pp.130,131). Ainsi, sans quils soient jamais nommés si ce nest par les vocables de " Sainte-Eglise-la-Petite " et " Sainte-Eglise-la-Grande " (pp. 79, 80, 106, 107), ou subtilement à travers lallusion faite aux deux sortes de sainteté (p.161), lexotérisme et lésotérisme sont clairement distingués. Cest même le problème de la non reconnaissance de lésotérisme au sein de la chrétienté qui est ici implicitement traité. La paix serait hiérarchiquement rétablie si Raison, comme elle en exprime le désir dans le chapitre 39 (p.102), voulait " servir cette âme (de ces âmes affranchies qui constituent Sainte-Eglise-la-Grande - p.107) et en être esclave ".
Malgré cela, même M. H. de L. ne reconnaît pas lésotérisme (quil mentionne avec mépris) de lenseignement du Miroir (p.30), lui qui affirme par ailleurs que le Miroir permet " une transformation intérieure dordre sacramentel à laquelle pouvait prétendre le livre au Moyen-Age " (p.14), faisant ainsi abstraction de la nécessité, en préambule, dune préparation dordre initiatique (formelle ou informelle) à toute réalisation véritable.
Le Miroir, comme dautres oeuvres de cette envergure et de cette époque, apparaît comme une des formes testamentaires de la tradition médiévale et le témoignage extrêmement vivant dune expérience de réalisation intérieure parvenant à son terme. Sa lecture est à même déclairer tout chercheur convaincu que la réalisation effective de lêtre est une réalité possible à atteindre.
Stéphanie LAMARCHE
André KERVELLA, La Maçonnerie Ecossaise dans la France de lAncien Régime, Ed. du Rocher, 1999.
Lauteur qui a déjà publié en 1996 (éd. du Prieuré) un premier livre (épuisé) sur lintroduction de la Maçonnerie en France au XVIIIème siècle engage ici une série de travaux tout à fait remarquables et pertinents concernant le rôle considérable des milieux jacobites dans la diffusion de lEcossisme. Le non-conformisme dA. Kervella, sa rigueur historique, sa connaissance directe des archives donnent à ce livre une force argumentative incontestable. Rectifiant à loccasion les travaux de Le Forestier ou de Pierre Chevalier, depuis peu disparu, il confirme efficacement quelle fut la fonction de laristocratie stuardiste écossaise dans létablissement en France du grade templier de Chevalier Elu, insistant peut-être à lexcès sur larrière-plan exclusivement politique de cette entreprise. Le but étant bien pour cette noblesse de rétablir un prétendant catholique sur le trône que - signe des temps - le pape ne soutiendra pas jusquau bout (p.409), cela nexclut pas à lépoque la possibilité, dans certains cas, dun engagement initiatique authentique de sa part.
Parmi les apports notables de ce livre on notera aussi la mise en cause du rôle de Ramsay et surtout, de linfluence de la Grande Loge de Londres, anglicane et hanovrienne (p.187), contre laquelle sopposera celle des Anciens également proches des Jacobites! La réhabilitation nuancée du baron de Hund, fondateur de la Stricte Observance Templière, mérite enfin dêtre soulignée (p.350). Curieusement désavouée par Charles-Edouard (p.360), son entreprise connaîtra un destin ambigu avec la fondation du très problématique Rite Ecossais Rectifié.
Un mot pour terminer de la psychologie de linitiation quA. Kervella développe à la fin de son ouvrage. Son rejet des filiations possibles entre Maçons et Templiers (p.380), comme dailleurs entre opératifs et spéculatifs (p.10, n.1), nous paraît très contestable en ce quil procède dun même courant mental soucieux à lheure actuelle de nier à priori lexistence de toute transmission initiatique dans le cadre maçonnique, sans doute pour mieux y introduire dautres perspectives... Comprendre lhistoire si complexe de la Maçonnerie occidentale nécessite au contraire la capacité à rassembler des données éparses, cela naturellement avec précision et discernement. Mais faut-il encore pouvoir accepter certaines vérités, quitte à renoncer aux idéologie du siècle.
Patrick GEAY
Connaissance des Religions, Frithjof Schuon, Numéro Hors Série, 1999.
La revue Connaissance des Religions nous gratifie d'un numéro copieux hors série concernant Frithjof Schuon (1907-1998) dont l'uvre a inspiré et inspire encore les fondateurs de la dite revue, ainsi que bon nombre de leurs collaborateurs. La plupart des articles de ce numéro spécial sont des témoignages personnels relatant avec honnêteté et ferveur ce que peut éprouver toute personne en quête spirituelle (en recherche d'une "voie") lorsqu'elle rencontre un maître vivant et non pas seulement une somme ou une doctrine exposée de façon livresque. En cela on peut comprendre l'impact, le choc, l'éveil (mais aussi la séduction ) qu'a pu occasionner une telle rencontre en regard de la pénurie de guidance spirituelle dont souffre l'Occident. Que ce soit par ses écrits ou ses conseils, il est aisément compréhensible que le Sheikh Aïssa Nûr Ed-Din ait pu être une lumière sur le chemin ardu de la quête, alors que les organisations traditionnelles du vieux monde ont disparu ou sont en état de dégénérescence. Le Sheikh ne venait-il pas accomplir en partie certaines possibilités envisagées par René Guénon concernant, soit un éventuel redressement de l'Occident, soit une revivification de certaines voies occidentales grâce à un apport oriental? Comme le signale Ch. A. Gilis dans son article : " Il n'est pas contestable ( ) que la Maîtrise spirituelle dont il avait la charge, l'autorisait à développer des points de vue et des applications particulières que René Guénon n'avait pas envisagés directement lui-même " Le même auteur, est le seul à notre avis, à s'élever au dessus des polémiques entre "schuoniens" et détracteurs du Sheikh, en s'appuyant sur l'argument akbarien du "respect des convenances" (l'adab en langue arabe) qui est l'essence véritable de la maîtrise spirituelle. Il n'est en effet pas contestable que Frithjof Schuon ait outrepassé sa fonction, soit par une ambition secrète, soit par manque de discernement en ce qui concerne l'uvre de René Guénon dont la fonction s'apparente au Tassawwuf ou "gouvernement ésotérique des affaires du monde" : " le simple fait que Frithjof Schuon ait été investi d'une maîtrise de cet ordre (il s'agit là du Tassawwuf) suffit à démontrer que, au point de vue initiatique, il n'était pas n'importe qui, ce qui rend particulièrement inacceptables, voir odieux, les jugements que se permettent de porter sur lui aujourd'hui des gens dépourvus de toute qualification et de toute compétence. Par ailleurs, l'adage latin "corruptio optimi pessima" (la corruption du meilleur est la pire) conviendrait assez mal car, selon nous, Frithjof Schuon ne fut ni le meilleur, ni jamais corrompu. En revanche, il est bien évident qu'à un tel degré de "responsabilité fonctionnelle", la moindre erreur pouvait provoquer une sanction divine et entraîner une disgrâce dont l'actualisation nous paraît indubitable en l'occurrence. A nos yeux, l'exil américain en fut le signe visible.
Parmi les autres articles de ce numéro, signalons l'approche biographique de Jean-Baptiste Aymard accompagné de photographies qui nous paraissent assez suggestives quant à certains traits de caractère du Sheikh Aïssa Nûr Ed-Din. L'auteur nous parle entre autres épisodes, du procès qui a assombri les dernières années du vieux sage de Bloomington : nous apprenons que le procureur prononça un non-lieu et que la presse locale fit amende honorable, l'accusateur semblant avoir été un personnage malveillant et détraqué Nous sommes donc rassurés sur la "propreté morale" du Sheikh sans pour autant attacher à cette question une importance capitale. En effet, si la personne et l'uvre de Frithjof Schuon posent un problème grave, c'est essentiellement sous certains aspects doctrinaux qui sont en rupture avec l'enseignement de René Guénon, dont il faut rappeler la fonction axiale et polaire (aspect central dont la revue, dans son ensemble ne parle guère). Affirmer par exemple, que les sacrements chrétiens sont actuellement encore initiatiques et que leur fréquentation serait à elle seule suffisante pour la "réalisation métaphysique" est contraire à l'enseignement du Sheikh Abd al Wahid Yahya. Ce choix doctrinal a eu pour conséquence inévitable de semer le trouble dans les esprits et de diviser les chrétiens. Cet état de fait est d'autant plus regrettable que le Sheikh Aïssa Nûr Ed-Din (dont le nom signifie, ne l'oublions pas, "Jésus, Lumière de la Tradition"!) a permis à bon nombre de chrétiens la recouvrance de l'intériorité au sein de leur propre tradition, comme en témoignent également quelques articles; malheureusement, aucun ne fait mention de la difficulté dont nous venons de parler ou bien le contraire toujours à l'avantage de Frithjof Schuon, que Jean Biès n'hésite pas à nommer : "le grand métaphysicien du XXème siècle" ! Toujours à l'attention des personnes de confession chrétienne, signalons la belle méditation de James Custinger (orthodoxe et professeur de théologie aux États-Unis) concernant "le mystère des deux Natures"; l'auteur s'attache à montrer la parfaite cohérence de l'exposé christologique du Sheikh avec la Doctrine des Pères de l'Eglise en précisant "Il (Frithjof Schuon) était métaphysicien et ésotériste, non pas théologien, et son point de départ était la nature des choses et non les doctrines exotériques d'une religion donnée. Les doctrines l'intéressaient dans la mesure où elles pouvaient servir de clés intellectuelles ou de supports méthodiques pour ceux qui voulaient savoir ce qui est". Relevons également pour terminer, deux citations du Sheikh Aïssa Nûr Ed-Din qui parlent en faveur de ses capacités à guider les âmes : "même si nos écrits n'avaient en moyenne pas d'autres résultats que la restitution pour quelques uns de cette barque salvatrice qu'est la prière, nous devrions à Dieu de nous tenir pour profondément satisfait" (Le Jeu des masques, l'Age d'Homme, 1992) et " l'intelligence et la certitude métaphysique ne sauvent pas à elles seules, et n'empêchent pas à elles seules des chutes de Titans"(Perspectives spirituelles et faits humains, Maison-Neuve et Larose, 1989).
Jean-Didier FORGET
Guy G. STROUMSA, Hidden
wisdom : esoteric traditions and the roots of Christian mysticism,
Ed. Brill (Studies in the history of religions; 70), Leiden, 1996, XII-195 p.
Ce recueil de Guy Gedaliahuh
Stroumsa n’est pas une entière nouveauté pour le lecteur francophone qui a
pu lire en français deux des articles qui le constituent, Paradosis et Esotericism
in Mani’s thought and background, publiés l’un et l’autre par les Éditions
du Cerf, en 1992, dans le volume Savoir et Salut de la collection
“Patrimoines”.
Le propos de l’A. est d’abord
de montrer comment les traditions ésotériques du christianisme des premiers siècles
se transformèrent en doctrines mystiques. Il établit donc, à partir d’un
important matériel patristique l’existence de ces traditions ésotériques
qu’il considère (dans une perspective assez proche de celle développée par
le Père Daniélou) comme la reprise de l’ésotérisme juif d’alors.
Ensuite, il montre que ces traditions ayant rencontré un grand succès dans
divers milieux gnostiques, qui faisaient essentiellement porter l’accent sur
les élus qui partagent le secret ésotérique, vers la fin du IIe siècle, les
Pères, portés par une conscience accrue de l’universalité du salut chrétien,
furent conduits à évacuer et à nier toute dimension authentiquement ésotérique
dans le christianisme orthodoxe. Le vocabulaire de l’ésotérisme servit alors
à l’élaboration des doctrines mystiques qui se fondaient sur l’ineffabilité
de Dieu et l’intériorité humaine.
L’un des indices majeurs que
l’A. relève pour étayer sa thèse est l’insistance faite par les Pères du
IIe-IIIe siècle sur le musterion entendu comme ineffable et non plus
comme caché, alors que l’ésotérique serait avant tout le secret en tant que
caché. L’“évacuation” de l’ésotérisme serait alors la conséquence
naturelle de l’universalité du christianisme qui, en tant que religion du
salut offert à tous, ne pourrait s’accommoder de l’existence de vérités
cachées. Il est vrai que cette interprétation traduit la pensée de bien des
chrétiens et de certains Pères (que l’on pense à Augustin), mais,
suffit-elle à qualifier l’ésotérisme ? En effet, bien que partant de prémisses
pour le moins différentes, des auteurs comme René Guénon et Antoine Faivre
ont bien montré que la caractérisation de l’ésotérisme par le secret de
convention était très insuffisante. On peut même soupçonner que
l’ineffable est l’objet premier de l’ésotérisme, le secret conventionnel
y intervenant comme symbole et comme élément de méthode sur la voie. On peut
aussi se demander si l’opposition que fait l’A. entre anabase de l’herméneutique
ésotérique et catabase de l’intériorisation mystique n’est pas elle aussi
quelque peu schématique, anabase et catabase, remontée des degrés des mondes
et voyage intérieur, se correspondant souvent étroitement.
Ces quelques restrictions posées,
il n’en demeure pas moins que cet ouvrage offre un important matériel
documentaire, la palette des courants considérés étant particulièrement
large (outre le christianisme primitif, ce sont encore le manichéisme, antiquité
hellénique tardive, le gnosticisme, le manichéisme, etc.). Reste donc au
lecteur à davantage élucider les notions d’ésotérisme et de mystique pour
relire au mieux cette imposante et suggestive documentation, et juger, au moins,
des conditions actuelles de possibilité d’un ésotérisme authentiquement chrétien
au sein des courants orthodoxes du christianisme.
Jérôme ROUSSE-LACORDAIRE
Mark SEDGWICK, «Traditionalist
Sufism», Aries n°22, 1999, édité par Archè, p. 3-24.
Anglais converti à l'Islam, M.
Sedgwick enseigne à l'Université Américaine du Caire. Ses travaux portent
essentiellement sur le “soufisme traditionaliste” d'inspiration guénonienne
ou schuonienne. Il prépare d'ailleurs un ouvrage sur le sujet. Dans cet
article, il replace ce courant dans le cadre plus large du soufisme en Occident,
puis en propose une grille d'analyse globale. Celle-ci est très discutable,
mais peu importe car le fond de l'article concerne R. Guénon et F. Schuon —
qu'il n'est plus besoin de présenter — et quelques représentants de leur
descendance spirituelle. M.S. retrace d'abord à grands traits la “carrière”
spirituelle des deux personnages. Il met l'accent sur leurs sources initiatiques
respectives, sur les rapports mutuels qu'ils ont entretenus puis sur les causes
de leur dégradation. Après cela, il traite la voie fondée par Schuon (la
Maryamiyya) et enfin la Ahmadiyya de ‘Abd al-Wâhid Pallavicini.
La comparaison exclusive avec
l'ordre naqshbandî du cheikh Nâzim Haqqânî a quelque chose d'arbitraire; il
aurait fallu l'étendre à d'autres voies telles que la ‘Alawiyya, qui partage
avec le courant schuonien la référence au cheikh algérien Ahmad al-‘Alâwî
(m.1934). L'exemple de la Bushîshiyya marocaine, connue en france par Fawzi
Skalli, aurait également été pertinent en ce qui concerne la France.
Ce que dit M.S. sur Guénon et
Schuon induit l'orthodoxie islamique du premier, et ce qu'il faut bien appeler
l'hétérodoxie du second. L'auteur justifie notamment le fait que Guénon ait
surtout écrit sur l'hindouisme, et non sur le soufisme (p. 6), et qu'il se soit
plié à un mariage catholique tout en étant musulman (p. 20). Guénon,
remarque t-il, avait une pratique «purement islamique», et il amena beaucoup
de personnes à entrer en islam (p. 6).
Par contre, M.S. met en cause
l'authenticité et la portée initiatique du diplôme de muqaddam (“représentant
d'un maître”) qu'aurait reçu Schuon du cheikh Hajj ‘Adda Bentounes,
successeur du cheikh ‘Alâwî. Il est remarquable qu'il n'évoque même pas l'éventualité
d'une investiture de Schuon par al-‘Alâwî, investiture alléguée par les
disciples de Schuon et sur laquelle repose tout l'édifice de la Maryamiyya1. Le
débat reste d'actualité, du moins pour les schuoniens, qui ont toujours rejeté
les successeurs algériens du cheikh ‘Alâwî : pour eux, Schuon a pris toute
la baraka (influx spirituel) du grand saint de Mostaganem, et était donc son
seul héritier. Les différents maîtres de la ‘Alawiyya, quant à eux,
assurent qu'al-‘Alâwî, alors mourant, n'a reçu Schuon qu'un petit moment,
sans rien lui conférer. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur les rapports
entre Schuon et la ‘Alawiyya, et l'absence évidente d'adab (politesse
spirituelle) du premier à l'égard de la seconde, mais à quoi bon entretenir
la polémique ? Chacun a son propre rôle initiatique à jouer, et, comme le dit
l'adage soufi, «il y a autant de voies que de fils d'Adam». Par ailleurs, les
deux successeurs de Schuon, Martin Lings et Sayyed Hossein Nasr ont une grande
stature spirituelle, et sont de remarquables auteurs ayant trouvé le juste ton
pour parler du soufisme.
Pour autant, M.S. fait état des
comportements déviants - toujours au regard de l'islam - de Schuon, issus de sa
doctrine syncrétiste : la direction spirituelle qu'il exerçait sur des
non-musulmans, sa «mariolâtrie», sa pratique de la nudité2, sa conception du
mariage (tantôt «horizontal», tantôt «vertical»)... (p. 11-12). On reste
surpris d'apprendre que les disciples de Schuon voyaient en Guénon un simple «représentant»
(muqaddam) de leur maître; ils arguaient du fait que Guénon avait pour nom en
islam [‘Abd al-Wâhid ] Yahyâ (Jean-Baptiste), et Schuon ‘Isâ (Jésus) :
la mission de Guénon consistait donc à annoncer la venue de Schuon (p. 22)...
La présentation de M.S. pèche
sur un point essentiel : on n'y trouve que de brèves mentions (p. 9-10) de
Michel / Mustafâ Vâlsan (m. 1974). Celui-ci, diplomate d'origine roumaine, fut
d'abord le muqaddam de Schuon à Paris. En 1950, et sur indication de Guénon, Vâlsan
rompit avec Schuon, dénonçant point par point les extravagances de son ancien
maître. Celui-ci lui accorda dès lors son indépendance. Vâlsan tirait
directement son enseignement des textes soufis de langue arabe, et notamment de
l'oeuvre d'Ibn ‘Arabî. Il est considéré comme l'initiateur des études
akbariennes (c'est-à-dire consacrées au “Shaykh al-Akbar” : Ibn ‘Arabî)
en Europe. Il a longtemps dirigé les Études Traditionnelles, et son influence
en France est encore visible chez ses anciens disciples, qui étudient et
traduisent le patrimoine écrit du soufisme (M. Chodkiewicz, M. Gloton, Ch.-A.
Gilis, D. Gril...). M. Vâlsan n'a pas laissé de successeur. Depuis qu'il a rédigé
le présent article, M.S. a rencontré plusieurs “vâlsaniens”, et il aura
sans doute à coeur de combler cette lacune.
La Ahmadiyya, abordée en dernier
lieu par M.S., est peu connue en France. Basée en Italie, mais également présente
dans notre pays (‘Abd al-Haqq Guiderdoni, ex-présentateur de l'émission
Connaître l'Islam, en est un éminent représentant), elle a pour maître
‘Abd al-Wâhid Pallavicini (1926- ). Se situant explicitement dans la
perspective guénonienne, elle est très engagée dans le dialoque islamo-chrétien
(plus particulièrement à Rome), mais est mal acceptée par la communauté
musulmane italienne. En effet, M.S. souligne que les membres de cette voie ont
souvent des positions de «guénoniens» davantage que de «musulmans». Quoi
qu'il en soit, ce n'est pas ce que nous connaissons de A. Guiderdoni.
M.S. a d'ailleurs tendance à
attribuer à Guénon ou à Schuon, ou à leurs mouvances respectives, des thèmes
docrinaux qui appartiennent au soufisme métaphysique ancien : l'unité
transcendante des religions (wahdat al-adyân, en arabe), la vision de Jésus
comme “Sceau suprême de la sainteté” ont notamment été formulées par l'école
d'Ibn ‘Arabî.
Quoique musulman, M.S. a le mérite
de traiter en observateur extérieur le sujet sensible des rapports entre guénoniens
et schuoniens. Sa position est aussi originale qu'inconfortable, car certains «convertis»
conçoivent mal qu'on puisse étudier un objet auquel on participe. C'est
oublier qu'on peut être musulman européen sans être soufi, et à fortiori
sans être expressément guénonien ou schuonien.
Eric GEOFFROY
Ibn ‘Arabî, Le Livre de
la filiation spirituelle (Kitâb nasab alkhirqa), présentation et
traduction de l’arabe par Claude Addas, in ‘Ayn Al-Hayât, Quaderno di studi
della Tarîqa Naqshbandiyya, N°5, Anno 1999.
Il nous a semblé important de
signaler la traduction, par Claude Addas, de ce court opuscule de la période
orientale d’Ibn ‘Arabî, énonçant les principes du lubs al-Khirqa,
l’investiture initiatique, et suivi d’une «Note complémentaire sur les
rites d’initiation dans les Turuq», de Michel Chodkiewicz.
La diffusion restreinte de cet
ensemble nécessite que nous en relevions les principales tendances, qui témoignent
de cette cohérence doctrinale toujours concomitante, dans la pensée du shaykh
al-Akbar, de développements très structurés sur le plan des applications. En
règle générale, trois modalités jalonnent effectivement l’itinéraire
spirituel dans la Voie; il convient de les mentionner pour y inclure les
commentaires d’Ibn ‘Arabî :
- Il s’agit en premier lieu du
pacte (bay ‘â), fondé sur celui conclu entre le Prophète et les croyants à
Hudaybiyya : «Ceux qui font le pacte avec toi, c’est avec Dieu qu’ils font
le pacte. C’est la main de Dieu qui est au-dessus de leurs mains» (Coran, 48
:10). Le geste rituel — dans son éventuelle diversité — intègre le
disciple (murîd) dans une confrérie (tariqâ) et de fait, dans une chaîne
initiatique (silsila) particulière, mais d’essence nécessairement prophétique.
Il s’agit pour le disciple, comme le relève M. Chodkiewicz, d’un pacte
d’allégeance au shaykh, en même temps que d’une transmission d’une grâce
(baraka), «qui va féconder sa vie spirituelle et le rendre apte à parcourir
les degrés de la Voie».
Cette effectivité correspond
proprement à la seconde modalité, la transmission invocatoire (le talqîn
al-dhikr) : elle entame le processus d’identification du murîd au Nom divin
— ou à la combinaison de Noms divins — qu’il reçoit, et à la réalisation
en lui de sa puissance efficiente, dans une assomption qui, chez Claude Addas,
correspond à «la théomorphose qui lui restitue son statut originel».
- La dernière étape,
l’investiture de la khirqa, est avant tout «un rite destiné à transmettre
à un disciple un surcroît de grâce» (M. Chodkiewicz). Elle désigne alors
dans le tasawwuf une actualisation de l’influence spirituelle, dont l’habit
qui la manifeste (khirqa) est à la fois le signe, et l’instrument opératoire.
Chez Ibn ‘Arabî, elle puise ses fondements scripturaires dans une exégèse
de la femeuse sentence «Ô fils d’Adam, Nous vous avons envoyé un vêtement
pour couvrir votre nudité et une parure. Mais le vêtement de la piété vaut
encore mieux» (Coran, 7 : 26).
Ibn Arabî énonce les modalités
pratiques de cette investiture : «Ma doctrine en ce qui concerne
l’investiture des disciples proprement dits (murîdî al-tarbiya) (…)
consiste en ceci : le maître spirituel (al-shaykh al-murabbî) examine le
disciple qu’il veut revêtir de la khirqa; quel que soit son état sprirituel,
il s’y trouve nécessairement une imperfection. Le maître se revêt alors de
cet état sprirituel jusqu’à ce qu’il le réalise pleinement et en soit
submergé. La force de cet état spirituel se diffuse dans le vêtement que
porte le shaykh et il s’en dépouille aussitôt pour en revêtir le disciple.
Le breuvage coule en celui-ci, se répand dans ses membres et l’envahit; il
parvient alors à l’état spirituel escompté».
Le geste, comme le souligne M.
Chodkiewicz, est analogue à celui d’Elie, revêtant de son manteau Elisée,
les “fils des prophètes de Jéricho” annonçant alors que «l’esprit d’Elie
s’est reposé sur Elisée» (2 Rois, 13-15). Si la vêture est communément un
froc, elle peut être plus simplement une coiffe de coton. C’est sous cette
forme qu’Ibn ‘Arabî reçut pour la première fois (et transmit à son tour)
l’investiture de la khirqa à Mossoul, des mains de Alî b.Jâmi, après avoir
été installé par celui-ci au lieu même où prit place le Khadir. Les différentes
modalités d’investiture sont par ailleurs cumulables, comme en témoigne la
liste des propres chaînes de filiation que le shaykh énonce (et qui sont complémentaires
de celles contenues dans le chapitre 25 des Futûhât), dans le but de légitimer
le certificat d’investiture qu’il octroie au destinataire de l’opuscule.
Les limites fixées par l’objet
de ce court traité, n’empêchent cependant pas les éclairages justifiés par
l’unité transcendante des formes traditionnelles. Ainsi, M. Chodkiewicz
souligne-t-il l’analogie, à partir de l’origine prophétique des chaînes
de transmission, du “double pouvoir” du maître dans le tasawwuf, avec celui
de la succession apostolique chrétienne : pouvoir “d’ordre” et de
“juridiction”, évoquant certaines particularités de la réalisation
descendante, et qui n’est pas étranger aux degrés de la haute Maçonnerie écossaise
en Occident. Notons que les rituels d’investiture eux-mêmes, dans leur dépouillement
formel, plaident en faveur de cette unité doctrinale : vêture du manteau ou
couronnement du chef par une coiffe, dans l’une et l’autre des formes
concernées; à ceci s’ajoute le long exposé d’Ibn ‘Arabî, sur les
qualifications requises pour recevoir l’investiture : ensemble de
prescriptions morales et de règles de piété, qui sont comme autant de “vêtements”
dont doit se parer celui qui pourra «siéger à la place d’honneur auprès de
Dieu et être parmi les gens de la première rangée».
F. TESSIER
Louis GINZBERG, Les légendes des Juifs, traduit de l’anglais par Gabrielle Sed-Rajna, Ed. du Cerf (coll. Patrimoine) Paris, 1997.
Ce premier volume d’une œuvre
dont la version française en comptera six et dont le deuxième, déjà paru, a
fait l’objet d’un compte rendu dans le n° 7 de LRA, se compose des légendes
présentées en un récit continu couvrant les cycles de la création du monde,
d’Adam, des dix générations jusqu'à Noé et la Tour de Babel, d’une part,
et des notes du compilateur riches et excellemment documentées, propres à
satisfaire et à faciliter le travail des chercheurs sur la littérature et
l’exégèse tant juive que chrétienne. Ces légendes dont l’immense
richesse offrent l’apparence de contradictions sans nombre heurtant souvent le
sens littéral du texte biblique, ouvrent à l’extraordinaire complexité du
langage symbolique universel qui toujours ramène à l’unité et à
l’harmonie le chercheur qui soulève les voiles de la lettre pour y découvrir
l’esprit.
A travers le riche fourmillement
des récits, le lecteur découvre ou redécouvre des thèmes propres à
provoquer en lui comme l’écho diffus d’une réalité ancestrale. Il
rencontre les monstres admirables et terrifiants qui régnèrent sur les animaux
des eaux, des airs et de la Terre : Léviathan, Ziz et Béhémot (p. 25-26)
ainsi que d’autres bêtes fabuleuses aux conditions étranges, tel «l’homme
de la montagne» attaché à la terre par un cordon ombilical dont dépend sa
vie (p. 28), ou d’autres encore aux pouvoirs extraordinaires tels que la
salamandre ou le shamir (p. 29). Il y apprend que le Nom ineffable est gravé
sur le soleil (p. 23), que Lilith fut donnée à Adam comme première femme
avant Eve (p. 51), qu’Adam, avant de devenir «l’homme idéal» fut un
monstre rampant, gigantesque et sans intelligence (note 22 p. 202) ou que la création
de la femme à partir de l’homme fut possible parce qu’originellement, Adam
possédait deux faces (p. 51). Il suit le voyage accompli par l’âme avant son
incarnation terrestre (p. 41 à 46), il devient témoin du moment où Hénoch
prend le nom de Métatron dans les régions célestes (p. 103)...
Les légendes des Juifs, comme La
Légende Dorée de Jacques de Voragine, font ainsi remonter des ténèbres de
l’histoire des aspects de la Tradition vivants et multiples, sources inépuisables
d'une connaissance préservée où il est bon et salutaire d'aller se
ressourcer.
Stéphanie LAMARCHE
Nous nous devions de rendre
compte de cet ouvrage dont la préface est parue pour la première fois dans La Règle d’Abraham (n°2, 1996), à un moment où Ch.-A. Gilis n'avait pas encore
adopté envers nous une attitude vindicative (suite à notre refus de faire paraître
«La Sainte Égide», publiée pour cette raison dans... Vers La Tradition
n°69,
1997), qui le conduira à formuler une opinion grossièrement caricaturale sur La Règle d’Abraham (V.L.T., n°73, 1998, p. 2), sans bien sûr nous nommer !
Cette anecdote, loin d'être
insignifiante, manifeste plutôt les limites de certaines individualités, dont
on aurait pu espérer mieux, et c'est à ce titre que nous l'évoquons ici.
Il faut le dire, cet écrit du
“plus grand des maîtres” de l'ésotérisme islamique révèle un
enseignement proprement incomparable en ce qu'il fait état du contenu des
sagesses prophétiques fondamentales, considérées comme autant de déterminations
particulières de la Science divine éternelle. Bien que cet ensemble de vingt
sept verbes n'englobe pas la totalité des types de sainteté, au nombre de cent
vingt quatre mille, il représente les principaux, sachant que l'ouvrage débute
avec le verbe d'Adam et se termine sur celui de Muhammad. On chercherait en vain
une telle doctrine dans le christianisme, même dans sa dimension ésotérique.
En revanche la perspective d'Ibn' Arabi pourrait être comparée, jusqu'à un
certain point, à l'assimilation, dans la Cabale, des prophètes avec les
sephirot. Par ailleurs, Il est dit que ce livre en particulier fut transmis
directement par le Prophète à Ibn' Arabi, ce qui prend naturellement une
signification d'autant plus profonde quand on connaît le statut exceptionnel de
“Sceau de la sainteté muhammadienne” attribué à ce dernier (cf. M.
Chodkiewicz, Le Sceau des saints, Gallimard, 1986, Chap. IX).
Dans l'ensemble, la traduction de
Ch.-A. Gilis est assez claire même si plusieurs passages semblent confus (t.1,
p. 123), pas seulement en raison de la difficulté à traduire ce type de
texte... Les commentaires qui suivent chaque chapitres sont relativement éclairants
malgré le caractère alambiqué et conjectural de certains d'entre eux (t.1, p.
108-111).
Souhaitons toutefois que le
“peuple des Fusûs” auquel ce livre précieux est dédié, saura retirer
tous les fruits de ce travail touffu et sans doute trop compliqué dans sa présentation.
Patrick GEAY
Aspects de la tradition
alchimique au XVIIe siècle, (s. la dir. de Frank Greiner) Actes du colloque
international de l'Université de Reims-Champagne-Ardenne (Reims, 28 et 29
novembre 1996), S.E.H.A./Arché, 1998.
Ce volume est le quatrième que
publie la revue Chrysopoeia dans la collection “texte et travaux”, dirigée
l'une et l'autre par S. Matton et D. Kahn tous deux chercheurs au CNRS. Comme
dans les publications précédentes, les études rassemblées ici apportent aux
lecteurs une grande quantité de références et d'informations indispensables
à une savante approche de l'alchimie et de son évolution. Toutefois, il
ressort systématiquement de ces travaux une difficulté à comprendre la véritable
identité de l'alchimie. Il manque donc incontestablement à la recherche
universitaire portant sur celle-ci les outils intellectuels et spirituels qui
lui permettraient de définir ce qu'est véritablement l'alchimie occidentale,
mais aussi orientale. Car même si les études spécialisées s'avèrent parfois
utiles, une perspective synthétique, visant la longue durée et intégrant les
analogies inter-traditionnelles (alchimies chinoise ou indienne) pourrait porter
de bien meilleurs fruits. Sans parler du problème mal perçu de la sécularisation
de l'alchimie probablement dû à une mauvaise interprétation de sa vocation
initiatique profonde. Soutenir l'existence d'un lien entre le «progrès
scientifique» et «la doctrine philosophale» (F. Greiner, p. 11) découle sans
doute par exemple, de l'ignorance de celle-ci.
A ce propos, la remarque par
laquelle J.-M. Mandosio achève son article est des plus révélatrices. Évoquant
«ces hauteurs béantes où la raison se perd», il cite le poète
Saint-Amant (XVIIe siècle) pour lequel : «seul le cidre est l'or potable» (p.
61)...
Même difficulté avec J.-Ch.
Darmon assimilant l'Âme du Monde à un «fantasme de la raison» (p. 75) ! De
manière similaire, les sujets pertinents, comme celui abordé par D. Kahn («Alchimie
et architecture : de la pyramide à l'église alchimique»), nous semblent
traiter sans maîtrise des contenus symboliques. A travers ces différentes
positions on devine quels sont, pour l'heure, les conditions idéologiques
autorisant l'étude universitaire de l'ésotérisme!
Patrick GEAY
Cécile REVAUGER, La
querelle des “Anciens” et des “Modernes”. Le premier siècle de la Franc-maçonnerie anglaise 1717/1813,
Ce petit ouvrage publié par le
Grand Orient est une rapide synthèse portant sur le conflit qui opposa au
XVIIIe siècle la Grande Loge de Londres de tendance protestante et hanovrienne
(“Modernes”) à celle des “Anciens” nettement catholique et jacobite.
Mais cette opposition religieuse, en elle-même très significative, n'est pas
la seule qui explique l'affrontement en question. Contrairement à ce que pense
C. Revauger (Université de Provence) c'est surtout pour des motifs d'ordre
rituel que les “Anciens” attaquèrent les “Modernes”. Bien qu'elle évoque
furtivement ces motifs (p. 48), ce qui l'amène forcément à contredire la présentation
de son ouvrage (4e de couverture), l'auteur ne donne que peu d'information sur
leur contenu. B. E. Jones et G. Rousselin (Villard de Honnecourt, n°8, 1984)
ont pourtant donné une liste précise de onze reproches faits aux
“Modernes” par les “Anciens”, mais C.R. ne cite pas ces deux articles...
Elle reconnaît cependant que les “Anciens” se réclamaient d'une tradition
opérative (p. 18) qui, au XVIIIe siècle est loin d'avoir complètement disparu
comme le prouve par exemple la publication en 1722 à Londres des Constitutions
opératives de Roberts (Villard de Honnecourt, n°9, 1984), pertinemment
mentionnées par Pierre Méraux dans un très utile ouvrage encore méconnu (Les
Constitutions d'Anderson. Vérité ou imposture, éd. du Rocher, 1995). Outre la
fameuse Loge opérative de Saint Paul (A l'Oie et au Gril) dont Méraux nous
parle dans son livre (p. 241), il faut également mentionner le cas de la
Domatic Lodge signalée par C.R. (p. 82), exclusivement composées de maçons
“opératifs”, et très tardivement fondée à Londres en 1785... Une fois de
plus, croire comme R. Dachez (R. T., n°77, 1989, p. 19) «en l'absence de toute
tradition opérative anglaise» est sûrement absurde d'autant que, en la matière,
les documents restés confidentiels (P. Méraux
assure par ailleurs leur existence, op. cit, p. 356) nous apporteraient sans
doute de nouvelles lumières susceptibles de justifier une filiation initiatique
entre la Maçonnerie opérative et celle pratiquée aujourd'hui.
Patrick GEAY
Richard NOLL, Jung. Le Christ Aryen, Ed. Plon, 1999
Après The Jung Cult paru aux Etats Unis en 1994 ce deuxième ouvrage de R. Noll (Université de Harvard) apporte un ensemble considérable d'informations mettant en évidence de façon définitive et rigoureuse l'imposture globale de la psychologie jungienne.
Les lecteurs de Guénon se souviendront que dans « Tradition et “inconscient” » celui-ci avait gravement mis en cause, dès 1949, la formation d'une « fausse spiritualité » à partir de la psychanalyse élaborée par Freud ; perspective que nous avons nous-mêmes prolongée dans la première partie de notre thèse ( Hermès trahi , Dervy, 1996). Or l'étude très documenté de R. Noll montre comment Jung, nettement hostile aux Religions du Livre, chercha effectivement à faire de la psychologie des profondeurs une nouvelle voie “initiatique” dont les prétentions “rédemptrices ” ressortent ici parfaitement. On découvre aussi, grâce à ce travail, que Jung croyait en la réincarnation, au spiritisme, qu'il fut influencé par le nietzschéen et freudien Otto Gross en tant que propagateur du « communisme sexuel » (p.88), que, partisan de l'évolutionnisme (p.113), Jung adhérait au mouvement völkisch néo-païen, raciste et antisémite ! Mais le plus incroyable concerne probablement l'auto-initiation ou déification de Jung lui-même (p.132) qui vers 1913 prétend s'identifier au dieu à tète de lion des mystère de Mithra ! L'assimilation fallacieuse de l'analyse à une « renaissance » ( Wiedergeburt ) devient de ce fait beaucoup plus clair (p.185)...
Véritable récupération psychique des réalités transcendantes, la théorie de l'inconscient collectif apparaît donc bien comme une redoutable parodie moderne de l'antique Tradition primordiale, ce qui expliquerait sans doute l'aversion courante des jungiens envers Guénon.
Espérons que cette étude accablante leur permettra d'ouvrir les yeux sur la nature exacte de cette désastreuse archétypologie, derrière laquelle se cachait l'ombre, faut-il s'en étonner, de la Société théosophique (p.280)...
Patrick GEAY
Cahiers du Groupe d'Etudes Spirituelles Comparées, N°7 : L'Un et le Multiple, Ed. Archè 1999.
Cette publication se veut l'héritière des Cahiers de l'Université Saint Jean de Jérusalem fondés en 1974 par Henry Corbin. On retrouve, à sa direction, d'anciens collaborateurs de ces derniers: J-L Vieillard-Baron, A. Faivre, J-J Wunenburger. Soucieuse d'aborder des thèmes communs aux religions du Livre, son orientation est nettement philosophique, ce qui n'est pas sans poser quelques problèmes. Il est certain notamment qu'au point de vue métaphysique traditionnel où nous nous plaçons, le passage de l'Un au Multiple ne saurait être assimilé à une "déchéance" (p.14) puisque contrairement à ce que pense Plotin, assimilant la matière au mal (Ennéades, II, 4), "c'est dans l'unité même que la multiplicité existe" (R. Guénon, EME, V, p.39).
Soutenir en revanche, comme Th. Magnin, la pertinence générale du concept de complémentarité dépassant, par exemple, l'antagonisme apparent de la double nature du Christ: c'est une évidence; pourvu que, par ailleurs, les deux affirmations "contraires" soient également vraies.
Ce n'est pas sans courage que B. Pinchard ose aborder l'oeuvre de René Guénon ("Chemins de la multiplicité" selon Guénon) dès lors que l'Université continue de faire peser un lourd interdit sur celle-ci. Alors qu'on n'hésite pas à créer des séminaires sur le sulfureux Gurdjieff à Oxford, il reste difficile aujourd'hui de faire entendre la voix traditionnelle dans les milieux académiques. Cela dit, l'approche de B. Pinchard semble parfois contestable en ce qu'elle retraduit les idées exposées par Guénon dans un registre poëtico-spéculatif assez éloigné de l'ésotérisme authentique. Pourquoi vouloir, par ailleurs, que la perspective de Guénon sur l'Un et le Multiple relève de "l'immanentisme" ? Sans doute faut-il, pour Comprendre, recourir, sinon à une ascèse comme le recommande B. Vergely (p.150), du moins à un cheminement initiatique visant la progressive extinction de l'ego.
A sa manière M-R Ayoun évoque l'importance de cette distinction entre la pensée philosophique d'un Maîmonide et la Cabale.
Encore une fois, nous voyons à travers ces contributions à quel point le statut du monde corporel, de l'espace, peut faire problème dès lors que la doctrine de l'Imagination divine est négligée, doctrine qui fut pourtant introduite à notre époque en Occident par Henry Corbin...
Patrick GEAY
Renaissance Traditionnelle , « De la Maçonnerie opérative à la Franc-Maçonnerie spéculative : filiations et ruptures », Actes du IIIème colloque, n° 118-119, avril/juillet, 1999.
On attendait de ce colloque qu'il apporte sur le plan historique des éléments intéressants susceptibles d'éclaircir la question si délicate du passage de la Maçonnerie opérative à la Maçonnerie moderne. Or il faut bien dire que l'on ressort quelque peu déçu de la lecture de ce numéro double. Cela tout d'abord parce que la première contribution de R. Dachez n'apporte rien de vraiment nouveau par rapport à ses anciens articles parus dans RT et ensuite parce que l'approche pseudo - objective de ce dernier, en faisant abusivement de l'histoire une science, vise une fois de plus à briser tout lien entre le Métier et l'initiation (p.89). Il y a là une telle volonté d'évacuer ¾ ce qui est paradoxal pour un soi-disant historien ¾ tout un ensemble de faits , relevant notamment d'une géométrie ésotérique et symbolique commune aux anciens métiers, qu'on est en droit de se demander si il n'y a pas ici une intention de vider ¾ dans une perspective rectifiée (RER) ¾ la Maçonnerie opérative de sa substance spirituelle ... Ceci reste donc assez vague, moins brillant et documenté qu'il n'y parait, moins rigoureux aussi qu'il le faudrait ! Comme exemple d'incohérence manifeste on évoquera la méfiance prévisible de R. Dachez à l'égard de la tradition orale (p.120) dont L. Bastard atteste la réalité quelques pages plus loin (p.127) ! On appréciera d'ailleurs le caractère plus nuancé de l'étude de ce dernier. Ce n'est pas en effet parce que « nous ne savons pratiquement rien des pratiques rituelles des compagnonnages médiévaux de tailleurs de pierres » (p.129) qu'il faut en nier l'existence, ce que ne fait d'ailleurs pas L. Bastard .
L'article intéressant de B. Dat sur Stretton mériterait d'être précisé tant il pose de questions non résolues à commencer par celles des sources de ces fameux rituels qui ne peuvent pas toutes être imaginaires. La présence du swastika dans la Maçonnerie de Stretton ne relève pas forcément d'un emprunt tardif à la mythologie indienne (p.188). Rappelons que celui-ci fait partie du corpus symbolique des constructeurs médiévaux, on le trouve par exemple dans le carnet de Villard de Honnecourt !
On voit qu'il y aurait tout intérêt à changer son regard sur les choses, ce qui éviterait à nos chercheurs bien des égarements comme celui consistant à assimiler le courant rosicrucien du XVIIème siècle à un « canular » (p.219). Une fois de plus, ne confondons pas l'histoire et les historiens, car si nier la première est impossible, douter des seconds est parfois nécessaire.
Patrick GEAY
David STEVENSON, Les premiers Francs-Maçons, éd. Ivoire-Clair , 2000.
Cet ouvrage paru la même année (1988) que Les origines de la Franc-Maçonnerie (trad. fr. 1993) présente un intérêt certain en ce qu'il évoque, bien que de manière assez confuse, une dimension capitale de l'histoire maçonnique : celle des loges écossaises antérieures au XVIIIème siècle. On retrouve dans cet ouvrage les mêmes problèmes qui se posaient à la lecture des Origines ..., et dont nous avons déjà fait état à diverses occasions. Pour autant celui-ci contient des informations tout à fait dignes d'attention. Bien qu'il reste plutôt contradictoire sur la question de la filiation médiévale de la Maçonnerie des XVIème et XVIIème siècles (p. 28-29), l'auteur admet l'antériorité des pratiques relevant des loges "fondées" par W. Schaw . On notera aussi que Stevenson reconnaît la présence d'éléments ésotériques chez les opératifs, qui sont stupidement rejetés à l'heure actuelle par certains historiens comme A. Kervella . Or il n'est pas douteux que ces éléments étaient liés à un art sacré de bâtir (p.53), d'où l'intérêt des non-opératifs pour les loges dans lesquelles des hommes de métier les firent entrer volontairement (p. 61). Sur l'essentiel D. S. est trop allusif alors qu'il se montre très disert sur des aspects sociologiques fort anecdotiques (p. 84 entre autres). Mais il faut dire ici, pour le situer, que notre auteur trouve « long et ennuyeux » le poème d'Henry Adamson (1630) où sont évoqués : les frères de la Rose Croix, le Mot de Maçon, la seconde vue et un lien, hautement significatif entre l'œuvre du Maçon et la construction de l'univers par Dieu (p.135)...
On est par ailleurs frappé de découvrir, à l'inverse de ce qui est souvent affirmé ici et là, que l'organisation des métiers en Ecosse rappelle singulièrement la structure des compagnonnages français. Il y avait des « charpentiers-maçons » (p. 153) ; il y avait aussi des regroupements corporatifs réunissant les « hommes d'équerre » (p. 239, 242) appartenant à des professions différentes plus ou moins liées au Bâtiment (p. 193), sans parler des coffres à trois serrures ! Signalons pour terminer une remarquable note (4, p. 202) sur l'importance du 20 décembre (p. 93-97) dans l'ancien calendrier maçonnique, cette date correspondant « à la fête de cinq des premiers martyres chrétiens », dont un certain saint Ammon ... Il faut également ajouter qu'elle correspond, encore aujourd'hui, à la saint Abraham !
Patrick GEAY
PierLuigi ZOCCATELLI, Le lièvre qui rumine. Autour de René Guénon, Louis Charbonneau-Lassay et la Fraternité du Paraclet , Ed. Archè , 1999.
Les lecteurs de l'œuvre de René Guénon sont légitimement à la recherche d'une voie spirituelle qui viendrait couronner leur quête. En effet, si l'entrée dans la voie n'est pas un but ni une fin en soi (ce que semblent ignorer tous ceux qui cherchent fébrilement un "rattachement") elle est cependant un passage clé et, d'une manière que l'on pourrait qualifier d'objective, un moyen, une médiation providentielle. Aussi, l'ouvrage de P-L. Zoccatelli vient-il nous informer que certaines issues possibles à cette quête d'une voie spirituelle en Occident sont désormais impraticables : inutile de chercher du côté de l'Estoile Internelle ou du côté de la Fraternité du Paraclet, ces organisations traditionnelles sont en sommeil et les membres qui les constituaient se sont heurtés eux-mêmes à des difficultés telles qu'il leur fut interdit de recevoir de nouveaux membres.
Avec ce titre, Le lièvre qui rumine , l'auteur joue avec les mots et cherche à nous faire comprendre que la Fraternité du Paraclet est devenue..."insaisissable".
L'auteur résume, en premier lieu, les collaborations successives de R. Guénon à diverses revues et en particulier à Regnabit de 1925 à 1927. Fondée par le Père Anizan celle-ci avait trouvé en partie son inspiration au Hiéron du Val d'Or peu avant 1909 (à Paray le Monial ). Centrée sur la spiritualité du Sacré Cœur, la revue avait permis à Guénon de se situer « plus spécialement dans la perspective de la tradition chrétienne, avec l'intention d'en montrer le parfait accord avec les autres formes de la Tradition universelle » ( Symboles fondamentaux ..., p. 433).
Viennent ensuite une biographie de L. Charbonneau-Lassay ainsi que quelques lettre issues d'une correspondance entre les deux collaborateurs de la revue Regnabit . Notons au passage une remarque de l'auteur du Bestiaire du Christ concernant la personne et l'enseignement de Guénon qui dévoile non seulement une méfiance par rapport à ce dernier mais aussi une véritable fermeture métaphysique expliquant peut-être les divisions internes des membres du Paraclet et les tentations schuoniennes à propos des sacrements chrétiens (voir par exemple la lettre adressée à l'Abbé Gircourt , alias Abbé Stéphane...).
Les statuts du XVIème siècle de la fraternité des Chevaliers et Dames du Paraclet sont publiés ici in-extenso suivis de la réforme de la règle, due au Maître Jean de Thionville en 1668. La vie spirituelle de l'ordre est enfin abordée et l'on constate qu'elle s'enracine dans la liturgie catholique célébrant le Saint Esprit, dont prières et invocations quotidiennes sont proposées aux Chevaliers comme supports ou moyens de réalisation. En 1947, Georges Tamos alors chevalier-maître couche par écrit quelques conseils (titrés « La voie paraclétique ») ; complète ou tronquée, cette méthode semble saine, solide, authentiquement traditionnelle et l'on se prend à souhaiter qu'un jour, l'ordre revivifié ouvrira à nouveau ses portes à ceux qui seront qualifiés pour y entrer. L'ouvrage s'achève sur des documents contemporains révélant « grandeurs et misères » d'une organisation initiatique sommeillant depuis le 31 décembre 1951 selon la volonté explicite de G. Tamos . Signalons pour terminer que P . L. Zoccatelli a consacré un site internet à Charbonneau-Lassay où la correspondance entre celui-ci et Guénon est publiée intégralement ( www.paraclet.org ).
Jean-Didier FORGET
Pierre-André TAGUIEFF , L'effacement de l'avenir , Ed. Galilée, 2000.
Ce gros ouvrage (484 pages) est une analyse perspicace de la modernité tardive dont la plupart des caractéristiques psychologiques sont passées en revue avec une remarquable précision terminologique qui rappelle un peu celle de G. Lipovetsky dans L'ère du vide (curieusement non cité dans ce volume par ailleurs très informé). Après la croyance pseudo-religieuse en un Progrès indéfini dispensateur du bonheur universel, idéologie constitutive des sociétés techno-scientifiques occidentales, l'apathie et la détresse semble s'être emparé de nos contemporains, abandonnés, nous dit P.-A. Taguieff (CNRS), par une « super-classe planétaire » (p. 86) chargée d'installer à court terme un gouvernement mondial dans le culte exclusif d'un libéralisme cynique et anti-démocratique . L'auteur évoque aussi justement : l'activisme désordonné (p.113), l'obsession du mouvement, l'avènement d'une « expertocratie » (chap.9) contradictoire et passionnelle (p.448), l'hypermoralisme « délationniste » laïque (p.456) etc. Mais ce livre, malheureusement trop redondant, ne va pas assez loin dans la recherche d'une compréhension véritable de l' essence du monde moderne. A l'inverse, il s'agit seulement d'en signaler les failles, au plan philosophique, en essayant de le sauver grâce à une redémocratisation forte de ses pratiques sociales (p.463) ! L'homme désormais libre de toute attache idéologique : religieuse ou positiviste (p.475) serait en mesure de constituer son avenir après avoir mis à distance toutes les tendances actuelles dont P. -A. Taguieff déplore à juste titre l'influence désastreuse. Seulement, ces tendances inhérentes à la modernité très tôt pressenties, par Tocqueville entre autre, sont le résultat d'une Révolution culturelle qui elle-même est le fruit d'une rupture métaphysique avec l'ontologie traditionnelle et le Monde des Idées. En ce sens, la philosophie moderne est bien une tentative désespérée d'expliquer le monde sans la Tradition, au sens défini par R. Guénon. Le fait que P.-A. Taguieff n'ai pas voulu citer ce dernier est bien significatif, car avec Guénon il eut été nécessaire de parler des anciennes doctrines cycliques du temps (gréco-romaines, indiennes, etc ) qui au-delà du pessimisme décadentiste de certains justifient métaphysiquement la période de chaos que nous traversons, qu'identifie bien comme telle P.-A. Taguieff (p.476).
Nous voici donc ramené à la question cruciale des principes transcendants. En rejetant ces derniers le démocratisme profanateur unidimentionalise le monde, la société, les idées, les êtres, la notion de hiérarchie essentielle entre ces derniers lui étant insupportable. Mais paradoxalement, la démo-cratie est comme condamnée à ne pas se réaliser , la haute bourgeoisie simulant par essais successifs et insidieux une aristocratie authentique, honnie, oligarchisée dont elle reste envieuse. Le peuple ne peut donc être ni aimé ni respecté en "démocratie", cette « forme faussée de gouvernement » affirmait Dante car, seul « le Monarque (...) est serviteur de tous » ( Monarchie ).
Patrick GEAY
Wictor STOCZKOWSKI, Des hommes, des dieux et des extra-terrestres , Ed. Flammarion, 1999.
Cette recherche menée par un anthropologue de l'EHESS est une analyse très élaborée, quoique partielle, de la croyance moderne aux extra-terrestres. Centrée presque exclusivement sur la théorie des Anciens astronautes propagée par Robert Charroux et Erich von Däniken dans les années soixante, l'auteur évoque les multiples composantes de cette théorie qui au delà de la science-fiction courante s'apparente : au gnosticisme ¾ les extra-terrestres ayant la fonction de démiurge ¾ au concordisme scientifico-religieux d'un Teillard de Chardin et à l'inévitable Théosophisme d'H. Blavatsky ! La transformation des démiurges-civilisateurs en cosmonautes étrangers formant une sorte d'élite de pseudo-prophètes polytechniciens, illustre bien ces influences sur les dänikeniens (p. 209). Or cette dérivation immanentiste (p.217) consiste bien en une grossière matérialisation de réalités divines déjà passablement dégradées par le Théosophisme de XIXème siècle. On regrettera d'ailleurs ici l'absence totale de différence chez l'auteur entre les sources traditionnelles authentiques et leurs corruptions tardives. L'Atlantide platonicienne n'est pourtant pas celle de Scott-Elliot... Mais W. S., pour qui ésotérisme et occultisme sont synonymes, ne souhaite pas faire cette distinction ce qui affaiblit beaucoup son livre par ailleurs très instructif. Le phénomène OVNI est plus rapidement traité, non dans sa surprenante diversité allant de la croyance néo-nazi d'un Miguel Serrano en l'origine extra-terrestre des aryens à la fantasmagorique affaire Ummo cautionné par l'astrophysicien Jean-Pierre Petit, mais dans ce qu'il procède à nouveau de la littérature occultiste.
L'auteur s'interroge enfin sur la possibilité même de telles conceptions qui pour lui ne relèvent pas d'un irrationalisme banal mais plutôt d'un exercice indigent de la raison, touchant à l'occasion bien des "savants" reconnus tels que Haeckel ou Wallace. Il faudrait cependant un autre discernement pour pouvoir saisir le sens véritable de ces "modes culturels", souvent très anti-religieuses (p.295) dont le but est sans conteste de se substituer aux véritables expressions de la Révélation divine.
Patrick GEAY
Jacques THOMAS, « Ce G, que désigne-t-il ? ». Perspectives nouvelles sur quelques symboles des Tailleurs de pierre, Ed. Archè, 2001.
Malgré le sous-titre de ce petit volume, les textes qui le constituent n’ont rien de vraiment nouveaux puisqu’ils furent quasiment tous publiés autrefois dans Le Symbolisme sous le nom de Jean-Pierre Berger... J. Thomas n évoque à aucun moment cette double identité dans son avant-propos, ni le fait que son livre n’est pour l’essentiel qu’une réédition à peine refondue de ses articles parus dans les années 60 et que Denys Roman avait recensés dans les Études Traditionnelles. On notera pour ce motif, bien qu’il ne s’agisse pas de nier l’intérêt incontestable de ces recherches, leur caractère légèrement daté. C’est ce que J. Canteins (Connaissance des religions, n° 53-54, 1998, p. 203-206) avait quelque peu sévèrement constaté à propos d’un autre opuscule de J. Thomas (Aperçus sur l’opération intellectuelle et la connaissance initiatique) qui pour une part est la reprise d’un article sur les Fidèles d’Amour paru en 1969 dans Le Symbolisme. Les références de J. T. sont en effet parfois insuffisantes ; c est ainsi que, pour ne prendre qu’un exemple, l’œuvre de Scholem doit être aujourd’hui corrigée par celle de M. Idel. Il n’est par ailleurs plus nécessaire de citer le Zohar dans une traduction anglaise, alors qu’existe une en français chez Verdier. On ne trouve aussi aucune référence aux travaux utiles et relativement voisins de R. Désaguliers, etc. C’est ici l’occasion pour nous de dire que trop souvent les auteurs qui ont suivi Guénon n’ont pas assez fait l’effort indispensable de l’approfondissement documentaire, documentaire, sans lequel il est impossible d’aller aussi loin qu’il le faudrait sur le plan traditionnel. Sans compter que cette démarche peut aussi permettre d’éviter des fautes d’interprétation, comme celle consistant à prendre tel auteur (ex. N. de Cues) pour un maître absolument fiable.
Cela dit, on trouvera dans le présent ouvrage des observations stimulantes, même si elles ne sont pas toujours assez développées. La présence manifeste du vocable Agla sur une planche du Carnet de Villard de Honnecourt – en qui certains (Cari F. Barns) voient actuellement un orfèvre plutôt qu’un architecte (?) – mérite d’être soulignée. Au XIXème s., J. B. A. Lassus, dans l’édition qu’il fit du Carnet estimait que ce vocable remplaçait le grec Agia (saint) associé ici à la Vierge (planche 14, p. 85). Rappelant que les lettres qui forment le mot Agla sont l’abréviation de l’expression hébraïque : «Tu es Puissant, Seigneur», J. T. insiste fort justement sur l’importance du terme Ghibor (puissant) dont l’initiale (en transcription) se trouve être la lettre G (p. 31) ! On aurait cependant souhaité ici une simple évocation de l’organisation initiatique également dénommée Agla, à laquelle Charbonneau-Lassay fit rapidement allusion dans Le Bestiaire du Christ (p. 490).
Dans l’ensemble, J. T. fait à l’évidence un usage pertinent de l’hébreu (cf. chap. XI), sauf lorsqu’il identifie la Sephira Binah à la prudence (p. 22) alors qu’elle désigne plus exactement le Discernement dont nous avons montré par ailleurs les liens étroits avec l’art de bâtir. Il est à ce propos frappant d’observer qu’en arable, bien que ne relevant pas de la même racine, le mot bina’ désigne l’architecture…
Patrick GEAY
Cahiers du Groupe d'Etudes Spirituelles Comparées, 8, « Henry Corbin et le comparatisme spirituel », Ed. Archè 2000.
Comme l'avaient déjà fait les auteurs d'un ouvrage sur Le Comparatisme en histoire des religions (Cerf, 1997), il est à nouveau traité ici des problèmes de méthode que pose plus particulièrement cette pratique de la comparaison dans la perspective, esquissée par H. Corbin, d'une « herméneutique spirituelle comparée des religions du Livre.
Ainsi que le rappelle judicieusement J.-L. Vieillard-Baron cette herméneutique, telle que la conçoit Corbin, implique une « expérience spirituelle » ( p.25 ) ou un « niveau spirituel » (G. Lacaze , p.53 ) dont la visée gnostique n'est pas douteuse. Même si l'on peut contester parfois assez fortement le choix de ses sources et références, il est trop évident que sa démarche dépassait le cadre historique ordinaire sans pour autant le nier et constitue en raison de son attrait significatif pour l'Islam une percée académique notoire vers l'Orient, étroitement dépendante de sa quête personnelle. D'où l'embarras de ses continuateurs face aux difficultés que soulève une telle implication. L'article d' A.Faivre « La question d'un ésotérisme comparé des religions du Livre » en est le reflet. Son mérite principal est aussi de montrer que sous couvert de comparatisme, une recherche par trop systématique d' unité peut cacher des différences sinon des oppositions qu'il n'est pas possible, "scientifiquement" parlant, de dissimuler. L'exemple que donne A. Faivre concernant les critiques faites par Oetinger à Swedenborg montrent les limites de Corbin qui lors d'un colloque n'accepta pas de les reconnaître ( p.96 )! Or interpréter, c'est aussi discerner et donc ne pas confondre. Rien n'est plus grave de mélanger si ce n'est de forcer la réalité à dire ce qu'on voudrait qu'elle dise. Il faut donc indubitablement tenir compte des faits . Cela dit, l'ésotérisme : le sens caché que véhicule une tradition particulière donne aussi accès, au plus haut degré, à cette fameuse Tradition primordiale que Guénon associait tout simplement à la Vérité une ( Aperçu sur l'initiation , chap.XXXVIII ). Même si elle n'a pas la rigueur de ce dernier, l'œuvre de Corbin est donc toute entière dirigée vers ce Monde métaphysique excluant forcément cette banale histoire documentaire qui ne peut être une fin en soi mais tout au plus un socle à partir duquel peut s'effectuer sérieusement le travail de l'interprète. La recherche de vérité dont nous parlons ne peut accepter le préjuger démocratique égalitaire selon lequel un auteur en vaut un autre ( p.109 ). Ici se pose la question capitale de la pureté et de l'orthodoxie traditionnelle des sources qui ne préoccupa sans doute pas assez Corbin. Il n'est certainement pas possible de mettre ainsi Eliphas . Lévi sur le même plan, par exemple, que R. M. Cordovero comme l'insinue A. Faivre ( p.110 ). Là aussi il convient de savoir distinguer les degrés de validité, de justesse ou de légitimité. Au fond le perennialisme n'est sans doute pas incompatible avec l'histoire, nous pensons même qu'il est seul capable d'en dévoiler le sens profond. Mais pour l'atteindre, il convient de ne pas réduire le sacré à de l'imaginaire ( p.113 ) comme cherche à le faire un certain laïcisme universitaire qui empêche encore bien des lumières de paraître.
Patrick GEAY
John Block FRIEDMAN, Orphée au Moyen Age, Ed. du Cerf / Ed. universitaires de Fribourg, 1999.
Poète inspiré dont les anciens comme Platon ne doutait pas qu'il ait existé, Orphée bénéficia fortement de l'intégration du fond mythologique grec par la chrétienté médiévale. Contrairement à l'idée reçue, celle-ci prit d'ailleurs bien plus au sérieux que la Renaissance la fonction des dieux et des héros de l'Antiquité (p.5). Suivant un procédé qu'on retrouve dans le Cooke à propos d’Abraham et de son étudiant Euclide, l'Auteur montre comment Orphée fut de son côté présenté au Moyen Age comme un élève de Moïse (p.13).
Assez tôt, Orphée fut aussi associé au Christ lui-même (p.47). Etant donné sa maitrise de l'harmonie apolinienne des sons, l'Auteur mentionne avec érudition un autre rapprochement avec le prophète David, également joueur de harpe. Lié à la fondation des Mystères, Orphée devient ainsi ménestrel, ce qui montre à nouveau, comme l'indique très justement J.-M. Roessli dans sa postface, qu'il ne fut pas ignoré du Moyen Age (p.285). On notera pour finir cette allusion aux pouvoirs médicinaux de la lyre d'Orpohée (p.183) qui expliquerait sans doute un lien avec l'Archange Raphaël autrefois signalé par Guénon dans sa correspondance avec Charbonneaux Lassay.
Patrick GEAY
Jean-Michel TRUONG, Totalement inhumaine, Ed. Les empêcheurs de penser en rond, 2001.
Ce livre est une parfaite illustration des tendances actuelles que nous dénoncions dans notre article sur le contre-Empire (LRA, N° 12, 2001), selon laquelle il s'agirait, non pas seulement d'accomplir une fusion entre l'homme et la machine, mais, plus radicalement encore, d'annoncer l'émergence d'une nouvelle forme de conscience, post-humaine! Spécialiste d'intelligence artificielle, l'Auteur prévoit ainsi, très sérieusement, l'avènement, dans le cadre général de la théorie évolutionniste d'un « Successeur » (sic) capable, entre autres choses, de mettre un terme aux horreurs commises par l'humanité qui rendraient celle-ci désormais indigne de poursuivre son existence. Suivant une représentation extrêmement grossière de l'esprit humain, il s'agirait de "sauvegarder" celui-ci « sur un DVD » (p.22), du moins « ce qu'il aurait de meilleur », pour mieux jeter « aux orties le corps » dont on se demande quel est la responsabilité dans le mal que déplore l'Auteur au début du livre (guerres, massacres, dictatures, etc).
Nous avons en fait affaire ici à une forme nouvelle de messianisme techno-scientifique aussi subtile que délirante. Parce que Auschwitz rendrait désormais impossible « un futur à visage humain » (p.25) il faudrait prévoir la fabrication d'une intelligence « inhumaine » parfaite, inaltérable et éternelle!
On voit donc vers quoi converge le néo-darwinisme, les sciences cognitives, la cybernétique, dans un discours qui est ni isolé ni marginal. Le rejet moderne de toute essence stable des êtres vivants prend là tout son sens : l'homme ne serait en effet qu'une étape! Il est fascinant d'observer comment le mal s'oppose ici au mal pour promouvoir un mal pire encore! La volonté diabolique de destruction de l'homme est sans doute ce qui ressort le plus de ces spéculations reposant par ailleurs sur de folles incohérences; car il faudrait d'un côté renoncer à l'humain et simultanément tacher de produire artificiellement une "conscience de soi", une "identité personnelle" dont la machine hériterait comme par magie. La nature de la conscience, qui pour cette raison préoccupe beaucoup certains chercheurs (cf. les travaux de J. Jaynes ou D.C. Denett ), est donc dégradée en un vulgaire réseau organique devant néanmoins tendre vers « une vie quasi dématérialisée » (p.74), aux yeux de l'Auteur! Ainsi, la société contemporaine s'offre-t-elle, à travers ce type d'ouvrage, une sorte d'eschatologie technicienne révélant, une fois encore, la véritable nature de la modernité, dont la vocation obscure parait de plus en plus évidente.
Patrick GEAY
Le Zohar, Cantique des Cantiques , Ed. Verdier, 1999.
Conformément à l'architecture du Temple de Jérusalem dont le Maître d'œuvre, Salomon, se trouve être l'auteur du Cantique des Cantiques , la Bible possède également un « Saint des saints » qui n'est autre précisément que ce dernier (p.48 et 65).
Comparé au très long et très lisible commentaire d'un S. Bernard sur le Cantique , ce texte assez court semblera difficile voire abscon. On notera même que les premières sections du Zohar traduite par Ch. Mopsik paraissaient plus claires. C'est pourquoi un commentaire plus étoffé eut été indispensable, tant le texte est allusif, surtout pour un lecteur non préparé, en s'aidant davantage des anciens commentaires de cette partie du Zohar . Le fait que la sefira Binah puisse à la fois être la « Mère » (n.441) et le « monde du Mâle » (n.196) aurait nécessité par exemple une explication, de même que la curieuse note 570 sur « la transmigration des esprits dans le corps des descendants pour s'y corriger et s'y parfaire » ! Une méthode plus didactique aurait donc facilité l'accès à ce texte qui suggère la portée ésotérique du Cantique , entièrement centré sur la métaphysique de l'Union (p.82) entre le Ciel et la Terre, le Masculin et le Féminin, le Divin et l'humain. On remarquera ici à quel degré l'Amour et la Connaissance se trouvent rassemblés, dans une perspective quasi tantrique, l'Epouse ( Malkhout ) du Cantique recherchant le souffle de l'Epoux ( Tiferet ).
Puisque « tous les secrets de l' en-haut et de l' en-bas » sont dans l'homme (p.204), il s'agirait donc de réunir, au plan microcosmique, les membres épars du Corps sefirotique . Nous disons bien au plan microcosmique , car il ne saurait être question de soutenir l'idée sacrilège du « besoin qu'a la divinité de l'aide de l'homme ou de la puissance humaine afin que soit restaurée [en elle] l'harmonie sefirotique perdue » telle que la formule M. Idel à propos d'une théurgie kabbalistique dont on doit sans aucun doute redouter l'hétérodoxie (cf. La Cabale. Nouvelles perspectives , Cerf, 1998, p.357). Celle-ci met en cause la Perfection et l'Immutabilité de Dieu dont il est dit dans Malachie (3 :6) qu'il ne « change pas ». Nous reviendrons ultérieurement sur cette grave question qui rend particulièrement délicat l'usage de certains courants de la tradition ésotérique juive.
Patrick GEAY
Renaissance Traditionnelle, « Le légendaire maçonnique : rêve et initiation », N ° 129, janvier 2002.
Ce numéro rassemble les quatre conférences du IVè colloque organisé en 2001 par cette revue. Dans son étude inaugurale A. Faivre distingue trois approches possibles de la réalité maçonnique réputées inconciliables : l'approche « empirico-critique », « mytho-romantique » et « universalisante ». La première se veut historique, la seconde postule l'existence d'une dimension secrète de l'Ordre, quant à la troisième, elle soutient l'existence d'archétypes universels dont on trouverait donc aussi la trace dans la Maçonnerie. A la différence des représentants de "l'école authentique" (J. Hamill ), A. Faivre souhaite réunir ces trois perspectives qu'il juge complémentaires, les comparant même aux trois angles d'un triangle. Jusqu'ici il nous semble possible de suivre celui-ci, mais il ne faudrait pas dissimuler le problème absolument central des conditions de leur cohérence.
Si déjà l'expression « mytho-romantique » nous parait nettement péjorative, il faudrait ensuite s'interroger sur ce qu'on entend par cette dimension « secrète » qui peut cacher le vrai comme aussi hélas les pires élucubrations. De même, l'approche « empirico-critique » peut être sérieuse mais également très tendancieuse et déformer la réalité. B. Dat évoque ces liens significatifs avec la théorie de l'Evolution (p.14)… Enfin, l'approche « universalisante » est intéressante si elle établit solidement que certaines figures symboliques sont communes à la Maçonnerie et à d'autres formes d'initiations traditionnelles, mais elle donnera l'impression d'être totalement illusoire si elle fabrique de fausses analogies ou si elle fait de celles-ci de simples productions de l'imagination, dépourvues de transcendance.
En fait les approches historiques et symboliques ne doivent pas être séparées, effectivement, mais pour que l'une et l'autre soient crédibles, il faut qu'elles procèdent ensemble avec rigueur et précision. Or tous les historiens ne sont pas rigoureux, de même que ceux qui s'intéressent aux symboles. Ce qu'engendre ces démarches n'est donc pas toujours acceptable ni recevable. Une fois encore, si Guénon, qui ne pouvait - contrairement à ce qu'on veut faire croire - renier l'histoire, distinguait l'occultisme de l'ésotérisme c'est aussi parce qu'il voulait préserver la Vérité de ses trompeuses imitations. Parce que pour lui, comme pour nous, cette Vérité est universelle, il est normal qu'elle se manifeste à travers des formes symboliques adéquates également universelles, qu'elle seule peut déterminer.
Dans son article, R. Dachez poursuit son travail de sape de la Maçonnerie en s'attaquant cette fois au mythe d'Hiram qu'il croit « factice » (p.22). Cette « innovation » (p.25) serait le résultat d'un projet visant à rendre l'Ordre plus « aristocratique », ce qui ne se conçoit guère, Hiram étant un artisan, comme l'indique lui-même R. D. qui évacue sans arguments l'idée d'une source mythologique de la légende. Après avoir lu cette étude, qui ne comporte ni référence ni note, le lecteur ne manquera pas de s'interroger sur l'étrange dessein qui semble obséder son auteur !
P. Mollier de son côté parait faire de la Maçonnerie templière une production de l'imaginaire prè-romantique du XVIIIè siècle tout en reconnaissant « une filiation tout à fait traditionnelle » des « grades chevaleresques » (p.37) !
Enfin, M. Brodsky confirme le développement d'un nouveau genre littéraire, celui de l'anti- maçonnisme maçonnique, tout étant à ses yeux inventions, à commencer par les liens unissant les opératifs aux fondateurs de la Grande Loge de Londres. Mais alors, répétons le, d'où J. G. Findel tenait ces documents relatifs à la loge Saint Paul ( LRA , n°7, 1999, p.31) que P. Méraux qualifiait sans hésiter d'opérative ( Les constitutions d'Anderson , éd. du Rocher, 1995, p.310) ? M. Brodsky énonce encore une contre-vérité lorsqu'il affirme (p.48) que la référence à l'ésotérisme est absente du discours maçonnique au XVIIIè siècle. Pourtant, les constitutions de Roberts (1722) font clairement référence aux « Mystères » de la Fraternité ( Villard de Honnecourt , n°9, 1984, p.37). Dans Ahiman Rezon , L. Dermott évoque par ailleurs l'importance de la Kabbale à propos de la construction du Temple de Salomon ( op. cit , éd. SNES, 1997, p.XXXV ).
Concernant maintenant le catholicisme du même Dermott que M. B. nous reproche d'affirmer sans preuve (p.55), nous reconnaissons ne pas en disposer. Sa foi catholique demeure à nos yeux très probable. A. Kervella la soutenait encore dernièrement sans hésitation ( La Maçonnerie Ecossaise dans le France de l'Ancien Régime , éd. du Rocher, 1999, p.377-378). Il faudrait sans doute engager une recherche dans les registres paroissiaux de l'Irlande natale de Dermott , pour plus de certitude.
Patrick GEAY
Jacques THOMAS, Aperçu sur l'ésotérisme de l'histoire d’Abraham , Ed. Archè, 2002.
L'auteur s'efforce tout au long des vingt quatre chapitre de ce petit ouvrage (163 p) de restituer le sens profond du cheminement spirituel d’Abraham, qui pour lui ne semble être que « virtuel » (p.49) ! J. Thomas s'appuie principalement sur le Zohar ainsi que sur Philon d'Alexandrie, souvent cité, à propos duquel nous rappelons l'intérêt des remarques de M. Chodkiewcz ( Un océan sans rivage , Seuil, 1992, p.60) concernant sa tendance à l'interprétation allégorisante des Ecritures. Sur ce problème des sources et bien que nous ne mettions pas en cause la valeur de cette étude, il est regrettable que J. T. refuse à priori toute référence à la tradition islamique pourtant très riche sur la question abordée. Il semble même que l'auteur fasse preuve d'une réserve inquiétante à l'égard de celle-ci dans le chapitre qu'il consacre à « Ismaël, l'âne sauvage » ! J. T. fait à ce propos un curieux amalgame entre le "père des arabes" et l'âne rouge dont Guénon a parlé au sujet de Seth. On trouve du reste dans ce passage de son livre une surprenante allusion, aux résonances très contemporaines à une « prophétie sur la domination musulmane en Palestine » (p.111) extraite par J. T. des Pirqé de Rabbi Eliezer (chap. 30) ! Or nous estimons devoir signaler au lecteur que dans leur édition des Pirqé M.-A. Ouaknin et E. Smilevitch (Verdier, 1992) on notait sur ce point (p.181, n.43) que cette "prophétie" située à la fin du chapitre 30 fut « supprimée par Louria qui la considère comme une glose tardive »…
Son utilisation par J. T. n'est cela dit pas sans signification. Elle est une illustration de cette hostilité viscérale que certains milieux éprouvent à l'égard de l'Islam et qui dénotte une vraie difficulté à réunir les "trois Anneaux", pourtant indissociables. Un théologien tel que Claude Geffré avait beau rappeler - au sujet de Massignon - l'idée d'une « complémentarité mystérieuse entre les trois religions abrahamiques » ( Rev . Sc. ph . th ., 81, 1997, p.251), on se demande si pour beaucoup sa compréhension n'est pas devenue hors d'atteinte.
Indiquons cependant, une fois encore, à propos notamment d’Abraham, d'Isaac et d'Ismaël, la profondeur incomparables des enseignements métaphysiques d'Ibn Arabî . Nous renvoyons bien sûr ici aux sublimes Fusûs al-Hikam ainsi qu'à son traité sur Le dévoilement des effets du voyage .
Patrick GEAY
Association des Amis du Centre Médiéval Européen de Chartres, Autour de Melchisédech. Mythes-réalités-symboles, 2001.
Tout comme les Rois Mages, Melchisédech est un personnage souvent traité avec désinvolture sans que l'on cherche à mieux comprendre ce qu'il représente. C'est donc une bonne idée que d'avoir organisé un colloque autour de celui-ci suivant différentes perspectives : exégétique, théologique, gnostique, maçonnique, entre autres.
Après une remarquable introduction de J. Bachelot consacrée à l'émergence du profane et de l'esprit laïque on lira avec intérêt la contribution du P. Lefebvre qui souligne le caractère extra-mondain du règne de Melchisédech et pour ce motif, sa dimension particulièrement mystérieuse (p.37). Le statut d'« ange vivant sur la terre, comme Enoch ou Elie » que lui attribuaient les moines du désert (J.-P. Mahé, p.70), tout comme les esséniens (E. Cothenet, p.47) empêche donc de voir en Melchisédech un simple « cananéen » (p.48), la Salem dont il est roi ( Gn 14 :18) étant celle du Ciel et non la cité terrestre dont le roi David fera la capitale de son royaume. Parce qu'il désigne une fonction, le titre de Roi de Justice (= Melchisédech) s'applique ainsi à un être supra-humain dépositaire de l'Autorité sacerdotale suprême, cela par delà les siècles et de manière perpétuelle, conformément à l'enseignement de l'Epître aux Hébreux (7 : 3). En tant qu'il est gardien du Trésor de la Tradition universelle, c'est à lui que viennent se rattacher toutes les traditions. Cette fonction, dont Guénon a révélé la véritable signification à notre époque dans Le Roi du Monde , est identifiée par ailleurs dans l'Islam au patriarche Enoch, en tant que Recteur du Ciel du Soleil. Dans notre ouvrage Hermès trahi , nous avions relevé du reste (p.209) que la « Naissance miraculeuse de Melchisédech » est précisément relatée dans II Hénoch (LXX) le chapitre qui suit (LXXI) évoquant l'« enlèvement de Melchisédech au paradis » par l'Archange Michel, rappelle d'ailleurs le sort d'Enoch lui-même transformé puis investi au degré de Métatron. Ce point mériterait d'être examiné de plus près car il suggère l'existence d'une élection “familiale” donnant accès à la charge de Roi de Justice, comme l'affirme assez clairement le Zohar à propos de Sem ( Midrach ha Neelam , 22d-23a).
Curieusement D. Gril dans son article ne dit pas un mot d'Idris/Enoch ; quant à J.-P Laurant il réduit malencontreusement l'apport de Guénon pourtant extrêmement riche, au plan socio-culturel limitant, pour le moins, la compréhension du Roi du Monde qui pour certains demeure si difficile ! J. Borella ne faisait-il pas du « mythe de l'Agartha (…) le comble de l'idéal fonctionnaire » ( Connaissance des religions , n° 65-66, 2002, p.86)…
On regrettera pour finir que la polémique antique autour de Melchisédech entre juifs et chrétiens, autrefois étudiée par M. Simon, n'ait pas été abordée.
Patrick GEAY
André KERVELLA, La Passion écossaise , Ed. Dervy , 2002.
Le grand mérite des ouvrages de l'auteur est de revenir sur un point essentiel de l'histoire maçonnique, un peu occulté : l'opposition en Angleterre des Hanovriens et des Jacobites.
On espérait beaucoup de ce livre dont la préface lumineuse d'Edouard Corp annonce rien moins que la Maçonnerie des Stuarts étant largement catholique (p.12) ce n'est pas elle qui fut l'objet de condamnation par l'église mais celle « de forme hanovrienne » ! Malheureusement, le texte d'A. Kervella qui débute immanquablement par un rejet de la filiation opérative, n'est souvent qu'un amoncellement indescriptible de détails historiques totalement secondaires rendant la lecture de cet ouvrage hélas fort pénible.
Certes, comme l'a justement relevé Claude Gagne, l'auteur a eu le courage de plonger dans certaines archives mal connues comme celles du ministère des Affaires Etrangères, mais tout cela est mis au service d'une hypothèse très discutable visant à réduire le clivage évoqué plus haut à de vulgaires intérêts politiques dont la Maçonnerie serait le théâtre.
Cela dit, vu l'insistance avec laquelle A. Kervella rappelle l'attachement des Jacobites à la monarchie et au catholicisme, on en vient à se demander si cet attachement, auquel s'oppose naturellement Anderson (p.187), ne représente pas, au-delà justement d'une simple option politico-religieuse, un élément fondamental relevant de la véritable structure doctrinale de la Maçonnerie. Autrement dit, les liens que cette dernière entretenait primitivement avec la monarchie et le catholicisme garantiraient, sur un plan plus profond, la véritable compréhension de l'initiation que l'Ordre est chargé de transmettre. Cette remarque permettrait de revenir sur le rôle capital de l'exotérisme sans lequel paradoxalement l'ésotérisme perdrait toute consistance. On notera pour conclure l'intérêt du dernier chapitre intitulé “Crépuscule” où l'auteur rappelle la « connexion forte » entre l'Ordre des Chevaliers Elus ( RT , n° 112, 1997), les Stuardistes , et la « geste templière » (p.509)…
Patrick GEAY
Bruno PINCHARD, Méditations mythologiques , Ed..Les Empêcheurs de penser en rond, 2002.
Philosophe, spécialiste de la Renaissance, B. Pinchard (université de Lyon) a déjà publié plusieurs études dans lesquelles il cite volontiers R. Guénon, fait suffisamment rare pour être souligné. Comme nous l'avons déjà indiqué ( LRA , n°10, 2000, p.108), cette référence à Guénon s'accompagne d'une approche très libre de sa pensée qui cohabite ici avec celle de Freud ( !), d'où une impression fâcheuse d'éclectisme, phénomène par ailleurs très courant à notre époque.
Ce livre, dont le titre évoque bien sûr d'autres Méditations (celles de Descartes), s'appuie également de manière emblématique sur l'œuvre de Mallarmé et son projet d'« explication orphique de la Terre » (p.143). Aussi retrouve-t-on chez l'auteur cette tendance à vouloir produire un monde personnel, “parallèle” où flottent des images, certes empruntées aux mythologies traditionnelles, mais déracinées nous le craignons de leur Ciel métaphysique. Cet abolition du Réel tant matériel que supra-sensible est aussi curieusement véhiculé par un langage pseudo-hermétique , souvent incompréhensible chez B. Pinchard, rappelant justement Mallarmé ainsi qu'un travers philosophique très actuel. Ces méditations se veulent d'ailleurs laïques (p.44) tout en vampirisant, mythe, Bible, Agartha à laquelle est associée bizarrement la Noosphère de Teilhard (p.166) ! L'auteur qui croit ainsi « donner des raisons pour vivre » à son lecteur (p.171) donne plutôt l'impression d'embrouiller passablement les choses et de maintenir celui-ci éloigné d'un jardin d'Eden jugé à jamais inaccessible (p.196) ! Voici donc que “l'âme tigrée” de nos philosophes s'insinue à nouveau dangereusement dans la forêt sacrée de l'esprit…
Patrick GEAY
Michel NODÉ-LANGLOIS, "La critique kantienne des preuves de l'existence de Dieu", Revue Thomiste, t.CI, N° IV, 2001.
Depuis la Critique de la Raison pure d'E. Kant, il semble dorénavant prouvé qu'il est impossible, sous peine de contradiction, d'accéder à une connaissance métaphysique, c'est-à-dire une connaissance dépassant l'expérience sensible. Malgré la tentative de réhabilitation faite par certains pour redonner sa légitimité à une connaissance de l'Absolu, nombreux sont les esprits à admettre que la démonstration effectuée par Kant est indépassable et fait donc partie d'un acquis rendant superflu tout nouvel examen de la question.
C'est précisément à cette pseudo-évidence que Michel Nodé-Langlois s'attaque dans cet article. Il retourne contre Kant lui-même l'arme que celui-ci utilisa dans les antinomies: de la contradiction à la fausseté, la conséquence est bonne.
L'auteur va ainsi passer en revue les trois preuves avancées par la tradition et réfutées par Kant: la preuve ontologique, la preuve cosmologique et la preuve physico-théologique, en mettant chaque fois au jour le fait que la contradiction réside dans l'argumentatiopn kantienne, contradiction d'autant plus grave qu'elle concerne les présupposés même de l'édifice kantien, qu'il s'agisse de sa pièce maîtresse ou de distinctions logiques moins essentielles. Concernant celle-là, Kant n'hésite pas à affirmer l'existence de la "chose en soi", c'est-à (dire à appliquer la catégorie de l'existence au-delà de toute expérience possible, s'autorisant par là même du principe de causalité dont il est fait par Kant un usage transcendant, c'est-à-dire dépassant les phénomènes, au sein de la soi-disant réfutation de la preuve cosmologique.
L'auteur de cet article, très instructif dans le détail de sa démonstration, parvient donc à mettre au clair que la contradiction est au sein même de la philosophie critique et que cette contradiction était inévitable étant donné le princoipe de base admis d'un tel système, c'est-à-dire l'interdiction de dépasser les phénomènes. Or pourquoi poser cet interdit ? L'incohérence kantienne montre ainsi que sa critique reste extérieure à l'objet qu'elle voulait démolir: il faut donc réviser ce que l'on croyait savoir. La critique kantienne, en effet, ne montre pas une contradictiuon interne à la métaphysique, mais simplement l'impossibilité d'une conclusion métaphysique au sein du système critique. De plus, les contradictions au sein de l'idéalisme kantien sont insolubles de par son phénoménisme même: seule la métaphysique lui aurait permis d'en sortir.
L'auteur termine son article en avançant que l'opposition entre "chose en soi" et phénomène n'est pas insurmontable, et ce au sein d'un réalisme métaphysique qui permet de concilier au mieux les exigences de la science et notre recherche de l'absolu. Nous ne saurions donc trop conseiller la lecture de cet article.
Nathalie BOULASSEL
Jérôme ROUSSE-LACORDAIRE, Jésus dans la Tradition maçonnique, Ed. Desclée, 2003
C'est à première vue une excellente idée que d'avoir entrepris de réunir dans ce livre un ensemble de références significatives au Christianisme, aisément repérables dans les anciens textes maçonniques. Cela dit, sous couvert de vouloir faire de l' "Histoire des idées", le projet de l'auteur, dominicain, chargé d'un cours à l'Institut Catholique intitulé "L'ésotérisme peut-il être chrétien?", laissera sans doute le lecteur un peu perplexe. Ceux qui s'attendaient à trouver là une nouvelle tentative écclésiastique plus instruite et bienveillante à l'égard de l'Ordre, visant un rapprochement entre Eglise et Maçonnerie, seront même quelque peu désappointés !
Certes, l'auteur qui a déjà publié sur la question, s'est bien documenté et il serait injuste de lui reprocher d'ignorer ceci ou cela. En revanche, il est certain qu'il fait un usage calculé de ses sources visant globalement à donner une certaine vision des choses à son lecteur... On s'étonnera par exemple que sur un tel sujet Bègue-Clavel ou Boucher soient abondamment cités alors que J. Tourniac, D. Roman, J. Reyor, sans parler de R. Guénon lui-même, sont presque totalement absents de cette étude. Pourquoi ? Sinon parcequ'une toute autre appoche du problème eût été possible en reprenant ces auteurs que J. R.-L. connait pourtant très bien. A côté de cela, ce dernier emboîte régulièrement le pas de R. Dachez (Renaissance Traditionnelle) sans doute afin de soutenir le caractère entièrement fabriqué du légendaire maçonnique traditionnel, qu'il s'agisse d'Hiram, du Temple salomonien, des Templiers ou des Rose-Croix. Le but est à chaque fois de contester toutes les filiations afin de suggérer l'inauthenticité de la Maçonnerie. Bien qu'il connaisse la dimension chétienne du sens que la Maçonnerie confère parfois au Temple (p.169), l'A. préfère finalement utiliser le mot "christique" (p.212) pour établir une distance entre l'approche maçonnique et celle "des grandes Eglises"...On comprend, pour finir, qu'il est toujours hors de question d'accepter la légitimité de l'initiation, perçue à tort comme concurrente (p.217) des sacrements de l'Eglise, comme si on redoutait bizarrement que la voie initiatique puisse agir spirituellement. Ce qui, on le notera, est en contradiction avec la tendance, dans ce livre, à nier systématiquement toute véritable transmission au sein de l'Ordre. Autrement dit, si la Maçonnerie ne possède aucun dépôt spirituel, pourquoi la redouter à ce point ? Et à l'inverse, si elle en possède un, de quel droit peut-on le rejeter ? Manifestement, les milliers de religieux catholiques ayant appartenus au XVIIIè s. à des loges maçonniques ne se posaient pas ce genre de problème, à commencer par Jean-Marie Gallot, prêtre et maçon béatifié par Pie XII....
Patrick GEAY
Philippe LEFEBVRE, Livres de Samuel et récits de résurrection , Ed. du Cerf, 2004.
Le texte biblique n'en fini pas d'être dépecé, amoindri par un criticisme exégétique qui au nom de l'histoire cherche à en briser l'unité. Partout, le modèle évolutionniste teinté de sentimentalisme aboutit à un surprenant rejet de tel ou tel passage gênant des Ecritures. Pour ne prendre qu'un exemple, Maurice Zundel ne parlait-il pas de « l'Apocalypse qui nous fait dresser les cheveux sur la tête » ( Présence de Maurice Zundel , n° 46, 2004, p. 29) sans parler de ses considérations hautement contestables sur la faiblesse de Dieu…
Plus que jamais, la Bible est aujourd'hui filtrée par la petitesse et l'insuffisance mentale de bien des lecteurs. Or, ce qu'il y a d'extraordinaire dans les travaux de Ph . Lefebvre op – et qui devrait être ordinaire – c'est qu'il prend la Bible au sérieux (p. 13) sans jamais chercher à la rendre conforme à une théorie quelconque. Il s'agit plutôt de se rendre simplement attentif à une étonnante coordination des textes, à un très complexe tissage des deux Testaments où les itinéraires spirituels, les destins, se croisent suivant une sorte de loi analogique qui ne cesse de rendre le mithos agissant dans la substance même de l'histoire humaine. Le sens est donc déjà là. Certes, le monde que décrit la Bible est souvent dur et cruel, meurtri par le mal diabolique de la division (p. 186), mais ce déploiement d'événements parfois terribles n'a-t-il pas lieu dans un Âge de fer, autrefois décrit par Ovide ( Les Métamorphoses ), dont la nature ontologique rend l'homme souvent incapable du Bien. Eh puis il y a aussi cette guerre nécessaire, voulue par la Providence, entre Lumière et Ténèbre.
L'autre leçon importante que donne enfin Ph . Lefebvre, contre une vieille théologie anti-corporelle – très présente chez S. Augustin – c'est de rétablir les prérogatives d'une chair anoblie par la présence divine (p. 251) et justement promise à la résurrection : « le Seigneur fait descendre au Shéol et en fait monter » (I Samuel 2 : 6).
Nul doute que la méthode suivie par Philippe Lefebvre, qu'une véritable intelligence des Ecritures habite, donnera encore à l'avenir d'excellents fruits.
Patrick GEAY
Robert LOMAS, L'invisible collège. La Royal Society , la Franc-Maçonnerie et la naissance de la science moderne, Ed. Dervy, 2005.
En dépit de considérations fort intéressantes sur la Maçonnerie du XVIII e siècle, cet ouvrage entièrement consacré aux relations qu'entretient cette dernière avec la Royal Society naissante semblera sinon aventureux, pour le moins forcé et fantaisiste. Le fait d'affirmer d'entrée de jeu que Robert Moray, célèbre Maçon du XVII e s. en contribuant à la fondation de la R. S. « créa la science moderne » (p. 15) le montre bien ! En vérité, celle-ci fut le résultat d'une mutation des mentalités qui dans toute l'Europe et à travers une multitude d'académies provoqua l'avènement d'une nouvelle perception du monde qui ne saurait être le fait de R. Moray. D'une certaine manière, R. Boyle, autre membre important de la R. S ., semble plus représentatif du nouveau courant dont il est question ici. Ce que voudrait prouver au fond R. Lomas c'est que par l'intermédiaire de Moray la Maçonnerie ait inspiré la R. S. , sous prétexte que le Rite Emulation (dont la référence est omise) évoque la recherche « des mystères cachés de la Nature et de la Science », alors que ce dernier terme renvoie nécessairement aux Arts libéraux qui dès le Regius était aussi désigné par le mot science. D'ailleurs, R. L. signale lui-même en annexe (p. 335) le lien ancien entre ces Arts et la Maçonnerie, autrefois identifiée à la science géométrique ! Rien donc qui viendrait ici annoncer la science moderne au sens galiléen ou newtonien du terme. R. L. en affirmant le contraire, commet pourtant cette grossière erreur puisqu'il n'hésite pas à écrire (p. 336) que le Compagnon, suivant le Rite Emulation, cité à l'instant, professe « publiquement l'hérésie galiléenne » !
En fait, comme le dit à plusieurs reprises R. L. la R. S . n'aurait eu pour vocation, initialement du moins, que l'amélioration technique de la marine de Charles II (pp. 220, 250, 259), simple protecteur de cette société qui selon P. Rossi n'avait de royale que le nom « ne recevant aucun financement de la Couronne » ( La naissance de la science moderne en Europe , p. 322) ! Concernant ce roi, inclinant « secrètement vers le catholicisme » (M. Duchein , Histoire de l'Ecosse , p. 322), il n'y a pas lieu non plus de le rendre solidaire du climat supposé anti-religieux, hostile au Pape, de la R. S . (p. 20). Le rapport entre cette institution et les Stuarts ne doit donc pas être exagéré.
On trouvera en revanche dans ce livre des remarques très justes concernant l'affrontement entre les deux Maçonneries hanovrienne et jacobite (chap. XII) qui confirment largement que seulement celle des Stuarts était traditionnelle. La Grande Loge des Anciens, souligne justement R. L., incarnera plus tard avec force ces mêmes principes qui ne furent guerre défendus après l'Acte d'union de 1813 par le duc de Sussex discréditant « tout ce qui avait trait à l'Ecosse » (p. 291). En réalité, « ce qui l'intéressait [poursuit R. L.], c'était d'éradiquer toute sympathie jacobite potentielle et, en supprimant le passé Stuart de l'Ordre, de transformer ce dernier en une machine politique de soutien de la monarchie hanovrienne » (p. 292). On ne saurait être plus clair !
Patrick GEAY
Comptes-Rendus LRA n°21 - "10 Ans"
Pierre GORDON, Les Vierges Noires. L'origine et le sens des contes de fée. Mélusine, Ed.Signattura, 2003.
Réédité depuis 1980 chez Arma Artis les écrits de Pierre Gordon décédé comme Guénon, dont il connaissait l'œuvre, en 1951, méritent l'attention. De formation universitaire, il fut l'élève critique de Durkeim et de Frazer (p. 87) et développa une vision pérennialiste de l'histoire des religions en s'appuyant pour une large part sur l'étude du folklore et des mythes souvent reliée aux anciennes formes d'initiation.
Les trois textes ici réunis avaient été primitivement publiés dans les Cahiers du Sud (1949 – 1954) ; ils donneront une idée assez précise de la pensée de cet auteur à la vie, comme il est coutume de le dire, assez mal connue sinon énigmatique. L'idée maîtresse que soutient P. Gordon est qu'il existe un accord fondamental entre les religions du Livre et ce qu'on appelait à tort autrefois le paganisme, ce qui évidemment évoque, pour une part, l'enseignement de Guénon non cité ici ! Le cas des Vierges Noires que ce dernier associait dans La Grande Triade à Prakriti , ce qui naturellement n'excluait pas d'autres aspects tel que celui de Shakti ou Mère divine ( cf . Symboles fondamentaux de la Science sacrée , chap. XLIX), en donne une illustration. P. Gordon met en relation l'ancien culte des Mères noires avec la fonction souterraine de renaissance initiatique aussi symbolisée par la couleur verte. Simplement évoqué, le rôle de Kâlî , aspect de Pârvatî , en rapport avec la puissance destructrice du Temps ( Kâla ), aurait pu donner lieu à des développements intéressants. La dimension maternelle du Principe divin étant assumé dans le christianisme à certains degrés (R. Guénon, « Mâyâ »), par la Vierge Marie , il était normal que celle-ci “incarne” cette fonction universelle, autrefois représentée par un grand nombre de divinités féminines telle que Cybelle , symbolisée comme on le sait, par une “pierre noire”. Dans cette perspective faisant par ailleurs du conte traditionnel un vestige littéraire de rites à caractère mythique (p. 61), il est possible à P. Gordon de voir en Lohengrin un Apollon christianisé (p. 51). A ce titre, il souligne justement l'essence également mythique du « dogme catholique » (p. 83), la notion de mythe étant entendue au sens fort que lui donnait J.-P. Vernant affirmant que « dans la religion, celui-ci exprime une vérité essentielle, il est savoir authentique modèle de la réalité » ( Mythe et pensée chez les Grecs ). Gordon explique même « que le christianisme livre le secret du paganisme » (p. 88).
L'étude sur Mélusine est plus délicate. Celle-ci est présentée comme une « initiatrice » (p. 94) ce qui peut poser quelques problèmes dès lors que P. Gordon fait de la difformité à propos des enfants monstrueux de la fée un signe « de haute initiation » (p. 100) sans qu'il soit dit pourquoi ! On se souvient sur ce point des remarques de Guénon sur les « défauts corporels » comme disqualifications initiatiques. En fait, le cas de Mélusine qui construisit églises et châteaux est ambigu. Si son corps de serpent ( Shakti ) peut être le signe d'une élection « sacro-sainte » (p. 106) comme l'avait également relevé J.-P. Albert dans son remarquable ouvrage Odeurs de sainteté (p. 123) – on pense aussi au Serpent/Vouivre couronné dévorant l'homme pécheur des Visconti –, il y a un autre versant, peut-être tardif, faisant de la métamorphose périodique serpentiforme de Mélusine l'effet d'une malédiction venant de sa mère la fée Pressine , mais P. Gordon n'évoque pas ce point, notant toutefois « que nos fées se dégradaient en sorcière » (p. 108)…
Patrick GEAY
Pierre RABISCHONG, Le programme homme, PUF, 2003.
Professeur émérite et doyen honoraire de la Faculté de Médecine de Montpellier, l'Auteur propose de revenir à une conception finaliste du vivant, qu'il désigne sous le nom de programmisme , tout organisme vivant étant l'expression d'une volonté intelligente nécessairement consciente que l'on suppose, à lire la conclusion de ce livre, être divine. Il s'agit là de s'opposer radicalement au concept d'évolution aléatoire du vivant que le réel parait clairement invalider. D'autres chercheurs tels que Michael Denton , Gérard Amzallag , Rosine Chandebois ou Thomas Lindemann, ont déjà entrepris dans des perspectives différentes de faire la critique du darwinisme ce qui montre que même s'ils sont minoritaires, les chercheurs ne sont pas tous unanimes et que le paradigme évolutionniste ne cesse pas d'être contesté. Le problème étant que celui-ci tient lieu d'idéologie à laquelle la modernité est foncièrement attachée pour des raisons qui, en fait, n'ont rien à voir avec la science, d'où la difficulté de la mettre publiquement en question, l'opposant étant vite accusé de fondamentalisme rétrograde ! En partant d'observations rigoureuses P. Rabichon montre que l' architecture complexe du vivant est d'emblée parfaitement adapté à des fonctions précises qui ne laissent aucune place au hasard et à la mutation/sélection, chaque structure n'étant opérationnelle que telle qu'elle se trouve organisée, ceci dans les moindres détails. L'Auteur prend de nombreux exemples qui le prouvent. Les pages consacrées à l'oreille par exemple sont, à ce propos, très instructives (pp. 190 – 203). Cela dit, on regrettera que P. R. utilise encore le modèle mécaniste pour expliquer le vivant. L'homme n'est pas « une machine extraordinaire » (p. 85) contrairement à ce qu'il affirme et l'organisme dans son ensemble ne peut être réduit à un mécanisme comme l'a bien montré G. Amzallag dans L'homme végétal , cela, du fait même de ses propriétés que la cybernétique cherche vainement à reproduire. On regrettera aussi la confusion terminologique entre le cerveau et l'esprit (p. 262) assimilé à tort par P. R. à « un concept biologique » (p. 328) ce que l'âme dont il admet l'existence n'est pas selon lui. Il faudrait ici réintroduire le ternaire paulinien : esprit, âme, corps (I Thes 5 : 23) et rétablir une anthropologie sacrée qui complèterait par le haut la perspective courageuse de ce livre.
Patrick GEAY
Stéphane RUSPOLI, le livre des théophanies d'Ibn Arabî, Cerf 2000.
On se souvient que M. Chodkiewicz dans Le Sceau des saints avait signalé le caractère fautif de certaines traductions de S. Ruspoli , remarque qui fut confirmée ultérieurement par Cl. Addas dans sa biographie d'Ibn Arabî . Ces derniers indiquèrent également à l'époque, dans quelle mesure ses interprétations posaient aussi pour le moins problème. Cette nouvelle publication, à la différence des premiers travaux enthousiastes de S. R. se montre en outre ouvertement désinvolte, agressive, et irrévérencieuse à l'égard du Shaykh al Akbar . Attitude rappelant l'acrimonie d'un L. Massignon que S. R. semble particulièrement apprécier (p. 308). On notera du reste que ce dernier vient de publier un ouvrage sur Hallâj (Cerf, 2005) ! Nous laisserons ici de côté les raisons qui auront motivé une telle orientation éditoriale cherchant visiblement à en découdre avec l'autorité d'Ibn Arabî .
Après une longue introduction, S. R. donne une traduction annotée du Kitâb al-tajalliyât suivie d'un commentaire de chaque théophanie au nombre de 109. C'est dans l'introduction de ce volume que le lecteur découvrira avec stupeur les formules utilisées par S. R. pour décrire – de manière contradictoire – ce texte « inspiré mais narcissique » (sic) dans lequel transparaîtrait « le culte de la personnalité et l'orgueil de soi » (p.15) ! Outre cette accumulation de sottises, on reste sans voix à l'idée que l'œuvre d'Ibn Arabî serait de nature philosophique et spéculative comme S. R. l'imagine, contre toute évidence (pp. 17, 27, 33, 81). En fait, celui-ci confond son propre point de vue avec la perspective akbarienne qui n'appartient aucunement au domaine de la philosophie, comme c'est le cas du soufisme dans son ensemble. Mais il fallait bien trouver un moyen pour amoindrir un enseignement qui, à la fois, aux yeux de S. R. « dépasse la compréhension humaine » (p. 78), et vise à « aligner tout le monde sous la bannière de l'homme parfait » (p. 52) !
Quant au texte d'Ibn Arabî , il évoque différents aspects de l'Unité divine ( Tawhîd ) vers laquelle converge la multiplicité des êtres et dont elle est en premier lieu l'Origine principielle. Au début de la 81 ème théophanie, Dieu affirme : « Je suis le point du cercle universel et sa circonférence, je suis sa complexité et sa simplicité, sa partie et son tout. Je suis l'ordre qui descend entre le ciel et la terre. Je t'ai doté des facultés à seule fin que tu puisses me saisir, de sorte qu'en me saisissant, tu te saisisses toi-même […]. C'est par mon œil que tu me vois et te vois toi-même, ce n'est point par ton œil que tu me vois » (p. 210). Nul doute qu'il n'y a là aucune « évasion spirituelle » (p.242) comme l'écrit maladroitement S. R. à propos du sens général des visions théophaniques, mais la plus haute expression du non-dualisme métaphysique.
Patrick GEAY
Massimo INTROVIGNE, Les Illuminés et le Prieuré de Sion, Ed. Xenia,2006.
On ne compte plus les sous-produits ni les ouvrages critiques publiés en réaction au Da Vinci Code. Il est certes toujours utile de montrer, comme le fait içi le directeur du CESNUR, le caractère infondé de certaines croyances pseudo religieuses contemporaines généralement hostiles au catholicisme qu'il entend légitimement défendre comme il le fit naguère contre le New Âge. Cela dit, rappeler la création récente du Prieuré de Sion par l'imposteur Pierre Plantard en 1956 est une chose, profiter de ces mises au point nécessaires pour donner au lecteur une vision faussée de la Franc-Maçonnerie en est une autre, l'auteur cherchant manifestement à présenter la chevalerie maçonnique en particulier (p.26) à la manière d'une forgerie, tout comme d'ailleurs la Rose Croix (p.27). Le rejet d'une "survivance templière ininterrompue" (p.28) paraît, soi dit en passant, à ce point obsessionnel dans certains milieux, qu'on en vient à s'interroger sur les raisons qui le motivent! M.Introvigne qui ignore visiblement le rôle des jacobites sur le plan maçonnique traite du reste la question avec beaucoup trop de désinvolture. Parler, d'un autre côté, des Illuminés de Bavière comme de "l'une des principales obédiences maçonniques allemandes et internationales dans sa deuxième phase" (p.51) est trompeur dans la mesure où les objectifs des Illuminés demeureront toujours étrangers à ceux de la maçonnerie traditionnelle que M.Introvigne semble avoir du mal à identifier.
La partie consacrée au Prieuré de Sion est plus précise, quoique parfois anecdotique et décousue. Dirigée aujourd'hui par Gino Sandri qui fut longtemps membre du Conseil de Rédaction de Renaissance Traditionnelle, cette association n'à évidement rien à voir avec le véritable ésotérisme que l'Auteur méconnaît.
On a finalement l'impression qu'à travers ce livre il s'agit de noircir celui-ci en y associant un occultisme de bas étage que l'on se doit en revanche de critiquer.
Patrick GEAY
Pierre MOLIER, La Chevalerie maçonnique , Ed. Dervy, 2005.
En refusant dans sa préface, avec l'acharnement que nous lui connaissons, toute filiation entre la chevalerie (templière) et la Maçonnerie, R. Dachez jette les bases de ce livre. Tout au long de son étude, P. Mollier ne cesse en effet de parler d'un « imaginaire chevaleresque» qui semble pour lui tout expliquer. Or, s'il ne convient certes pas d'être crédule, la rigueur de l'historien n'implique pas nécessairement que l'on évacue à priori l'existence de liens probables ou réels entre des organisations apparentées, ici la Maçonnerie et certaines formes de chevalerie médiévale. Pourquoi faudrait-il que les Stuart au XVIIIe siècle, dont l'A. admet ici le rôle (p. 54), quoique mal formulé, soient de simples rêveurs ?
Pour véritablement comprendre ce qui s'est passé, il conviendrait, malgré les élucubrations entre autres, que véhicule L'énigme sacrée à ce propos, de faire sérieusement l'histoire de l'Ordre du Temple dans les îles britanniques et de chercher, depuis l'époque de Robert Bruce, quels liens ont pu être contractés entre les Templiers et les ancêtres des Stuart. Ce travail, que les historiens compétents n'osent pas entreprendre, nécessiterait une prise en compte de tous les éléments disponibles sur le sujet sans exclure les aspects ésotériques que Henry Corbin ( Temple et contemplation ), qui n'était pas un naïf, avait mis en lumière, sans parler de Réné Guénon. Il faudrait aussi s'interroger sérieusement sur cette survivance des « Templiers en Écosse jusqu'en 1563 » dont parlait Begmann (R. Le Forestier, La Franc-Maçonnerie templière et occultiste, Aubier, 1970, p. 107) ! Car si, comme semble le reconnaître malgré tout P. Mollier, « l'idée chevaleresque est extrêmement ancienne dans la Franc-Maçonnerie » (p. 135), c'est qu'il y a sans doute de bonnes raisons à cela...
On s'étonnera pour terminer qu'il soit si difficile d'établir en la matière un équilibre entre l' hyper-criticisme des uns et la fantaisie débridée des autres, sachant que la perspective spirituelle et l'approche historique ne sauraient être incompatibles.
Patrick GEAY
Anne LOMBARD-JOURDAN, Aux origines de Carnaval. Un dieu gaulois ancêtre des rois de France, préface de Jacques Le Goff, Ed. Odile Jacob, 2005.
Ce livre passionnant est une enquête, vaste et minutieuse (380 pages), sur un symbole de la royauté française et, dans une moindre mesure, anglaise: le cerf.
L'auteur part d'une scène concernant le cerf que l'on connaît bien dans diverses cultures européennes: en février, l'animal est censé manger un serpent dont la substance va purifier son corps affaibli par l'hiver. Il lui faut ensuite boire énormément d'eau afin que ce remède violent ne devienne pas un poison mortel. Le psaume 41 qui parle du "cerf altéré en quête d'eaux vives" donne un écho de ces conceptions antiques; du moins a-t-il contribué à conforter dans la chrétienté cette image riche de sens. Il semble que ce soit en Gaule que cette situation clé du cervidé restauré aux approches du printemps se soit surtout développée. L'auteur démontre alors que Rabelais connaît cette scène mythique et sait l'empreinte qu'elle garde dans la mentalité française. Avec toutes sortes de travestissements, il en donne une version, pastichée mais discernable, dans son Gargantua. Les antiquités "galliques" persistent, même si l'heure est plutôt aux antiquités latines et grecques et à la Bible.
Ce point nodal que fournit Rabelais permet à l'auteur de remonter en amont et en aval. En amont, on trouve les avatars du grand cerf au sortir de l'hiver qui se guérit de ses écrouelles dues au manque de nourriture substantielle; son actualisation la plus probante et la plus connue est le dieu celte aux bois de cerf, Cernunos. L'auteur suggère que la représentation est plus ancienne encore, et commente les peintures rupestres qui représentent un homme-cerf. La royauté qui se constitue en France reprend bon nombre de représentations proprement "galliques", le cerf qui se guérit et guérit (en particulier les écrouelles) fait partie de ces appropriations (on est là dans l'aval: les figures du monarque français et anglais jusqu'au 17 ème siècle). Le roi guérisseur, saint Marcoul (ou Marcouf) qui est censé donner au roi de France, au jour de son sacre, le pouvoir de guérir sont autant de personnages dans lesquels se diffracte l'image originelle de Cernunos. Les rituels de chasse au cerf, longtemps conservés à la cour de France (cette chasse est une activité royale), préservent inchangées des pratiques qui remontent aux temps antiques. La christianisation rencontre aussi le cerf d'hiver et l'acclimate dans la fête de carnaval, qui précède le carême, dont l'auteur montre avec brio l'étymologie: les cornes qui vont à val, autrement dit les bois du cerf qui chutent (qui dévalent, si l'on veut) dans sa période de régénération avant la pleine santé du printemps. L'enquête croise aussi la pratique du charivari, la fée Mélusine, autre divinité tutélaire de la Gaule au corps de serpent, et la chasse Hellequin, l'éternel chasseur et sa meute qui parcourent les provinces de France.
L'auteur travaille dans son domaine et on sent la maturité de sa recherche (elle a publié, entre autres ouvrages, Montjoie et Saint Denis! Le centre de la Gaule aux origines de Paris et de Saint Denis, Presses du CNRS, 1989, et Fleur de lis et oriflamme. Signes célestes du royaume de France, éditions PSD,1991 et 2002). L'érudition de l'auteur est remarquable et sert toujours la démonstration; rien dans ce livre n'est jamais ni lourd ni lassant. On suit avec enthousiasme une magnifique figure millénaire qui tout à la fois se tranforme et persiste.
Philippe LEFEBVRE
Michal PALUCH, La profondeur de l'amour divin. La prédestination dans l'oeuvre de saint Thomas d'Aquin , Ed.Vrin, 2004.
Cette thèse soutenue à l'université de Fribourg en 2001 par le dominicain polonais M. Paluch est le fruit d'une recherche érudite visant à montrer l'évolution des conceptions de saint Thomas sur ce sujet fondamental, cela après avoir évoqué les différentes approches de sa pensée au XXe siècle. La question de la prédestination naturellement liée à celle de la prescience divine, à celle du destin, du mal ou de l'astrologie a très tôt posé d'énormes problèmes à l'Occident compte tenu principalement de la difficulté qu'il y a pour les théologiens à concilier l'omniscience de Dieu avec le concept de libre arbitre auquel la majorité demeure fortement attachée. Comme on le voit tout au long de cette enquête savante il s'agissait de tenir ensemble « les deux bouts de la chaîne»: la Providence et le postulat d'une liberté humaine, d'où cette accumulation d'obstacles logiques laissant la spéculation théologique impuissante à appréhender correctement le mystère de la prédestination. Cette reconnaissance des limites d'une raison écartelée, incapable de dépasser les tensions qu'elle a elle-même produites est assez clairement formulée par l'Auteur, qui pour autant ne cherche pas à sortir de ce "jeu d'échecs" théologiques dont il faut craindre la relative stérilité. Au bout du compte, cette investigation analytique complexe semble "noyer" sans le résoudre le problème de la prédestination dans l'océan de l'amour divin. En fait, la prédestination, que Thomas interprète en un sens très restreint (il s'agit de faire la distinction entre les élus et les damnés) ne peut être comprise que grâce à une métaphysique complète au sens défini par Guénon, véritablement capable de révéler la Science de Dieu qui seule importe à l'exclusion de toute conception humaine. L'une des notions clé devant ici être évoquée est celle que le soufisme nomme les a'yân thâbita ou "prototypes immuables" des créatures dans lesquelles se trouve contenue la totalité de leurs prédispositions ( isti 'dâd ).
En tant que possibles éternellement présents dans l'essence divine, ces prototypes ne possèdent aucune autonomie existentielle et ne sont donc pas susceptibles de se détacher, voire de s'opposer au Plan divin cela, par ailleurs, en vertu de l'unicité de l'Etre ( wahdat al-wujûd ) qui constitue une autre référence doctrinale majeure à ce sujet. En réalité, les prototypes ne déploient que l'ensemble des déterminations particulières qu'ils portent en eux ; c'est là ce qui fonde la différenciation infinie des phénomènes manifestés dans le Monde, mais aussi le degré, le rang et la hiérarchie dans lesquels ils se trouvent nécessairement intégrés. La finalité des êtres est donc bien indissociable de leur forme essentielle , entendu au sens fort et intégral du terme.
Patrick GEAY
Mary Carruthers, Machina memorialis . Méditation, rhétorique et fabrique des images au Moyen Âge , Gallimard, 2002.
Prenant ses distances vis-à-vis du fameux livre de F.A. Yates consacré à L'art de la mémoire , l'auteur (Université de New York) développe ici, pour l'époque médiévale, quel fut le rôle sacré de la remémoration spirituelle dans la méditation et la contemplation. Même si l'usage des mots « fabrique » ou « machine » nous semble impropre pour parler de cette quête de la présence du divin dont il est question dès le début du livre (p. 9), M.C. fait resurgir avec talent de nombreuses sources médiévales qui en précisent la nature essentielle.
Concernant les modalités internes, quasi théurgiques, donnant accès à la vision des palais célestes ? M.C. évoque la merkabah (p. 30) ? il est beaucoup insisté et à juste titre sur ce que l'historienne nomme « le trope de la construction » (id.). Véritable incarnation spatiale du sens, l'architecture cristallise, épiphanise l'intelligible, elle rend possible la descente de l'esprit, son dévoilement. Elle permet par exemple, dans le cadre monastique, la réminiscence du Paradis grâce à une disposition symbolique des lieux qui donne au bâtiment, au jardin, le pouvoir de rappeler un état de sainteté originelle. L'homme lui-même, suivant St Paul, doit se faire templum , tabernacle (p. 174), afin de rendre manifeste l'immanence divine. Sachant que ce temple que l'on dit à construire (pp. 286,306) est plus à désenfouir, d'où ce nouvel appel à Mnémosyne guidant l'initié vers ce théâtre de la sagesse qu'il porte en lui de toute éternité. Une fois réactualisée, tout son être peut redevenir, selon la belle expression de Bertrand Schefer : « savoir spectaculaire ».
Avec un tel ouvrage M.C. montre enfin en quoi il paraît désormais impossible de sous-estimer la profondeur des perspectives médiévales sur le sujet...
Patrick Geay
Philippe Lefebvre, la Vierge au Livre. Marie et l'Ancien Testament, Cerf, 2004
Etablir des liens entre Marie et les grandes figures féminines de la Bible (sans négliger les plus discrètes) fait apparaître la réalité d'une trame historico-spirituelle qui organise le texte sacré. Avec un talent et une attention des plus vives Philippe Lefebvre sait très bien faire ressortir les filiations, les analogies par lesquelles ces relations s'élaborent par-delà le temps et les circonstances. Mais le plus fascinant réside dans le fait que tous ces personnages féminins apparaissent comme autant de diffractions (p. 185) de la Sagesse divine que la Vierge manifeste dans sa pureté (Litanies). Une chaîne mystérieuse donne ainsi à l'Existence son armature verticale. Ici, une jeune fille est élevée au rang de la Mère suprême, de cette Sagesse, qui de toute éternité crée le monde avec Dieu dont elle est la Puissance ordonnatrice (Pro 8:22 - 31). Car c'est en Lui que se trouve la perfection du Féminin comme du Masculin.
Cette fonction universelle et perpétuelle de la Mère divine revêt en outre toutes les formes (masques) que l'ensemble des traditions présentent à notre regard : elle est bien sûr Mâyâ ou Sarasvatî parèdre de Brahma et personnification de la Sagesse dans l'hindouisme que Guénon associait à Sarah, l'épouse d’Abraham. Elle est Athéna, dont les attributs guerriers se retrouvent chez Marie « redoutable comme une armée rangée en bataille », etc. Un vrai comparatisme métaphysique de ce genre que la plupart des chercheurs n'ont pas même l'idée d'entreprendre pourrait s'avérer extrêmement fécond, sinon capable de nous aider à mieux « voir comme Dieu voit »...
Bien que l'auteur ne s'engage pas dans cette direction, son livre peut y préparer. Car dès lors que la Réalité divine est restée la même d'un Testament à l'autre, elle a par ailleurs instruit tous les hommes à toutes les époques selon des normes et des principes immuables.
Patrick Geay
Christoph Schönborn, Hasard ou plan de Dieu ? La Création et l'Evolution vus à la lumière de la Foi et de la Raison , Cerf, 2007.
Le cardinal Schönborn, dominicain et archevêque de Vienne engage dans ce petit essai une critique salutaire de l'évolutionnisme matérialiste qu'il distingue sans trop d'explication de la théorie de l'Evolution, qualifiée de «scientifique » (pp. 105 – 106) !
Assez curieusement, l'œuvre de Darwin que l'Auteur flatte à plusieurs reprises (p. 43), apparaît même « légitime » (p. 51) à ses yeux.Dans l'intention de concilier raison et foi, science et religion, il s'agit ici de trouver un compromis entre l'idée d'Evolution et le projet divin de création.
Sans doute est-ce dans cette perspective que l'Auteur s'appuie dangereusement sur Teilhard de Chardin, afin de spiritualiser l'Evolution en quelque sorte ! S'il n'y a pas lieu en effet d'opposer ce que la science dit de vrai à la Révélation, il faut aussi avoir conscience du caractère complètement anti-métaphysique de la théorie de l'Evolution que certains savants, tel que Michael Danton, remettent en cause bien plus fortement que ne le fait le cardinal Schönborn. Or la Bible procède nécessairement d'une Science, celle de Dieu, qui affirme ou qui suggère, dans la Genèse, la réalité de prototypes immuables des créatures comme principes et conditions de l'existence des espèces, principes sur lesquels l'Auteur semble prêt à négocier (p. 43). Tel est pourtant le fondement de toute différenciation créaturelle que nul processus biologique ne saurait expliquer. Croire en « l'hominisation » (p. 106) a des conséquences dramatiques sur le terrain même de la Doctrine de la Foi et rend incompréhensible, par exemple, la notion de « sainteté originelle » de l'homme ( Catéchisme de l'Eglise catholique , 398 - 399). Tout en évitant les errances fondamentalistes, il faudrait donc que l'Eglise ne craigne pas une critique beaucoup plus radicale de la théorie de l'Evolution.
Patrick Geay
Hervé PASQUA, Maître Eckhart. Le procès de l'Un , Cerf, 2006.
Sans nier l'intérêt incontestable de cet ouvrage aussi intéressant qu'élaboré, sur le rapport entre l'Un et l'Etre chez Eckhart, on notera d'emblée qu'il présente d'assez grosses difficultés résultant d'une approche trop dépendante de Plotin et, curieusement, d'un certain gnosticisme présentant la Création, en tant que telle, comme une “chute”. Par ailleurs, au lieu d'évoquer les aspects divins que sont : la Déité, l'Un, l'Etre, l'Intellect, dans une juste perspective métaphysique nécessairement concentrique , l'A. a tendance à en parler de manière segmentée et morcelée, comme s'il s'agissait d'entités séparées.
Il est d'autre part exclu de soutenir comme le fait H. Pasqua que la Multiplicité est extérieure à l'Un. De même que le désert n'est, en un sens du moins que la somme des grains de sable qui le constituent, l'Un porte en lui cette Multiplicité dont la manifestation est seulement une modalité liée à son existenciation. L'Un est donc simple et multiple, sinon on ne voit pas d'où viendrait la Multiplicité, sachant que, de plus, les modèles éternels des créatures se trouvent nécessairement contenus et enveloppés dans l'Esprit divin, comme le dit parfaitement Achard de Saint Victor ( L'Unité de Dieu et la pluralité des créatures ). Mais naturellement, il faudrait pouvoir ici comprendre cette multiplicité comme étant à la fois Lui et non-Lui. Ecrire que « l'Un, qui se penchant sur lui-même pour se saisir, perd la pureté de son unité et tombe dans la dualité de la vision de soi et dans la multiplicité de tout ce qui est (vu) » (p.98) nous semble donc erroné ; du reste, l'A. écrit plus loin le contraire (p.101) : « le multiple se cache dans l'Un », ce qui pose un sérieux problème de cohérence !
La comparaison entre l'Un et « l'erreur de Narcisse » (p.125) parait même choquante, en ce qu'elle suggère une « faiblesse de l'Un » (p.142) tout à fait inconcevable. H. Pasqua donne ainsi l'impression d'hésiter entre deux lectures dont l'une, ici mise en relief, est à rejeter. La bonne vision étant que, comme le soutien justement l'A., « le Principe […] pense de toute éternité les idées des créatures » (p.156). Ce qui ne l'empêche pas de dire bizarrement (p.217) que « Dieu ne peut être immanent au monde et se confondre avec lui, car l'ordre du créé appartient au multiple et le multiple est une imperfection qui ne saurait se trouver en Dieu » !
En quelques lignes Guénon réglait ce problème en affirmant que c'est « dans l'unité même que la multiplicité existe » ( Les états multiples de l'être , chap.V).
Nous craignons enfin que H. Pasqua n'éprouve pas de réelles affinités avec la déification eckhartienne qui est nettement contestée en fin d'ouvrage (p.355-7).
Patrick Geay
Tristan BOURLARD/François de SMET, The Scottish Key, Simon Go! Productions, 2007 (DVD).
Sous l'apparence d'une recherche sérieuse, ce documentaire, auquel ont notamment participé D. Stevenson, A. Prescott, J. Hamill et R. Dachez, est en réalité un petit chef d'œuvre de désinformation. Recherchant les origines de la Maçonnerie du XVIII ème siècle, les auteurs estiment, pour commencer, la filiation templière inacceptable, cela sans aucune enquête, puis ils s'attaquent à l'idée d'un lien avec la Maçonnerie opérative également repoussée conformément à ce qu'exige cette vulgate fallacieuse que l'on cherche aujourd'hui à imposer médiatiquement un peu partout.
Il est amusant de voir se retrouver ici des individus proches du Grand Orient de France (R. Dachez) et d'autres de la Grande Loge Unie d'Angleterre, ne reculant devant aucun mensonge pour tromper le public. Le plus énorme étant peut-être celui de J. Hamill qui pour justifier l'absence de transmission rituelle entre la Grande Loge de Londres - considérée à tort comme fondatrice de l'Ordre - et les Maçons opératifs, ose affirmer que ceux-ci avaient déserté l'Angleterre au XVIII ème s., la construction en brique s'étant imposée selon lui depuis les Tudor ! Pour mieux faire illusion, les réalisateurs font d'ailleurs, dans la partie docu-fiction se déplacer Desaguliers et Anderson au milieu de bâtiments construits en brique ! En réalité, après l'incendie de Londres en 1666, de nombreux édifices -à commencer par la cathédrale S. Paul et plus de cinquante églises- seront construits en pierre au début du XVIII ème siècle, nécessitant à l'évidence la présence d'hommes de métier sur tous ces chantiers. Il est aberrant par conséquent d'affirmer que « les loges opératives n'ont laissé aucune trace en Angleterre » à cette époque, comme l'écrivait encore dernièrement R. Dachez.
Les fameuses loges (d'obédience écossaise selon R. Lomas) qui formèrent la Grande Loge de Londres sont donc insidieusement présentées dans le film comme de simples « groupes d'hommes » ayant uniquement emprunté aux opératifs, légendes et rites, grâce au travail du pasteur Anderson quasiment considéré par les réalisateurs - pour de mauvaises raisons - comme un faussaire aux ordres, entre autre, de Desaguliers, dont on apprend qu'il aurait utilisé la Maçonnerie pour financer ses expériences scientifiques dans le cadre de la Royal Society ! Tout ce montage pernicieux servant à dissimuler naturellement l'opposition entre jacobites et hanovriens, une fois de plus complètement passée sous silence, alors qu'elle est la vraie clé de l'histoire maçonnique moderne.
Notons enfin, que même si la Grande Loge de Londres n'est pas légitime, la reconnaissance de la qualité maçonnique de Desaguliers par les membres de Mary's chapel, lors de son passage dans cette loge écossaise en 1721, (évoqué dans le film) prouve que les Maçons membres de la nouvelle obédience londonienne étaient considérés comme réguliers par l'Ecosse. Desaguliers fut à cette occasion présenté dans les archives de Mary's chapel comme chapelain de James Brydges, duc de Chandos (Chandois) « dernier Maître général des loges maçonniques d'Angleterre ».
Patrick Geay
Henry Corbin, philosophie et sagesse des religions du Livre (sous la dir. De M.A. Amir-Moezzi, Ch. Jambet et P. Lory), Brepols, 2005.
Les actes de ce colloque (Sorbonne, 6-8 nov. 2003) débute par une intervention de Ch. Jambet sur Corbin et l'Histoire qui tout en rappelant, à son insu, le caractère assez mélangé des travaux de l'iranologue, souligne avec justesse que son rejet légitime de l'historicisme n'implique pas un rejet de l'Histoire conçue comme une hiérophanie. D'où sa méfiance envers une sociologie laïque des religions. Concernant Hegel que J.-L. Vieillard-Baron tente de rapprocher de Corbin ? malgré une objection radicale de P. Ballanfat (p. 125) ? il est vrai qu'on trouve chez Corbin, à travers ce qu'il dit du « Dieu pathétique », une trace de l'erreur capitale de Hegel consistant dans le fait d'introduire de la potentialité ( dunamis ) dans le divin en réalité Acte pur, suivant Aristote. Ainsi Corbin parle-t-il, à tort, d'une « aspiration [de Dieu] à se connaître soi-même dans les êtres » ( L'imagination créatrice …, p.80), ce qui ne l'empêchera pas de récuser l'idée fausse d'un « devenir de Dieu », à l'endroit précisément de Hegel ( Face de Dieu …, p.308) !
L'étude de M. Chodkiewicz, l'une des plus importantes du recueil, montre bien les « erreurs de perspectives » relatives à l'interprétation corbinienne de l'œuvre d'Ibn Arabî. L'importance accordée par ailleurs à l'ismaélisme et au chi'isme révèle l'existence d'un problème de discernement chez Corbin sans doute lié à son approche encore trop spéculative de l'ésotérisme.
Signalons l'intervention finale intéressante de Maria E. Subtelny comparant le motif du Trône dans les traditions juives et musulmanes. Précisons ici à nouveau que la manifestation dite anthropomorphique de la divinité est un contresens, dans la mesure où la Forme de Dieu ? telle que décrite dans les Hekhalot ? doit être au contraire comprise comme le Modèle transcendant de la forme humaine.
Patrick Geay
Guy Stroumsa, Le rire du Christ. Essais sur le christianisme antique, Bayard, 2006.
Des huit articles publiés ici, on retirera une impression jamais démentie d'originalité et d'érudition que renforce l'intérêt de l'auteur pour les questions liées à l'ésotérisme chrétien ancien dont les gnostiques, cela dit et contrairement à ce que laisse croire G.S., ne sont pas les dignes représentants.
On soulignera dans ce volume le grand intérêt des considérations relatives au Nom caché de Dieu identifié à sa Face et composé de quarante deux lettres selon le Ma'asseh Merkavah (P.Schäfer, Le Dieu caché et révélé , p.84).
En revanche, les textes portant sur le « radicalisme » chrétien primitif pose problème en ce qu'ils donnent l'impression d'une instrumentalisation par G. S. de sa discipline historique, visant à démontrer l'anti-judaïsme du christianisme (p.80, n.14 ; p.145) au point d'en faire (citant J. Delumeau) une source du totalitarisme moderne (p.92) ! Or, même si tel auteur chrétien ou représentant de l'Eglise ont pu donner cette regrettable impression - n'oublions pas que celle-ci a parfois persécuté ses propres saints - il paraît insensé et surtout contradictoire de soutenir un pareil anti-judaïsme de l'Evangile dont la vocation est de restaurer un juste rapport au divin passant par une nécessaire condamnation du dévoiement religieux, d'ailleurs omniprésent dans l'ancien testament. Dieu lui-même ne fait pas preuve d'anti-judaïsme lorsqu'il affirme dans Isaïe (1:3) « Israël ne connaît rien, mon peuple ne comprend rien » ! Ce n'est pas le fait d'être juif qui est ici cause d'aveuglement, mais le fait, en un sens, de ne pas l'être assez. Il faudrait par ailleurs rappeler suivant les travaux de Raymond E. Brown et John P. Meier ( Antioche et Rome ) que la communauté de Jacques continua, par exemple, à pratiquer entièrement la Loi. Face à une situation bien plus complexe que ne le dit G. S., la position de cet auteur semble donc dangereusement caricaturale.
Patrick Geay
Louis Ginzberg, Les légendes des juifs (Juda et Israël, Elie, etc), Cerf, 2006.
On trouvera notamment dans ce sixième et dernier volume un chapitre fort intéressant sur Elie dont il est dit qu'il fut un ange autrefois (Sandalphon) et que, à jamais enlevé au Ciel, il assume la fonction de psychopompe se tenant « au croisement des chemins du Paradis » conduisant « les pieux vers les places qui leur sont assignées » (p.23-24). Elie est aussi présenté comme un architecte dont la science divine se révèle même capable de créer « instantanément » (p.27) le palais qui lui avait été demandé. Celui-ci apparaît naturellement comme étant également le révélateur « de nombreuses choses secrètes » (p.35). « On peut dire sans crainte que ce que Moïse fut pour la Torah, Elie le fut pour la kabbale » (p.43), ce qui montre à quel point il est absurde de présenter l'ésotérisme hébraïque comme un phénomène tardif alors qu'il est consubstantiel à la tradition juive dont il est en fait le cœur. On remarquera à ce propos qu'à l'occasion de cet événement spirituel majeur que fut la Transfiguration du Christ, sont justement présents Moïse et Elie comme pour témoigner de la nature divine de Jésus, en tant que représentant des deux dimensions : légale et cachée de leur tradition. Elie aura d'ailleurs la fonction « d'organiser les temps futurs » lors de la venue du Messie (p.46). Celui-ci « demandera à Elie de sonner la trompette, et au premier son, la lumière primordiale, celle qui brilla avant la semaine de la création réapparaîtra… » (p.47).
On s'étonnera par ailleurs beaucoup, dans la partie consacrée à l'exil, d'une remarque anti-musulmane aussi indésirable qu'anachronique (p.107) !
Patrick Geay
Roger Dachez, L'invention de la Franc-Maçonnerie. Des opératifs aux spéculatifs, Véga, 2008.
Ce nouvel ouvrage de R. Dachez n'est en fait qu'une compilation à peine reformulée des articles et opuscules qu'il a publiés sur ce thème depuis 1989. On retrouvera donc ici une sorte de somme de tous les préjugés que l'Auteur répète inlassablement dans le but d'imposer sa conception entièrement préfabriquée de l'histoire de la Franc-Maçonnerie moderne. Foncièrement hostile à toute idée de transmission, de secret ou d'ésotérisme, R. Dachez en idéologue protestant et agnostique, s'inscrit dans une mouvance dont l'unique but consiste dans le démantèlement du sacré, ainsi que nous l'avons déjà maintes fois signalé. Puisque l'Auteur ne veut tenir compte d'aucune objection, nous relèverons seulement quelques points qui, dans ce livre, montrent son peu de sérieux. Tout d'abord, et malgré ce qu'on claironne ici et là, R. Dachez n'est pas un véritable chercheur, ni un historien, ne s'appuyant jamais directement sur les archives britanniques, ce qui ne l'empêche pas d'affirmer régulièrement quel est sur tel ou tel point, l'état de la documentation, qu'il méconnaît en fait. Mais cela semble faire illusion ! Au royaume des aveugles… On comparera par exemple ce qu'il écrit sur la Maçonnerie opérative avec le livre de Nicola Coldstream ( Les Maçons et sculpteurs , Brepols, 1992) dont l'érudition concernant la période médiévale est sans commune mesure avec les conjectures tendancieuses que débite R. Dachez. Bien qu'il ait sans doute lu ce livre, il ne le cite pas, peut-être à cause notamment des considérations relatives aux proportions architecturales que développe N. Coldstream et qui insupporte notre iconoclaste. Plus significatif, la méconnaissance des sources que mentionne le très savant M. Scanlan dans un article (dont R. Dachez a signé une assez piètre introduction, RT , n°141) portant sur la Maçonnerie du XVIIIème siècle, montre à quel point il est impossible de lui faire confiance. Sa culture est de seconde main et même sur la vie de son héro : J.-T. Désaguiliers, il ignore (p.261, n.1) l'ouvrage de Larry Stewart pourtant cité par P. Boutin ! En fait, R. Dachez ne prend que ce qui peut s'accorder avec ses hypothèses trompeuses et embrouillées. Il fait la sourde oreille aux recherches importantes d'E. Corp où M.K. Schuchard sur la Maçonnerie jacobite et les véritables motivations des fondateurs de la Grande Loge de Londres seulement très vaguement suggérées (p.196).
Mais qu'importe, l'histoire rattrapera un jour ceux qui l'ont trahie et devant la révélation de ses mystères, ils resteront sans voix.
Patrick Geay
Jean-Pierre Brach/Jérôme Rousse-Lacordaire (s. la dir.), Études de l'histoire de l'ésotérisme, Ed. du Cerf, 2007.
Jean-Pierre Laurant, auquel ces mélanges sont offerts, assura durant de longues années une charge de cours à l'EPHE sur les courants ésotériques aux 19 s., il est bien connu pour ses travaux sur Guénon, Matgioi ou le cardinal Pitra et aussi comme directeur scientifique de la revue Politica Hermetica On trouvera ici 27 contributions d'orientation et de caractère très différents sinon disparates. Nous ne reviendrons pas sur le problème de fond de l'identité de l'ésotérisme, terme qui au niveau universitaire, englobe trop souvent aujourd'hui des réalités assez hétéroclites donnant aux spécialistes cette impression de nébuleuse qu'ils ont eux-mêmes parfois contribué à produire. F. Secret ne confondait pourtant pas l'ésotérisme avec l'occultisme qu'il n'hésitait pas à assimiler à une « décadence » ! Or il faut redire en quoi la non-différenciation des sources sur le plan qualitatif, permet ici assez complaisamment l'identification douteuse de l'ésotérisme, chez É. Poulat, à un « grand chapiteau » (p. 13) ! La première intervention de J. Maître reflète trop bien cette tendance, montrant, par la même occasion, à quel point la fameuse neutralité académique est difficile à mettre en œuvre ! Mais passons sur sa profession de foi agnostique et signalons les études intéressantes d'A. Faivre sur « La tripartition corps, âme, esprit, chez Franz von Baader » ; celle, remarquable, de S. Salzani « La “triple enceinte” comme mandala chrétien », qu'il serait très utile de développer ; celle encore de P. Mollier « Un emblème maçonnique chrétien au siècle des Lumières » dont on appréciera la teneur (ce dernier a depuis complété son article dans RT N° 153, 2009).
Une réfutation du texte de R. Dachez sur Guénon et la Maçonnerie serait à entreprendre, en raison de sa regrettable absence de rigueur intellectuelle et aussi de précision dans les références, par exemple, le chapitre des Aperçus sur l'initiation consacré aux « Rites et cérémonies » n'est pas le 14 mais le 19 ! Ceci est assurément un détail, comparé à l'absurde tentative de monter en épingle la mention, assez mitigée, de Stretton faite par Guénon, qu'il ne cite qu'une seule fois dans toute son œuvre ( , p. 140, n. 3) ! Ce que ne supporte pas R. Dachez, c'est que Guénon ait soutenu la supériorité symbolico-rituelle de la Maçonnerie opérative ancienne – et non celle de Stretton – par rapport à la Grande Loge de Londres. Ajoutons surtout que Yarker, considéré par R. Dachez comme l'auteur des rituels de la Maçonnerie de Stretton, avait bien été qualifié par Guénon dans Le Théosophisme (p. 246) : d'inventeur de rite ; son discernement n'est donc pas en cause.
On s'interrogera pour finir sur le rapport entre l'ésotérisme et certaines contributions de ce volume, comme celles de S. Burgues ou de R. Ladous.
Patrick GEAY
Julie Casteigt, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, Ed. Vrin, 2006.
Cet ouvrage dont il faut souligner la portée considérable, est issu d'une thèse soutenue en 2002 à la Sorbonne. L'Auteur, qui enseigne actuellement à l'université de Toulouse II, fait preuve ici d'une compréhension rare et profonde de la vision eckhartienne de la Vérité dont la connaissance pleine et entière constitue le but ultime de l'existence humaine. Précisons dès l'abord, contrairement à ce qu'affirmait tout récemment K. Flash ( D'Averroès à Maître Eckhart Vrin, 2008, p. 15), que la doctrine d'Eckhart a ceci de particulier qu'elle n'est pas simplement spéculative ou théorique mais repose entièrement sur une expérience spirituelle d'une élévation exceptionnelle, sans laquelle il lui eut été impossible de parler avec autant d'assurance et de maîtrise. Car il est question pour Eckhart de montrer la nécessité de dépasser, sans la nier, la simple adéquation de la chose et de l'intellect, dans la mesure où il s'agit pour le connaissant d'être « engendré dans l'être divin » (p. 14). Dieu seul étant Vérité, il convient donc que le Verbe/Fils qui l'a fait paraître naisse dans l'âme afin de rendre celle-ci déiforme et identique au Vrai. C'est donc la transformation totale de l'être en Dieu qui lui donne accès à la connaissance intérieure comme la qualifie Eckhart (p. 39). En d'autres termes, pour connaître la Vérité, il faut être la Vérité, comme Dieu Lui-même. J. Casteigt reprend à ce propos l'exemple central de la justice : « personne ne connait la justice, s'il n'a en lui (intra se) l'être (esse) de la justice ».
Il n'y a là aucun orgueil, mais le signe de la conscience aigüe d'une proximité ontologique mystérieuse, fondamentale, entre l'homme et son principe spirituel caché, rendant possible le fait de pouvoir devenir soi-même Fils dans le Fils/Intellect (p. 103). Eckhart qui s'appuie abondamment sur saint Jean, interprète : « il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu » (1 :12) selon une sorte de littéralisme métaphysique (qu'on trouve ailleurs, chez Ibn 'Arabî par exemple), et qui fait de l'Incarnation la condition de la restauration d'une telle possibilité (p. 198). J. Casteigt a donc parfaitement raison de dire que « la question eckhartienne de la connaissance de la vérité s'identifie avec le cœur de la foi chrétienne » (p. 388), ainsi qu'avec le sens véritable de l'institution eucharistique qui est forcément évoqué dans ce livre, par ailleurs trop répétitif et dont la dialectique assez sophistiquée risque par moment de rebuter le lecteur.
Patrick GEAY
Jacques Collina-Girard, L'Atlantide retrouvée ? Enquête scientifique autour d'un mythe, Ed. Belin, 2009.
Il y a quelques années à peine, P. Vidal-Naquet, dans un livre consacré à L'Atlantide (2005), ironisait sur la « perversité » de Platon et les « effets de réel » qui dans le Timée pouvait donner l'illusion de la vérité de sa description de l'île fameuse. Son approche nettement positiviste visait manifestement à faire de cette histoire une fiction, ce que Platon dit justement explicitement qu'elle n'est pas Timée, 26b-27b). Or l'intérêt du livre de J. Collina-Girard, universitaire, spécialiste de géologie préhistorique, est qu'il fait confiance à Platon et cherche (là où celui-ci l'indique également, très précisément, c'est-à-dire à l'entrée du détroit de Gibraltar) une terre émergée qui pouvait s'y trouver il y a plus de 10 000 ans. Bien qu'il prenne beaucoup de précautions, parfois contradictoires, pour aborder cette question encore très sensible, l'Auteur soutient que cette période correspond à l'achèvement d'un réchauffement qui provoqua une remontée des eaux de 135 mètres (p. 82), faisant ainsi de l'engloutissement du Cap Spartel, l'événement correspondant à la disparition de l'Atlantide. Même s'il refuse les descriptions très détaillées que fait Platon de celle-ci, sans doute pour rester en conformité avec une représentation stéréotypée de la préhistoire, l'Auteur accepte donc, pour une part, la véracité du récit platonicien. Il admet aussi la possibilité d'une tradition orale égyptienne communiquée au philosophe grec.
Reste que les dimensions assez modestes de l'île du Cap Spartel (12 km) semblent peu compatibles avec les données que rapporte ce dernier, ainsi que l'avait objecté P. Vidal-Naquet au sujet des travaux de l'Auteur. À moins que cette île n'ait été que la capitale d'un peuple ayant vécu sur d'assez vastes extensions territoriales de l'Espagne et du Maroc, depuis longtemps disparues (p. 176-7).
Patrick GEAY
Alain Erlande-Brandenburg, La cathédrale de Reims, Ed.Aristeas/Actes Sud, 2007.
Ce bel ouvrage publié avec un DVD donne une vision technique très précise de l'édifice à l'aide de nombreux plans, coupes et écorchés. On regrettera en revanche l'absence de développements sur la statuaire, les vitraux et la structure harmonique de la construction. On regrettera surtout le parti pris visant à minimiser le rapport entre la cathédrale et l'institution du sacre, l'Auteur affirmant dès le début de son livre : « l'absence totale d'indices témoignant dans l'architecture d'un lien avec la cérémonie qui finit par prendre une importance centrale dans l'histoire de la monarchie » (p. 18), ceci contre l'avis de Peter Kurmann ou de Patrick Demouy sur le sujet ! De manière trompeuse A. Erlande-Brandenburg donne même un cliché du portail des saints (transept nord) postérieur à la Première Guerre où l'on voit Clovis dans la cuve baptismale avec devant lui saint Remi. Or, avant la destruction chirurgicale de la partie supérieure de cette sculpture aujourd'hui disparue, on distinguait nettement une nuée d'où sortait une colombe apportant la fameuse sainte Ampoule à saint Remi. L'Auteur a ainsi fait le choix idéologique et donc anti-scientifique de masquer cette référence au miracle de Reims que durant la Révolution, la barbarie laïque avait déjà tout intérêt à occulter. En 1793 le trésor sera pillé et la sainte Ampoule partiellement brisée ; plus tard, la ville elle-même restera très discrète sur sa fonction royale, un vrai musée du sacre n'y existe toujours pas ! L'architecture de la cathédrale elle-même fut martyrisée dès 1741 par le chanoine Godinot qui supprima le labyrinthe, le Ciborium, les anciennes stalles, etc, mais le coup fatal sera donné en 1914 par les Allemands dont l'acharnement à anéantir le joyaux médiéval provoquera l'embrasement de la charpente, dessinant dans la nuit une croix en flamme, signe visible d'une chrétienté de plus en plus menacée.
Patrick GEAY
Bruno Étienne, Abd el-Kader et la Franc-Maçonnerie, Ed. Dervy, 2008.
L'Auteur, décédé en mars 2009, reprend ici des matériaux déjà publiés dans ses premières recherches sur le sujet, toujours selon la même perspective double, associant la psychanalyse et un spiritualisme des plus approximatif. Rien donc de bien nouveau en dehors des documents très utiles publiés en annexe qui convaincront peut-être ceux qui refusent encore d'accepter l'appartenance de l'Émir à la Franc-Maçonnerie. Refus qui peut se comprendre dans la mesure où les Maçons n'ont que très rarement donné une image respectable de leur Ordre dans les pays musulmans. B. É. évoque ensuite à sa façon le rapport entre soufisme et Franc-Maçonnerie de manière hélas plutôt décousue et superficielle. On soulignera également un manque fréquent d'exactitude sur le plan terminologique, doublé d'un narcissisme enfantin, comme lorsque B. É. se vantait d'être gradé en arts martiaux ou en Franc-Maçonnerie (p. 98) ! Il faut de même s'étonner des confidences que celui-ci croyait nécessaire de faire sur tel film de S. Kubrick ou sur le Da Vinci Code (p. 99, n. 1, p. 100), le tout suivi de remarques bien légères sur les voies mystiques et initiatiques. Les considérations qui suivent sur les rapports présumés entre Ismaëliens et Templiers seraient à revoir complètement, tant ils étaient différents de ce que l'on imagine ( cf. F. Daftary, Légendes des Assassins, Vrin, 2007). Mais B. É. ne fait guère preuve d'exigences documentaires, ici comme ailleurs. Sa mise en cause de Guénon à propos du problème éculé des références (p. 123) est malhonnête et injuste. Le qualifier en plus de « piètre musulman » (p. 132) relève enfin du scandale quand on sait que Guénon est aujourd'hui considéré comme un saint en Égypte ( LRA N° 25, p. 54).
Patrick GEAY
Alain Graesel, La Grande Loge de France (QSJ), PUF, 2008.
Cet opuscule reflète assez bien l'état de confusion dans lequel se trouvent bien des Maçons, à la fois dépositaires d'un héritage spirituel, rituel, symbolique, encombrant car imprégné de références religieuses ou ésotériques et, par ailleurs, largement disposés à en dénaturer le sens dans une perspective profane désacralisante. Malgré un effort de recherche historique sans doute supervisé par R. Dachez, l'aperçu par lequel débute cet ouvrage est loin de restituer la vérité dont E. Corp donna un avant-goût dans son article « 18 siècle : les Stuarts en exil lancent la Maçonnerie en France » (Les Francs Maçons , Tallendier, 1998) ; le grand spécialiste des Jacobites évoquait par exemple la décision prise par ces derniers de transférer vers 1726 le siège de la Maçonnerie en France !
Le fait de répéter ici, tel un “mantra” laïc, une dizaine de fois la devise républicaine : "liberté, égalité, fraternité", strictement inconnue de la Maçonnerie ancienne et introduite tardivement de force dans son corpus, en dit long sur cette volonté de noyautage socio-philosophique de l'Art Royal, qui n'hésitera pas à caviarder les rituels. À ce titre, les Maçons modernes sont bien les pires ennemis de la Maçonnerie ! L'influence du kantisme pour laquelle milite encore l'Auteur (p. 98), déjà repérable au 19 siècle, aura joué aussi un rôle particulièrement délétère. Il n'est donc pas sérieux de prétendre « veiller au maintien des traditions de l'Ordre » (p. 67), tout en cherchant simultanément à les détruire. Il n'est pas non plus possible de présenter les Constitutions d'Anderson (bizarrement nommées : Anciennes Obligations) « comme la référence fondamentale de la franc-maçonnerie universelle » (p. 90) sachant dans quelles circonstances celles-ci ont été publiées ! Réduire enfin le Grand Architecte au « Mur de Planck » (p. 96), c'est précisément évacuer l'idée, pourtant présente dans le Guide des Maçons Écossais, selon laquelle « le nom de Dieu » est « source de toutes les connaissances et de toutes les sciences ». Faire de l'Architecte divin « un principe physique » est donc en totale contradiction avec ce qu'affirme ce texte référent du début du 19 siècle. L'Auteur reste ainsi au fond assez proche du Grand Orient.
Mais la question, sinon l'énigme demeure celle-ci : pourquoi vouloir faire d'un Ordre initiatique traditionnel l'annexe d'une philosophie agnostique sécularisée et disons-le antireligieuse ?
Patrick GEAY
Moshe Idel, Chaînes enchantées. Essai sur la mystique juive, Ed. Bayard, 2007.
Dans ce travail important, M. Idel conteste la thèse catastrophique de Scholem selon laquelle, l'idée d'union mystique entre l'âme et Dieu serait absente de la Kabbale (p. 24), que Scholem ira jusqu'à qualifier « d'agnosticisme mystique » (p. 27) ! M. Idel insiste à juste titre, au contraire, sur l'existence d'un « continuum », d'une « chaîne sacrée » (shalshelet ha-quedoshah ) entre l'homme et Dieu chez les Kabbalistes théosophiques (p. 73). Ce symbole – M. Idel évite ce mot et utilise à tort constamment « imaginaire » (p. 78) – désigne donc une réalité spirituelle rendant possible « la transformation de l'esprit humain, qui est perçu comme capable de s'unir à l'intellect de Dieu » (p. 121).
Sur le plan méthodique, outre l'usage rituel des noms divins, M. Idel évoque la possibilité de l'ascension céleste « in corpore pour voir le char » (p. 167, n. 173) et aussi, la lecture déifiante de la Thora « rendant semblable à son sujet d'étude » (p. 182), compte tenu de l'isomorphie de Dieu et de la Bible (p. 195).
On émettra, cela dit, une très grave réserve lorsque M. Idel affirme que « la révélation n'est pas une apparition externe concrète représentant une hiérophanie hypostatique du divin, mais plutôt une projection imaginaire de la psyché humaine » (p. 273), ce qui explique sans doute que Jung soit qualifié « d'intellectuel éminent » dans l'introduction (p. 35)…
L'ouvrage de M. Idel, pour instructif et salutaire qu'il soit n'en est donc pas moins à prendre avec beaucoup de précautions, tout comme les travaux de Ch. Mopsik, en particulier sur les questions liées à la théurgie. Nous espérons d'ailleurs y revenir plus longuement à une autre occasion.
Patrick GEAY
Maurice Olender, Race sans histoire, Ed. du Seuil, 2009.
Ce livre constitue l'édition modifiée de La chasse aux évidences (éd. Galaad, 2005) dans lequel M. Olender, maître de conférence à l'EHESS consacrait un passage à Jung, Evola et Guénon (p. 74-79), très sournoisement mensonger à l'endroit de ce dernier. Suivant une stratégie extrêmement malsaine qui manifestement cherche à entacher la légitimité de Guénon, l'Auteur manipule les citations afin de suggérer, comme toujours, une accointance avec Evola et l'antisémitisme. Pour ce faire, M. O. mentionne des passages du compte rendu fait par Guénon d'une réédition italienne des Protocoles des Sages de Sion introduite par Evola.
M. O. cite directement et seulement le numéro de janvier 1938 des Études Traditionnelles dans lequel ce compte rendu était paru, sans rappeler qu'il fut repris à la fin du Théosophisme, ce qui rendra difficile le contrôle des allégations de M. O.
En fait, Guénon ne dit pas que l'authenticité des Protocoles est invérifiable, ni qu'ils sont véridiques. Il dit clairement que celle-ci « n'est guère soutenable » car « une organisation secrète […] ne laisse jamais derrière elle de documents écrits » (Le Théosophisme , p. 414). Du reste, dès 1929, Guénon s'indignait devant ceux qui « croient encore à l'authenticité des “Protocoles des Sages de Sion ” EFMC I, p. 91), sur la rédaction desquels il était d'ailleurs très informé. En revanche, il faisait le constat que ce texte contenait en effet un programme de « destruction du monde traditionnel », faussement imputé aux juifs, mais qui existe bel et bien. La subtile malignité avec laquelle M. O. trompe son lecteur vise donc à produire un amalgame entre Guénon et le racisme, voire le nazisme. Cette pratique inqualifiable se retrouve chez de nombreux auteurs hostiles pour ne pas dire haineux envers Guénon, tel M. Koslow ou dernièrement J. van Win.
Elle serait incompréhensible si Guénon ne représentait pas une force spirituelle particulièrement gênante pour les tenants de la modernité.
Patrick GEAY
Michaël Langlois, Le premier manuscrit du livre d'Enoch, Ed. du Cerf, 2008.
Le livre d'Enoch, comme le rappelle l'auteur, fut tout d'abord introduit en Europe en 1773 par James Bruce qui en rapporta d'Ethiopie trois exemplaires, ce livre étant canonique pour l'église d'Abyssinie. Mais cette version éthiopienne du livre réalisée à partir d'une version grecque provenait d'un original araméen très incomplet dont c'est ici l'objectif de M. L. d'établir le texte, découvert à Qumran (4Q201) et publié en 1976 par J. T. Milik.
Bien qu'il n'en parle pas, il faut néanmoins se souvenir que des parties du texte grec furent connues de Georges le Syncelle au IXe siècle et publié en 1606, comme l'indiquait A. Caquot dans sa notice consacrée à Enoch I ( cf. Ecrits intertestamentaires , p. 465). Dans l'introduction de sa traduction de la version éthiopienne, François Martin avait aussi indiqué que G. Postel connaissait l'existence de ce livre (Archè, 1975, CXXXVII). On trouve même parallèlement, chez John Dee, une référence connue à des traditions énochiennes dont celui-ci faisait notamment un usage théurgique ( cf. Dictionnaire critique de l'ésotérisme, p. 374).
Le travail de M. Langlois ne porte, cela dit, que sur le décryptage épigraphique des fragments araméens, à partir de clichés photographiques reproduits dans ce volume, qui ne s'adresse donc qu'aux seuls spécialistes. On ne trouvera quasiment rien ici sur l'interprétation du contenu spirituel du texte, présenté comme « chef d'œuvre de la littérature apocalyptique », presque rien n'est dit non plus sur son rapport avec Enoch II et III, dont nous avions parlé autrefois dans Hermès trahi .
Patrick Geay
Ibn'Arabî, Le Mahdi et ses conseillers, Ed. Mille et une lumières, 2006.
Dans l'anthologie des Futuhat publiée en 1988 chez Sindbad, James Morris avait déjà partiellement traduit (en anglais) ce chapitre 366 des Révélations de la Mecque , dont T. Chouiref donne ici l'intégralité du texte.
Suivant les hadith, le Mahdi, à la fin des temps, « emplira la terre d'équité et de justice, tout comme elle avait été le théâtre de l'iniquité et de la tyrannie » ( Les signes de la fin des temps , Alif, 1992, p. 81). Ibn'Arabî apporte dans ce chapitre un enseignement exceptionnel relatif aux sciences nécessaires à l'accomplissement de sa mission. Comme l'indique son nom, le Mahdi est le "le bien-guidé" et ce sont ses neuf Ministres ou Conseillers (p. 57) qui lui apportent les connaissances effectives du même nombre dont il aura besoin.
On s'interrogera nécessairement sur l'identité de ces neuf Conseillers qui sont en réalité huit plus un, sachant que le neuvième, appartenant à un « type différent » est le « plus élevé d'entre eux » (p. 38). On notera à son sujet que M. Chodkiewicz identifiait ce dernier à Jésus ( Un Océan sans rivage , p. 187, n. 39). Or il est bien connu à ce propos que la fonction eschatologique du Mahdi est étroitement liée à celle de la seconde venue du Messie : « il n'est d'autre Mahdi que Jésus fils de Marie » affirme le hadith.
Quant aux autres Conseillers, on pourrait penser aux huit nujabâ (Nobles). Il convient aussi de rappeler que ce chapitre 366 correspond à la sourate XVIII (p. 11), dans laquelle il est notamment question des Dormants. Ce qui est certain, c'est que le rôle du Mahdi est indissociable du statut du Pôle suprême ( Qutb ), détenteur du véritable califat assurant la conservation de l'univers et assisté de ses deux Imams, dont l'un veille sur le monde des esprits et l'autre, qualifié d'«épée du Pôle » veille sur l'équilibre du monde. Cette épée étant aussi un attribut du Mahdi en sa qualité de défenseur de la Vérité tout comme l'unique Hawârî mentionné par M. Chodkiewicz ( Le Sceau des saints , p. 131). Parmi les neuf sciences données au Mahdi on retrouve d'ailleurs le double aspect céleste et terrestre de sa mission puisqu'il doit à la fois posséder « une vision spirituelle pénétrante » et « pourvoir au besoin des gens » (p. 58). Autre point essentiel, il est dit (p. 34) que le Mahdi « mettra fin à toute les écoles juridiques sur terre : seul demeurera "la religion pure" ( al-din al-khalis ) ». cette dernière expression qui coïncide parfaitement avec ce que désigne la Religion immuable ( ad-Dîn al-Qayyim ) ou encore la Hanîfiyya samha et bien sûr millat Ibrâhîm , montre clairement que la fonction universelle du Mahdi concerne toute l'humanité en ce qu'elle vise à rétablir extérieurement la Tradition primordiale.
S'appuyant sur la mémorable fin du chapitre XL des Aperçus sur l'initiation de Guénon qui faisait nettement allusion à ce dernier, M. Vâlsan avait excellemment parlé ici « d'un magistère apocalyptique de transposition et d'universalisation spirituelles, engageant toutes les forces sacrées et s'appliquant à l'ensemble du domaine traditionnel » ( ET , nov./déc., 1963, p. 267, n. 1).
Patrick Geay
Jean van Win, Contre Guénon,Editions maçonniques de France, 2008.
La littérature hostile à Guénon est ancienne. Toujours répétitive, obtue, de mauvaise foi, mélangeant tout, elle est aussi agressive, souvent médiocre, ignorante, or elle se fait là, dans ce qu'on a peine à appeler un livre, diffamatoire. Certes, la technique n'est guère originale puisqu'il s'agit d'associer une nouvelle fois Guénon et Hitler, mais l'insistance dépasse ici les limites (p. 118). A tel point que sur ce sujet comme sur les autres, il parait désormais inutile de réfuter, tant l'auteur et ceux qui lui ressemble paraissent définitivement incapables d'une juste compréhension de l'œuvre qu'ils piétinent. Aussi tout est bon, de l'injure à la vulgarité d'Umberto Eco, longuement cité en fin d'ouvrage. Il faut traquer le juste « puisqu'il nous gène » (Sagesse 2 : 12).
Naturellement, la contradiction, signature de l'homme déchu, est forcément au rendez-vous : « Guénon professe un mépris sans borne pour l'érudition » (p. 235), mais ses Symboles de la Science sacrée sont « un monument d'érudition » (p. 249).
Autre aberration récurrente, Guénon rejetterait l'histoire (p. 233) alors qu'il met seulement en cause la manière de l'écrire, si fréquemment tendancieuse ou inessentielle, etc.
Bref, Guénon serait encore un malade (p. 127) et il faudrait, c'est l'objectif de l'auteur empêcher son influence devenue manifestement très embarrassante dans les milieux maçonniques (p. 15). Alors pour arriver à ses fins on hésite pas à mentir, en faisant d'Evola un ami de Guénon (p. 69) ; à dire n'importe quoi, en présentant Max Müller comme un « prédécesseur » de ce dernier qui n'aurait eu aucune influence (!) sur lui (p. 58-9) ; ou comble de l'infamie, de faire de Guénon un partisan de « l'élimination des races inférieures (p. 57). On se demande d'ailleurs si ce n'est pas cette avalanche d'idioties qui aura poussé l'éditeur à retirer très tôt l'ouvrage du commerce à présent introuvable !
Enfin, le plus curieux est que Charles Porset, chercheur au CNRS et… petit soldat du Grand Orient ait commis une préface à ce livre, aussi acrimonieuse envers Guénon. Mais ceci explique peut-être cela ! On imagine ici assez bien Ch. Porset en Sans-culotte fiévreux, présidant un tribunal révolutionnaire réclamant la tête du roi de l'ésotérisme !
En fait, rien ne pourra jamais enlever à l'œuvre de Guénon sa profondeur et sa grandeur, qui saura nécessairement atteindre ceux pour lesquels elle a été écrite.
Patrick Geay
Patrick Clarke de Dromantin, Les réfugiés jacobites dans la France du XVIIIe siècle, Presses universitaires de Bordeaux, 2006.
Publié un peu avant l’ouvrage de Nathalie Genet-Rouffiac (Le Grand
Exil, Service historique de la Défense), dont les recherches sur le sujet sont
néanmoins plus anciennes, ce livre, issu d’une thèse, retrace d’une façon
méticuleuse les conditions dans lesquelles l’aristocratie Jacobite, principalement
irlandaise, s’implanta dans notre pays dès la fin du XVIIe siècle à la
suite du Roi Jacques II, duc d’York. L’hostilité Hanovrienne envers leur
catholicisme fut la cause principale de cette diaspora dont l’Auteur montre
qu’elle fut globalement une réussite. Tous les aspects de cette assimilation, qui perdurera au moins jusqu’à la Révolution (p. 462), sont abordés de
façon très détaillée surtout au plan social, politique, militaire et économique.
Hélas et de l’aveu même de l’Auteur (p. 29), le rapport entre les
Jacobites et la Franc-Maçonnerie n’est pas abordé, ce qui peut se comprendre,
la matière de ses recherches étant déjà considérable. Toutefois,
nous avons de bonnes raisons de penser que ce sujet capital reste largement
tabou, comme le montre le programme du récent colloque organisé par
The Jacobite Studies Trust (Jacobites and Anti-Jacobites : Culture and Diaspora, Université de Strathclyde, 24-26 juin 2010) où la question maçonnique
ne fut quasiment pas abordée !
Le fait qu’une famille royale catholique telle que celle des Stuarts, ait
pu soutenir et diffuser la tradition maçonnique a naturellement de quoi
choquer ceux qui, influencés par un Gustave Bord, ne veulent toujours
pas comprendre ce qu’est réellement cette tradition... Mais sans doute y
a-t-il d’autres raisons !
Un mot pour terminer sur la citation finale de Chateaubriand que
donne l’Auteur (p. 468) et qui affirmait un peu méchamment que c’est
« la main de Dieu » qui a manqué à la « race des Stuarts ». C’est parce que
ces derniers représentaient un ensemble de principes désormais incompatibles
avec la modernité naissante que la Providence décida au contraire,
après qu’ils aient approché de très près la victoire, de les retirer du monde...
Il en ira d’ailleurs de même en Europe à cette époque de tous les vestiges
de sacralité hérités du Moyen Âge.
Patrick Geay
Margaret Jacob, Les Lumières au quotidien. Franc-Maçonnerie et politique au siècle des Lumières, À l’Orient, 2004 (préface de R. Dachez).
Cette traduction d’un livre publié aux États-Unis en 1991 nous renseigne sur la manière pour le moins confuse qu’a M. Jacob (université de Californie) de fabriquer un lien désiré, mais en fait illusoire, entre la philosophie des Lumières et la Franc-Maçonnerie. Si l’on tient compte des travaux récents d’A. Kervella, M. K. Schuchard et E. Corp, il devient piquant d’observer comment M. Jacob contourne les objections à sa thèse et aussi, comment elle se trouve obligée, contrainte par les faits, de poser certaines bonnes questions auxquelles il ne lui est bien sûr pas possible de répondre en raison de ses préjugés. Par exemple, lorsqu’elle déclare : « nous avons besoin de comprendre comment une institution de sociabilité privée [la F.-M.] aussi liée à la société de l’Ancien Régime [...] a pu se montrer aussi poreuse, permettant d’autres poussées, dissonantes, réformatrices et hostiles à la tradition » (p. 322), ou quand elle remarque : « les historiens n’ont pas exactement compris comment considérer ces exilés jacobites, sinon comme des défenseurs romantiques d’une cause perdue. Lorsque cette cause s’est vue mêlée à un engagement maçonnique, défini comme progressiste et moderne dans ses aspirations et apparences, l’historien se trouve confronté à un paradoxe » (p. 410).
La solution dont ne voudrait sûrement pas M. J., est que la Maçonnerie du XVIIIe a pour une part été contaminée par les Lumières, ce n’est pas la Maçonnerie qui s’est« emparé » (p. 394) des Lumières, ce sont les Lumières qui se sont emparé de la Maçonnerie !
Passons sur plusieurs contresens grossiers concernant Dermott (p. 126) ou Newton (p. 399) qui montrent encore à quel point ses recherches défaillantes devraient être entièrement révisées, tout comme celles, du même genre, de P.-Y. Beaurepaire (cf. L’Europe des Lumières).
Patrick Geay
Lumières, no 7 (colloque du CIBEL), Presses universitaires de Bordeaux, 2006.
Ce numéro consacré aux rapports entre « Franc-Maçonnerie et politique au siècle des Lumières » est une bonne illustration de ce courant historiographique particulièrement malhonnête qui, de façon dogmatique impose toujours et encore que la Franc-Maçonnerie est « fille des Lumières, née en 1717 » (p. 10), comme l’affirme d’emblée C. Révauger qui sait pourtant très bien qu’il existait avant celle de Londres fondée par les Hanovriens une Grande Loge d’York, en Angleterre, dont personne ne parle et pour cause...
Il y a manifestement chez certains “historiens” une volonté de maintenir,
contre toute évidence, la Maçonnerie dans le sillage des Lumières, ce
qui hélas empêtre la recherche dans un fatras contradictoire d’analyses qui
occulte volontairement la question de fond : celle de l’identité originelle de la Maçonnerie. Car sans même remonter au Moyen Âge, sa prise en
compte rendrait impossible la déplorable récupération dont celle-ci est
l’objet depuis le XVIIIe siècle par les courants libéraux. Manifestement, les
seuls documents faisant autorité en la matière sont les Anciens Devoirs
dont la mise à l’écart systématique s’explique en raison de leur hétérogénéité
totale avec le mouvement des Lumières ; d’où aussi, l’intention
funeste de briser tout rapport entre la Maçonnerie de métier et celle du
XVIIIe siècle.
La manière fugitive et dubitative dont C. Révauger évoque les Jacobites
(p. 20 et n. 18) montre assez comment on dissimule les problèmes tout en
donnant l’impression de les aborder. A. Onnerfors note pourtant que les
Jacobites furent à l’origine de la Maçonnerie suédoise (p. 222) ! Même
chose en France pour Toulouse dont G. Lamoine donne l’exemple (p. 118),
bien que Ch. Porset soutienne évidemment le contraire (p. 320)...
Paradoxalement, C. R., comme d’autres intervenants à ce colloque,
remarque bien la faible implication de la Maçonnerie dans le processus
révolutionnaire qui s’explique justement parce que celle-ci repose sur une
représentation spirituelle du monde parfaitement étrangère aux Lumières.
Là encore, les Anciens Devoirs le prouvent clairement mais aussi les rites
dans leur forme première que nos historiens ont également tendance à
ignorer au profit de la trop fameuse sociabilité !
On appréciera cependant dans ce numéro les mises au point de
J. F. Benimelli présentant la Maçonnerie comme « victime » et non« moteur » de la Révolution (p. 52), remarques qui auraient permis une
critique autrement plus efficace des élucubrations de Barruel, tentée dans
la troisième partie de ce volume.
Patrick Geay
Michel ONFRAY, Traité d'athéologie: Physiqe de la métaphysique, Ed. Grasset, 2005.
La réédition en collection de poche de cet ouvrage publié en 2005, nous donne l'occasion d'en dire quelques mots, puisqu'il se voulait être une charge contre les trois monothéismes. Ce qui frappe au premier chef, outre sa méchanceté et son ignorance impressionnante, c'est que ce livre, en dépit de son titre, n'est pas un traité d'athéologie! Car même si Nietzsche, idole de M.Onfray s'était déjà refusé à apporter – sans doute par incapacité – une “contre-preuve de l'inexistence de Dieu” (Aurore), on était en droit d'exiger ici un examen philosophique rigoureux des grands textes relatifs aux preuves physico-théologiques et cosmologiques que B.Sève avait examiné autrefois. Afin d'imposer, avec une outrance qui révèle sa propre irrationalité, la prétendue hostilité religieuse envers l'intelligence, l'Auteur n'en dit rien. A lui seul, Averroès, cité furtivement (p.87) apporterait un démenti complet aux propos insensés de M.O. Dès le début de son Discours décisif, le philosophe arabe affirmait en effet “que la Révélation nous appelle à réfléchir sur les étants en faisant usage de la raison et exige de nous que nous les connaissions par ce moyen (…)”. Il eut donc été courageux de se référer à des textes comme la cinquième voie de Saint Thomas, que M.O évite soigneusement , tout comme il occulte l'idée chez certains physiciens, de voir se rejoindre leur discipline avec la métaphysique ( E.Klein, La Quête de l'Unité)! Que fait-il alors pour donner l'impression de traiter son sujet? Eh bien, il se livre à une attaque facile qui frise la démence, de la religion et de ses représentants, surtout catholiques, s'appuyant régulièrement sur la psychanalyse, dont il n'avait pas encore perçu la nocivité! Mais même là, Onfray est grotesque, il nie l'existence historique du Christ quand un spécialiste tel que P.Géoltrain n'en doute pas; il accuse à tort Saint Paul de mépriser le corps et la sexualité, dont ce dernier dit à l'inverse qu'elle est l'expression d'un “mystère(…) d'une grande portée” (Eph.5:32), sachant que, conformément à toute l'économie du christianisme, le corps, Temple de l'Esprit ,devient le réceptacle privilégié du Corps eucharistique. Mais peu importe la Vérité, qui n'interesse pas M.O. Ce qu'il veut, à force de radotages, c'est hypnotiser son lecteur.Enfin, Onfray atteint les sommets de l'aberration, lorsqu'il assimile de manière anachronique christianisme et totalitarisme, alors que celui-ci fût au contraire justement défini comme une spécificité de l'époque moderne par H. Arendt. Ainsi, M.O, qui ne recule devant rien pour tromper son monde et lui faire peur, n'hésite pas à identifier nazisme et catholicisme ( p 237) : “ les chambres à gaz peuvent donc s'allumer aux feux de la Saint Jean” dit-il avec l'assurance du sot! C'est à se demander pourquoi Hitler en personne avait envisagé l'invasion du Vatican et selon John Cornwell, l'enlèvement puis l'élimination de Pie XII, qui lui-même, s'était impliqué dans la conspiration de Hans Oster contre le dictateur,dès 1939…
Patrick GEAY
Collectif (dirigé par Renaud Escande), Le Livre Noir de la Révolution française. Ed. du Cerf, 2008
Si l'idée de ce gros volume, dirigé par R. Escande, est bonne, on pourra discuter sa mise en oeuvre et finalement, la tendance qu'ont les auteurs à fustiger l'événement sans chercher assez loin son explication. Car faire la liste des horreurs révolutionnaires ne suffit pas à rendre compte du sens de ce qui ne saurait être perçu comme un monstrueux accident de l'Histoire. On regrettera donc une approche parfois "intégrisante" qui certes, pleure légitimement les victimes de la Terreur, mais ne s'interroge pas en profondeur sur les origines du processus révolutionnaire. A côté de cela, les loges maçonniques, quoiqu'on en dise ici avec Barruel, très souvent cité, n'ont eu aucune responsabilité idéologique (p. 40-42). Celles-ci furent en réalité prises en otage par la Révolution et donc instrumentalisées. Un examen sérieux des écrits symbolico-rituels britanniques des XVIIe et XVIIIe siècles, montre que la Franc-Maçonnerie n'a rien à voir avec les Lumières. Mais, il n'est pas certain qu'on veuille trop enquêter dans cette direction! En fait, par delà le contexte immédiat, la Révolution française n'est compréhensible que si on la situe dans la très longue durée, comme nous nous proposons de le faire dans une étude en préparation. Or, cette manière de faire, esquissée de façon plus ou moins satisfaisante par Tocqueville semble déranger (p. 326), l'oeuvre de ce dernier étant du reste trop ignorée dans ce livre. Par ailleurs, une vraie théologie de l'événement fait défaut. Dire que « l'histoire n'est jamais écrite d'avance » (p. 441) peut faussement faire croire que la Révolution était évitable (p. 607), mais une telle conception rompt dangereusement avec l'idée centrale d'une divinité maîtresse du Temps et de l'Histoire! D'autres réserves seraient à formuler au sujet de la mention assez indésirable de Donoso Cortes « partisan d'une dictature » (p. 529), si souvent confondue par le public avec la monarchie! Ni Barbey d'Aurevilly, ni Bloy (convoqués en 2e partie) et encore moins Nietzsche qui détestait le Christianisme, n'aident à comprendre la Révolution qui au final demeure une énigme partielle à élucider.
Patrick GEAY
Imi KNOEBEL, Vitraux de la Cathédrale de Reims, Kerber, 2011
L'affaire des vitraux de Knoebel inaugurés en juin dernier fut de bout en
bout une histoire au parfum de scandale où se mêlèrent charlatanerie,
hypocrisie et lâcheté. Nous ne reviendrons pas ici sur ce que nous avons dit
dans le blog "Le Syndrome de Knoebel", qui fut largement ignoré localement
par la presse, ni sur les dessous de cette commande catastrophique voulue
par la DRAC et que l' atelier Simon-Marq dût réaliser plus ou moins à contrecoeur!
On découvrira dans cet ouvrage illustré outre une préface à dormir
debout du Ministre, parlant à propos des vitraux de « grande spiritualité », ce
qui concernant un artiste « athée » (p. 9) relève de la performance, un certain
nombre de propos flagorneurs qui vantent naturellement les mérites de cette
oeuvre inepte réalisée en catastrophe à partir d'anciens collages
(Messerschnitte, 1978-79), sur le conseil de l’épouse d'Imi Knoebel (p.52)!
Pour trouver à posteriori un sens très hypothétique derrière le vide et
l'agression visuelle, J. Stüttgen n'hésite pas à citer longuement Denys
l'Aréopagite, croyant justifier l'abstraction par la théologie négative, ce qui
rappelle les tentatives désespérées de l'Archevêque de Reims, lors de
l'inauguration, de faire un rapprochement improbable entre ces vitraux et... la
Transfiguration!
Une situation aussi désolante pour l'édifice dont il était pourtant question de
fêter le 8e centenaire, montre qu'il existe des moyens non-violents de
martyriser un chef d'oeuvre aussi prestigieux que la Cathédrale des Sacres.
Aurait-on fait la même chose avec la Sainte Chapelle? Sûrement pas! A
l'image de la gabegie actuelle, la politique artistique qui consiste
stratégiquement à valoriser certaines productions contemporaines en se
servant de cadres anciens vénérables, comme Versailles, se révèle donc très
répréhensible. Espérons qu'un jour Notre Dame de Reims sera débarrassée
de ces verrues.
Patrick GEAY
Valérie Triplet-Hitoto, Mystères et connaissances cachées à Qumrân , Cerf, 2011
Le grand intérêt de cet ouvrage remarquable réside dans sa volonté de mettre au centre des études qumrâniennes la question de la connaissance des mystères divins. Il est montré ici à partir du corpus intertestamentaire que la Communauté de Qumrân, séparée des autres Juifs, se considérait comme le réceptacle privilégié d'une révélation ininterrompue de ces mystères. Celle-ci portait non seulement sur la découverte du Plan divin de l'Histoire, lui-même émanant d'un Conseil céleste ou s'élabore la destinée du monde, mais aussi, sur les moyens spirituels de se transformer par la connaissance, de parvenir à l' unio mystica (p. 290). On rappellera sur ce point le processus d'angélomorphose d'Hénoch.
La comparaison logiquement récurrente avec le christianisme, dans la troisième partie, permettrait de faire d'intéressantes remarques sur une convergence qui préoccupe toujours de nombreux chercheurs. Il est très important d'observer que dans Matthieu, le Christ s'en prend tout particulièrement aux scribes, qui font même l'objet d'une septuple malédiction (23 :13-32), accusés d'être des guides aveugles et hypocrites qui ferment « aux hommes le Royaume des cieux ». Or les scribes, comme l'avait bien vu J. Jeremias dans un passage trop négligé de Jérusalem au temps de Jésus devaient être normalement les « porteurs d'une science secrète, de la tradition ésotérique » (Cerf, 1980, p. 320). A ce propos, l'Ecclésiastique (Siracide), que cite V. Triplet-Hitoto (39 : 1-11), dit précisément du scribe qu' « il s'intéresse aux secrets des paraboles » ou qu' « il méditera ses [du Seigneur] mystères cachés ». C'est donc sans doute pour la même raison que les esséniens, puis le Christ, prennent leurs distances à l'égard d'un milieu sacerdotal corrompu, indigne, qui n'assume plus correctement sa fonction, dont l'essentiel était de transmettre la connaissance cachée. Mieux, il s'agit dans les deux cas de restaurer cette fonction par une Communauté d'élus « rempli de l'esprit d'intelligence » (Siracide 39 : 6). D'où l'importance fondamentale de cette comparaison qui bien au-delà de considérations simplement historiques, permet de mieux comprendre le sens profond et les implications ésotériques de la mission du Christ…
Patrick GEAY
Kurt FLASH, Initiation à Nicolas de Cues , Cerf/Academic Press Fribourg, 2008
En qualifiant dernièrement N. de Cues de "premier des modernes", P. Magnard montrait une nouvelle fois combien il est difficile de situer celui dont ont fait
simultanément un héritié direct de Maître Eckhart! Car même s'il existe des
liens évidents entre ce dernier et le cusain, il ne faudrait pas non plus
ignorer certaines différences, notamment sur la question centrale de la
connaisance et de l'intellect. Une évaluation complète de Cues reste à faire en
ce sens. Elle devra prendre en compte: le problème de la rupture de celui-ci
avec la cosmologie médiévale, dont les conséquences surtout sprituelles, sont
bien plus importantes que sur le plan physique(Cassirer, Koyré); l'impact de ses écrits sur Bruno, Vinci et l'évangélisme français; la valorisation des
concepts d'égalité et de liberté; la proximité avec l'occamisme souligné par M.
de Gandillac; la promotion d'une science naturelle au détriment du savoir
traditionnel (Idiota de sapientia) etc.
Dans ce petit livre, K. Flash pointe certains de ces problèmes lorsqu'il note
par exemple justement que " le nouveau monde du Cusain n'a donc pas de centre"
(p. 43), du fait de son rejet du géocentrisme, ou qu'il aspire à une certaine" quantification de toute la nature, y compris de l'homme"(p. 65)!
La position de Cues sur l'unité des religions est aussi évoquée, mais K. Flash
remarque ses réserves sur l'islam et les Juifs(p.81)!
Si donc il n'est pas possible de faire du cardinal un "précurseur introuvable de
la science moderne"(D. Larre), il parait néanmoins indispensable de souligner
la discontinuité partielle de son oeuvre avec celle d'Eckhart, dont Suso fut
sans doute plus proche. La difficulté d'interpréter correctement la pensée de
Cues tient en outre au fait qu'elle peut être instrumentalisée par certains
chercheurs afin d'atténuer les doctrines jugées extrêmes d'Eckhart, en
particulier sur le thème essentiel de la divinisation de l'homme.
A ce titre, la modernité de Cues paraît rassurante, sinon même une raison,
contestable à nos yeux, d'assurer la promotion inconditionnelle de son oeuvre.
Patrick GEAY
Jean-Jacques THIBON, L'œuvre d'Abû ‘Abd al-Rahmân al-Sulamî et la formation du soufisme, Institut Français du Proche-Orient, Damas, 2009
Cet ouvrage de 649 pages, préfacé par Denis Gril, est une thèse universitaire très détaillée sur l'un des plus importants Maîtres du Soufisme (325/937-412/1021).
Si l'on veut se faire une idée de la valeur spirituelle de Sulamî, on peut se référer à l'épisode bien connu maintenant de l'accession d'Ibn ‘Arabî à la “Station de la Proximité ” ? Dans les Futûhât al-Makkiyyah (II, pp. 260-261), le Cheikh al-Akbar rapporte qu'après être parvenu dans ce maqâm , le plus élevé pour les “saints”, il se plaignit à l'un de ses amis de son isolement dans cette “station” qui, par ailleurs, le réjouissait. « Tandis qu'il me réconfortait, j'aperçus l'ombre d'une personne ; je me levai de mon lit pour aller vers lui, espérant trouver auprès de lui quelque soulagement. Il m'embrassa, je l'examinai et vis que c'était Abû ‘Abd al-Rahmân al-Sulamî dont l'esprit avait pour moi pris forme corporelle. Dieu l'avait envoyé par miséricorde envers moi. Je lui dis : “Je vois que tu es [aussi] dans ce maqâm !” Il me répondit : “En lui j'ai été saisi, en lui je suis mort et jamais je ne cesserai d'y être.” Je lui fis part de mon isolement et me plaignis de l'absence de compagnon. Il me dit : “L'exilé se sent toujours seul ! Après que la providence divine t'eut fait accéder à cette station, loue Dieu, car à qui donc mon frère cela est-il donné ? N'es-tu pas satisfait que Khadir soit ton compagnon dans ce maqâm ?” […] Je lui dis : “Ô Abû ‘Abd al-Rahmân, je ne connais pas à cette station de nom par lequel je puisse la désigner.” Il me répondit : “On l'appelle la station de la Proximité ( maqâm al-Qurba ). Réalise-la pleinement !”. (Nous avons repris, à une nuance près, la traduction de Claude Addas dans Ibn ‘Arabî ou La quête du Soufre Rouge , pp. 211-212, Éd. Gallimard, Paris, 1989. Cf. aussi : Denis Gril in Les Illumination de La Mekke , p. 341). Ce passage à lui seul nous indique la stature spirituelle d'exception de Sulamî.
Jean-Jacques Thibon a constitué son ouvrage en trois parties qui peuvent être lues indépendamment les unes des autres : la première fait le point sur la biographie du saint, son milieu familial et ses affiliations dans la voie soufie, à partir des ouvrages historiographiques et des études contemporaines qui lui sont consacrées ; la deuxième concerne la transmission du Taçawwuf comme science constituée, la défense du Soufisme, l'enseignement de la Voie et la sainteté; et la troisième propose l'analyse de vingt-cinq textes de Sulamî. Pour chaque sujet, l'auteur est amené à présenter les thèses de certains universitaires, qu'il réfute au besoin avec tact, mais aussi avec fermeté. Nous pensons en particulier à celles qui aboutissent à des systématisations excessives, obligeant à distinguer radicalement les voies d'ascétisme, de Soufisme, du blâme, etc. Par ailleurs, J-J Thibon insiste sur la qualité et l'envergure de Sulamî comme maître spirituel, alors qu'une tendance ancienne, qui se perpétue du reste, tend à l'enfermer dans un rôle de simple compilateur.
L'ouvrage, dans son ensemble, est une excellente justification de l'orthodoxie du Soufisme, ce qui n'est jamais allé de soi dans l'histoire de l'Islam, dans le passé comme dans les temps présents. L'auteur étudie à l'occasion le milieu spirituel dans lequel a évolué Sulamî et les débats, parfois houleux, qui se sont élevés sur différents sujets, comme la Loi et la Voie , la sainteté, etc.
Un des aspects les plus importants du livre concerne les données relatives à la “Voie du blâme”, al-Malâmatiyya , entendue dans son sens le plus élevé. Cette dernière, conçue plus comme un “tempérament spirituel” que comme une “école” particulière (p. 58), apparaît comme amenant constamment l'homme à réaliser la Maîtrise parfaite de son corps, de son âme, de ses états et stations spirituels, suivant en cela le modèle proposé par le Prophète lui-même : « L'attitude générale de Sulamî […] consiste à combattre toutes les manifestations extérieures de la spiritualité » (p. 196). Sont étudiées encore les relations entre la Malâmatiyya et la Futuwwa , cette dernière prenant appui sur les actes et l'héroïsme (sur ces deux voies, on se reportera aussi aux traductions des traités de Sulamî déjà existantes : La lucidité implacable, Épître des hommes du blâme , trad. R. Deladrière, Arléa, 1999, et Futuwah, Traité de chevalerie soufie , trad. F. Skali, Albin Michel, 1989).
La dernière partie contient une grande quantité de passages traduits des œuvres de Sulamî. L'auteur, qui possède incontestablement une authentique perspective traditionnelle, offre ainsi au lecteur, pour qui la présentation universitaire de son travail aurait été un peu difficile à suivre, de quoi méditer.
Le livre de Jean-Jacques Thibon est déjà devenu la référence concernant Sulamî et la période de formation du Soufisme. Nous attendons désormais sa traduction annoncée des Tabaqât al-Sûfiyya , recueil biographique des premiers Maîtres du Taçawwuf , qui viendra “compléter” heureusement la parution récente des Femmes soufies (trad. A. Andreucci, Éd. Entrelacs, 2011 ; postface de Michel Chodkiewicz sur « La sainteté féminine dans l'hagiographie islamique »), autre recueil de Sulamî, se rapportant cette fois aux principales saintes musulmanes des III e et IV e siècles de l'Hégire.
A-J. B
Joscelyn Godwin, Athanasius Kircher. Le théâtre du monde, Imprimerie Nationale, 2009.
Ce très beau volume orné de nombreuses et magnifiques gravures du XVIIe siècle évoque l'étrange figure du jésuite A. Kircher (m. 1680), savant polyglotte, mathématicien, pionnier de l'égyptologie, musicien, concepteur de machines optiques ancêtres des lanternes magiques, géologue… dont la curiosité était sans limite. Hermétiste chrétien, il s'intéressa aussi de près à la kabbale et s'inscrivait dans la perspective de la prisca theologia (théologie première) d'après laquelle il existe une sagesse commune aux différents peuples (p. 59) dont Adam (p. 99) représente l'origine, instruit qu'il était de « chaque secret de la nature ».
Dans un encadré (p. 182) consacré à ses liens avec l'occulte , J. Godwin aborde les rapports de Kircher avec des sujets aujourd'hui déconsidérés comme l'astrologie ou l'alchimie, en des termes qui auraient gagnés en précision afin de mieux situer ses véritables positions. Il est en effet curieux de vouloir établir une distance entre l'érudit et ces anciennes doctrines, alors qu'il reconnaissait manifestement les vertus des planètes et les influences stellaires (p. 275) !
Malgré des réticences possibles à l'égard de certains aspects de la magie, il nous semble très difficile d'affirmer, comme le fait J. Godwin, que Kircher n'était lié à aucun courant ésotérique, dans la mesure ou son attrait incontestable pour ce domaine se révèle à chaque instant dans cet ouvrage très riche. Ses recherches sur l'arithmologie, l'arbre séphirothique (p. 278), ses comparaisons entre Apollon et Métatron par exemple (p. 268) montre au contraire que, loin de tout syncrétisme, Kircher était capable de voir au-delà des apparences en cherchant à mettre en évidence des liens profonds entre les différentes traditions spirituelles. Il est d'ailleurs à ce sujet assez incroyable qu' A. Faivre n'ait pas parlé de lui dans son étude sur l'histoire de la notion de Tradition (Aries , 1999). Cette vision générale de Kircher, assez exemplaire malgré ses défaillances, dont on voit qu'elle était et reste parfaitement compatible avec le christianisme, semble donc gêner certains chercheurs que dérange, à titre personnel, une « hypothétique Unité » (Faivre) pouvant mener vers la reconnaissance de cette Vérité universelle dont on redoute la souveraine autorité et sans doute aussi le pouvoir de dissolution des fantaisies individuelles !
Patrick GEAY
Marie-Anne Vannier (s. la dir.), La Trinité chez Eckhart et Nicolas de Cues, Ed. du Cerf, 2009.
Dans ce troisième volume publié au Cerf associant précisément Eckhart et Cues,
l'Equipe de recherche sur les mystiques rhénans (Université de Metz) et
l'Institut für Cusanus Forschung de Trèves, rassemblent onze études qui, on le
notera, abordent séparément ces deux auteurs sans donc jamais les comparer!
Un des aspects les plus importants de la doctrine d'Eckhart, rappelé ici, est
que, dans son Essence, la Déité est au-delà de la différenciation des Personnes
(p. 45) dont la distinction ne survient que dans le processus de Création.
Pure intellectualité, la Déité incréée contient et connait tout le créé, toutes
les créatures "en tant qu'elles sont Dieu" (p. 104). La Vie et l'Etre sont donc
Un, sous des formes et des modalités multiples. L'univers visible et invisible
est cette "ébulition" du bouillonnement comme "fond incréé de Dieu" (p. 106).
D'ou cette indispensable opposition entre Eckhart et Hegel que montre Y. Meessen
avec beaucoup de justesse. Dieu est le temps, il n'a pas besoin du temps pour
advenir, ni de l'Histoire pour atteindre la science des "raisons éternelles des
choses", qu'il porte en Lui dès l'origine!
Autre problème, concernant Cues cette fois, l'idée capitale d'un "plan divin
inchangeable de toute choses" (p. 162) est incompatible avec l'éloge suspect de
la liberté auquel se livre W.E. Euler, s'appuyant sur le Cusain. La réalité d'un
plan divin et d'une prédestination, omniprésente dans l'Evangile, fait du
déploiment temporel et historique des créatures un flux ontologique préordonné
et déterminé. Il n'y a donc pas d'autonomie existentielle du monde. La notion de
liberté humaine soutenue par Cues (p. 141) n'apparait au final pas si différente
de celle "de nos contemporains", contrairement à ce qu'affirme Euler.
Elle semble, à l'inverse, confirmer son statut de "précurseur de la philosophie
moderne" (M.-A. Vannier, p. 11).
Patrick GEAY
Jean-Louis Gabin, L'hindouisme traditionnel et l'interprétation d'Alain Daniélou, Ed. du Cerf, 2010.
Dans ce livre courageux et salutaire l'auteur met en évidence les faiblesses d'une œuvre à laquelle il accorda autrefois, avec beaucoup d'autres, une confiance imméritée, au point de désavouer lui-même les textes favorables qu'il avait consacrés à A. Daniélou (1907-1994). Si un lecteur exigeant avait la possibilité, depuis longtemps, d'observer les graves insuffisances de ce dernier, son approche superficielle et approximative des doctrines orientales, son côté mondain et narcissique, sa tendance à l'incohérence, J.-L. Gabin a ici le grand mérite d'apporter des éléments moins connus sur le cas Daniélou ! Usurpateur, plagiaire de Guénon, hostile aux monothéismes, il donnera une version déformée de l'enseignement du grand maître hindou Karpâtrî (1907-1982), tant sur le plan spirituel que politique. Daniélou sera aussi à l'origine d'une interprétation sensualiste et naturaliste du Linga de Siva particulièrement significative. Car s'il paraît avoir compris que « la vulve et le phallus sont la représentation, le symbole des principes qui causent la formation du monde » (cité p. 370), il ne semble pourtant pas avoir bien saisi que l'anatomie sexuelle masculine dépendait entièrement, jusque dans les détails, d'un prototype divin à la fois très simple évoquant la fonction axiale d'Unité et complexe, puisque sa construction architecturale symbolise en particulier la Trimurti, le monosyllabe AUM, ainsi que l'union créatrice permanente avec la Yoni. Le caractère érotique de ces figures, s'il ne peut être exclu, doit avant tout correspondre à un théomorphisme faisant de l'humain une image du divin et non l'inverse, rendant impossible tout anthropomorphisme.
L'autre aspect important de ce travail est qu'il révèle une proximité entre Karpâtrî et Guénon (p. 114) dont on comprend mieux pourquoi l'œuvre fut rejetée par l'orientalisme officiel, alors que Daniélou fut au contraire honoré et soutenu, comme le prouvent les différents postes qu'il a obtenu durant sa carrière, ainsi que son amitié avec L. Renou qui détestait Guénon (p. 248) !
S'appuyant sur les travaux de X. Accart, J.-L. Gabin termine très utilement son ouvrage sur la scandaleuse accusation d'extrêmisme de droite dont Guénon fut victime jusqu'à nos jours et qu'il compare à celle qui toucha de la même façon Karpâtrî, par la faute de Daniélou !
On devine ici d'obscures stratégies diffamatoires qui auront, en vain, tenté aussi d'empêcher la publication de ce livre…
Patrick GEAY
Stéphane François, L'Ésotérisme, la tradition & l'initiation. Essai de définition, Ed. Grammata, 2011.
Les ouvrages précédents de Stéphane François – tels Les Néo-paganismes et la Nouvelle Droite (1980-2006) Archè, Milano, 2008 – offraient nombre d'éléments factuels qui permettaient de cerner les ramifications mal connues de la « Nouvelle Droite » et des mouvances « néo-païennes » manipulant les références traditionnelles dans la littérature, la « subculture jeune » et la BD. On aurait donc pu s'attendre à ce que cet « essai de définition » établisse un ligne de démarcation claire entre l'ésotérisme, la tradition et l'initiation, et leur caricature ou leur parodie. Il n'en est rien, bien au contraire.
En effet, sans s'en expliquer, S. François prend d'emblée le parti d'amalgamer R. Guénon et J. Evola, dont les divergences et même l'opposition ont été très bien mises en évidence ces dernières années : d'abord par P. Geay, dans son « René Guénon récupéré par l'Extrême-Droite » (LRA N° 16, décembre 2003), puis par A. Lefranc, dans son « Julius Evola contre René Guénon » (LRA N° 21, juin 2006).
S. François, qui citait pourtant l'article de Geay dans une publication de 2009, affecte ici d'ignorer ces études. Et il ne mentionne pas davantage le Guénon ou le Renversement des clartés de X. Accart, où figurent des passages aussi limpides et irréfutables que celui-ci : " Loin d'être anecdotiques, les divergences doctrinales entre Guénon et Evola étaient si profondes que le métaphysicien refusa d'accueillir les ouvrages du baron sicilien dans la collection « Tradition ». Or c'est en vertu des points de doctrine jugés par Guénon « hétérodoxes » qu'Evola engagea une action au sein des régimes fasciste et nazi. Les plus graves divergences avaient trait aux questions de la primauté de l'autorité spirituelle (et de la contemplation) sur le pouvoir temporel (et l'action), à la valeur du christianisme, et à la contestation de la nécessité de la régularité « traditionnelle », c'est-à-dire d'une transmission ininterrompue et vivante. (X. Accart, Guénon ou le Renversement des clartés , Arché-Milano, 2006, p. 477-478). "
L'amalgame entre Guénon et Evola permet ainsi à S. François de juxtaposer « secret initiatique », « forme de conspirationnisme », et le « célèbre faux antisémite Les Protocoles des sages de Sion » (p. 28). Cet amalgame passablement éventé s'accompagne de beaucoup d'autres : ésotérisme et syncrétisme (p. 13), ésotérisme et occultisme (p. 19), initiation et secret (p. 27), tradition et traditionalisme (p. 43), etc.
Ce prétendu « essai de définition » n'hésite pas à mesurer les travaux de Guénon à l'aune de son « origine petite-bourgeoise » (p. 46) et tente de réduire la tradition à un concept « bricolé », au « caractère foncièrement artificiel, très moderne » (p. 37). Quant aux opinions des auteurs traditionnels, elles sont disqualifiées pour cause de « religionisme » (p. 36) – le « religionisme » consistant, selon A. Faivre, « à partir du principe que pour prétendre valablement étudier une religion, ou des religions, il convient d'être soi-même religieux, faute de quoi l'on ne comprendrait pas ». L' A., confiant dans les opinions de Sartre (p. 14), ne semble pas s'apercevoir qu'en toute logique, l'étiquette « religioniste » qu'il accole aux auteurs traditionnels devrait invalider aussi les marxistes qui parlent de Marx, les laïques qui parlent de laïcité, les existentialistes qui parlent de Sartre, etc.
Peut-on rappeler à l'« ésotérologue », comme il se désigne lui-même (p. 10), que Socrate – sans doute à ses yeux « religioniste », mais difficilement catégorisable comme « moderne » ou champion de notions « bricolées » – classait parmi les « non-initiés », « entièrement étrangers aux Muses », ceux qui sont englués dans le matérialisme ?
Socrate : Regarde donc autour de nous, de crainte qu'il n'y ait quelqu'un des non-initiés qui nous écoute. J'entends par là ceux qui pensent que rien n'existe que ce qu'ils peuvent saisir et serrer dans leurs deux mains et qui n'admettent au rang des êtres ni les actions, ni les générations, ni tout ce qui est invisible. (Platon, Théétète, 155E-156A).
Jean-Louis Gabin
David Bisson, René Guénon. Une politique de l'esprit, Ed. Pierre-Guillaume de Roux, 2013.
Bien que l'Auteur ne l'indique pas, ce livre est sans doute la reprise d'une thèse soutenue en 2009 à l'EPHE sous la direction de Ph. Portier et intitulée : Une politique de la Tradition au XXème siècle. Fondements et usages de la pensée de René Guénon (1910-1980).
Sous prétexte de montrer l'influence de cette œuvre sur ses lecteurs connus, on devine assez rapidement qu'il s'agit de façon perfide d'insinuer, par une série de collages pernicieux, l'existence d'un lien entre Guénon, l'occultisme et l'Extrême Droite ! Comme nous l'avions montré autrefois ( LRA N° 16) cette pratique éculée vise moins à donner une connaissance exacte de Guénon qu'à produire chez le lecteur ignorant une sorte de répulsion dont on espère qu'elle l'empêchera d'accéder à une vraie compréhension de sa pensée.
Alors qu'on attend d'un travail universitaire une rigueur et une précision sans faille, on découvre ici qu'il s'agit de manipuler les sources afin d'imposer une vision tronquée, idéologique d'une œuvre qu'il est inacceptable de défigurer ainsi avec autant de malignité. Car non seulement Guénon a très tôt combattu l'occultisme pour son manque de sérieux, mais sur le terrain politique, il n'y a strictement rien dans ses écrits qui permet de justifier un rapport quelconque avec la Droite, extrême ou non, sachant que cette notion n'apparaît que pendant la Révolution et que la position de Guénon concernant la question du pouvoir s'appuie sur des principes et des formes très antérieurs à cette période. Le livre dans lequel ce sujet est abordé : Autorité spirituelle et pouvoir temporel , est du reste à peine analysé par D. Bisson (p. 70) !
Les procédés malhonnêtes de ce dernier se perçoivent dès l'introduction (p.9), lorsqu'il cite Les Antimodernes d'A. Compagnon pour justifier l'idée que Guénon serait « un moderne malgré lui » comme le dit cet auteur de certains écrivains évoqués dans son livre où, notons le, Guénon n'est pas cité une seule fois ! Même méthode avec L'invention de la tradition , ouvrage dirigé par Eric Hobsbawm, qui sert ici à justifier (p.11) le fait que Guénon aurait inventé sa conception de la tradition alors qu'il ne fait jamais que s'appuyer sur les données spirituelles les plus fiables, sachant que de son coté, l'historien marxiste parle de tout autre chose : des commémorations publiques, telles le 14 juillet ou encore, des Jeux olympiques créés en 1896 !
Faut-il encore répéter que, selon Guénon, la Tradition primordiale correspond au Sanâtana Dharma comme il le dit lui-même ( Études sur l'hindouisme , p.112) et qu'elle « est la source première et le fond commun de toutes les formes traditionnelles particulières ». Guénon n'invente rien, il ne fait que restituer une doctrine sacrée qui n'appartient à personne. C'est pourquoi la notion de système, que Bisson cherche constamment à plaquer sur ses écrits lui est au contraire tout à fait étrangère. On se demande d'ailleurs si ces auteurs mal intentionnés (comme Olender ou van Win) font exprès de ne pas comprendre et de déformer ses propos ou s'ils sont incapables de saisir un sens qui, manifestement, leur échappe souvent ! Par ailleurs, Guénon n'est pas responsable des compromissions politiques d'Evola, Eliade ou Douguine ; et vouloir associer son œuvre aux engagements fascistes de ces derniers, du simple fait qu'ils l'ont lu est une faute sinon un scandale.
Cette compilation répétitive d'informations déjà connues qui accumule les notices biographiques et dont on a du mal à saisir le plan anarchique donne même l'impression d'une réplique du Dossier H , de triste mémoire, publié en 1984 par J. de Roux, la mère de l'éditeur du présent livre…
D'un côté, il s'agit d'empêcher toute influence possible de Guénon sur le christianisme en trahissant sa perception réelle de cette tradition et de l'autre, il s'agit de remplir des pages sur l'itinéraire des uns et des autres : Corbin, Schmitt, Abellio, pour finalement aboutir au constat qu'ils sont assez éloignés de son œuvre ! Mais en rappelant inutilement les âneries de Pauwels (p. 436) ou les extravagances de Mutti, D. Bisson jette le trouble et c'est tout ce qui lui importe. Il y avait là de quoi séduire les animateurs de Radio courtoisie, qui l'invitèrent et dont il faut en un sens se réjouir de l'antipathie, normale, envers Guénon !
Le dossier G. Durand que Bisson cherche visiblement à réhabiliter de manière très incomplète est abordé sans référence précise à notre livre Hermès trahi qu'il connaît pourtant. L'omission volontaire de certaines sources gênantes, telles le livre de J.-L. Gabin sur Daniélou, sans parler des articles de La Règle d’Abraham qu'il n'ignore pas non plus, montre à quel point son but est idéologique et non scientifique. Cette dissimulation lui permet à l'occasion de chaparder une référence sans donner sa source, ainsi qu'il le fait au sujet de Zamiatine (p. 114, 180) que nous avions cité au début d'un article sur Taguieff (LRA , N° 22)… Le « silence entendu » que Bisson reconnaît autour des écrits de Guénon (p.379) continue ainsi d'être entretenu de façon concertée !
L'évocation du cercle Eranos, dont G. Durand se demandait s'il était « divin » (p. 416), révèle une complicité à l'égard d'un milieu qui prétendait resacraliser le monde… avec Jung (p. 415), mais là, Bisson acquiesce. Alors que Guénon est stupidement qualifié d'utopiste (p. 488), J. Borella est l'auteur (p. 478) d'un « ouvrage essentiel » (Esotérisme guénonien et mystère chrétien) dont nous avions aussi montré à l'époque les grandes faiblesses (LRA , N° 6), etc.
La méthode de J.-P. Laurant, que Bisson prolonge ici très scolairement, consiste en une apparente sociologie descriptive visant en réalité la dépréciation globale d'une œuvre dont on veut dissimuler la profondeur et la vraie portée intellectuelle. C'est ainsi que la teneur doctrinale des écrits de Guénon est systématiquement occultée au profit de rapprochements incongrus avec des auteurs douteux qui ne l'ont pas compris. Mais qu'importe, le mal est fait, la technique de l'amalgame fonctionne toujours, elle ne trompera que les naïfs et les sots.
Notons enfin un point important. Comme souvent, la critique de la modernité est mise ici en avant pour privilégier chez Guénon ce qui pourrait le rapprocher de manière trompeuse des milieux conservateurs en utilisant bien sûr le mot épouvantail : réactionnaire. Or il s'agit en fait d'un aspect secondaire. L'essentiel pour Guénon étant surtout de rétablir la Connaissance spirituelle et les voies qui conduisent à la Vérité. Aussi, ceux qui ont cru pouvoir agir sur le monde sans passer par là se sont trompés, comme le montre en un sens, à son insu, cet ouvrage.
Patrick Geay
François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestations des technosciences, Ed. La Découverte, 2014.
Auteur d'une thèse sur les bris de machine (PUR), l'historien François Jarrige
développe ici une précédente étude (2009) qui révèle dans quelle proportion
l'essor du machinisme industriel fut l'objet, dès le XVIIIe s. de sévères et
nombreuses critiques, cela sans discontinuer jusqu'à nos jours. En s'appuyant
sur une très vaste bibliographie, celui-ci offre au lecteur un outil
indispensable permettant de mettre en perspective l'évolution et la diversité de
ces critiques dont on voit bien qu'elles dépassent complètement les clivages
politiques.
Contrairement à ce qu'imaginent les chantres de la technologie moderne, la
motivation première de ces critiques n'est pas dans le refus de la nouveauté ni
dans le rejet irrationnel de la technique en soi. C'est la relation au monde, la
signification du travail, l'organisation et la conception de la vie qui sont en
cause. Les implications au minimum culturelles du machinisme ont provoqué de
tels bouleversements qu'il n'est pas possible de croire en sa neutralité, comme
le remarque fort justement F. Jarrige. A ce titre Marx s'est trompé de lutte!
De même, les conséquences spirituelles de cette Révolution industrielle n'ont
pas toujours été bien évaluées par les chrétiens dont les attitudes furent très
contrastées, allant de l'hostilité (p. 83) au progressisme naïf (p. 125).
Fondamentalement, cette critique n'est pas seulement sociale et économique. Ce
que perçoivent parfaitement certains artisans du XIXe s., c'est que la machine
ruine le métier et la qualité des productions dont le corps humain devait être
le principal agent de transformation (p. 58, 88).
Face à un autoritarisme technopolitique qui s'impose partout (p. 142), F. Jarrige
montre également en quoi les pouvoirs publics (p. 314) sont complices des
industriels et donc coupables de ne pas protéger les populations comme ils le
devraient. Les derniers développements d'une science dévoyée et dangereusement
instrumentalisée, menaçant le vivant comme jamais, le confirme chaque jour.
Patrick GEAY
Olivier Abel, Pierre-François Moreau et Dominique Weber, Jean Calvin et Thomas Hobbes. Naissance
de la modernité politique, Ed. Labor et Fides, 2013.
Ce remarquable collectif, issu d'un colloque, donne quelques précieuses
indications concernant le processus de sécularisation du politique en Occident.
Bien qi'ils n'en soient pas les seuls acteurs, Calvin et Hobbes représentent,
malgré leurs différences, deux tendances symptomatiques de ce mouvement
caractéristique des sociétés modernes.
Plus ancien que Hobbes, Calvin provoque, on le sait, une rupture d'autant plus
significative avec le Moyen Age qu'elle se produit au sein même du
Christianisme, alors que Hobbes, assez clairement matérialiste sinon athée,
s'engagera encore plus loin dans la désacralisation du pouvoir.
Pour aller à l'essentiel, on notera dans l'étude perspicace de Ph. Crignon
l'idée étrange selon laquelle chez Calvin, l'Ascension impliquerait une sorte de retrait du divin rendant impossible toute forme de présence immanente de
Dieu, se qui montre bien quel est le sens et l'économie générale de la Réforme.
Ce même transcendantalisme se retrouve chez Descartes dont le dualisme visera également à dégager l'âme du corps, mécanisé et dépouillé de toute qualité.
Mais ce qui frappe le plus, c'est l'antagonisme entre cette conception (qui
renoue en un sens avec le gnosticisme) et ce qui paraît être au contraire la
vocation originelle du Christ de faire descendre ici-bas sa propre divinité dans
un Corps devenu Temple. Le refus du "mode incarnationnel" (p.104) explique
donc aussi bien, chez Calvin, le rejet du sacrement eucharistique que celui de
la corporéité mystique de l'Etat monarchique (p.105, 113, 195). Le principe du
Dieu avec nous (Emmanuel) est donc abandonné au profit de son éloignement du
monde humain désormais autonome et forcément désenchanté (p. 268).
Bien que la question ne soit pas traitée dans ce volume, on remarquera chez
Hobbes une autre modalité de cette déspiritualisation du Corps politique qui se
traduit par un transfert de souveraineté, du Roi vers le peuple à qui il revient
de produire cette nouvelle machine politique qu'il nomme le "grand Léviathan"...
C'est donc une paradoxale auto-négation du Christianisme par lui-même qui
précipitera à notre époque l'avènement d'une gestion exclusivement profane de la
chose publique.
Patrick GEAY
Bruno Pinchard, Marx à rebours, Ed. Kimé, 2014.
On s'interrogera sur les motivations qui auront poussé l'auteur à publier ce livre quelque peu improvisé, malgré une tentative d'explication faiblement convaincante affirmant même qu'il aurait dû commencer sa philosophie « par le débat avec Marx » (p. 10)…
Comme dans son précédent livre on trouvera ici bon nombre de contradictions ébouriffantes, à commencer par celle qui entend distinguer Marx de sa postérité révolutionnaire (p. 9), alors qu'il est affirmé exactement l'inverse page 171 !
Faire aussi de son matérialisme athée un aristotélisme (p. 23), au point de trouver les traces d'un hylémorphisme dans ses écrits (p. 104), nous semble singulièrement forcé, sachant que c'est la leçon d'Epicure que suit Marx dès sa thèse de doctorat et non celle d'Aristote que B. Pinchard oppose sans doute trop radicalement à une « tyrannie platonicienne » dont nous serions victime ! Rappelons qu'Aristote est aussi et surtout un théologien !
Mais le plus étrange réside dans l'assimilation de Marx à un Moïse « brisant l'idole du capitalisme pour libérer l'humanité de ses illusions païennes » (p. 86). Il y a une apparence de vérité dans cette impression d'autant plus trompeuse que Marx est en réalité le type même du faux prophète qui , suivant une logique de l'inversion que B. Pinchard confond gravement avec la Table d'émeraude (p. 68), cherche à subvertir le rapport normal entre conscience et existence, mais aussi bien sûr, entre l'homme et la religion puisque selon Marx, comme chez son ami Bruno Bauer ce « théologien à rebours » (M. Rubel), c'est l'homme qui invente la religion ! En faisant de l'idolâtrie de l'argent, suivant l'image du veau d'or, un effet secondaire du culte rendu au Dieu infini de la Bible, B. Pinchard dépasse par conséquent les limites (p. 88) ! Car c'est oublier l'injonction célèbre du Christ (Mat 6 : 24) « vous ne pouvez servir Dieu et l'argent », mais c'est oublier aussi que l'argent ne peut devenir une idole que s'il subit lui-même paradoxalement sa propre désacralisation, que le phénomène capitaliste, historiquement tardif, imposera simultanément au travail humain ; bien entendu, de cela il n'est pas question chez Marx. En revanche, B. Pinchard aurait pu nous parler de la « dégénérescence de la monnaie » (Guénon), mais il a fait le choix de ne pas évoquer ce point essentiel …
En Darwin du développement social, Marx renverse également le juste rapport entre pensée et technique (p. 75), là encore contre la précieuse doctrine d'Aristote. C'est d'ailleurs sur ce terrain que le philosophe allemand approche parfois si près de la vérité qu'il parait pouvoir libérer les peuples, mais au lieu de cela, il nous propose ses terribles dix mesures que le Manifeste communiste (II) énonce froidement sans nier, d'après Marx lui-même, qu'elles impliquent un certain… « despotisme » ! Nous sommes assurément très loin ici du thélèmisme, dont on se demande ce qu'il vient faire là (p . 124), si ce n'est pour se consoler des sanguinaires errances révolutionnaires. Quoique déjà subversive, l'utopie rabelaisienne, qu'affectionne tant B. Pinchard, paraîtra en effet plus fastueuse et moins populaire que les très marxistes « armées industrielles », si éloignées des bibliothèques de la Renaissance !
Voir ainsi, dans le Marx de la dictature du prolétariat et du Parti, un moyen de « re-qualifier le monde détruit par la quantité » (p. 170) pourra donc sembler injustifiable .
Patrick GEAY
Daniel Boyarin, Le Christ juif, Ed. Cerf, 2013
Cette étude importante reprend un thème déjà abordé par l'Auteur il y a une dizaine d'années, mais de manière beaucoup plus claire et assurée. Contre les idéologies de la rupture visant à séparer judaïsme et christianisme, il s'agit au contraire de montrer que celui-ci s'est entièrement développé à l'intérieur d'une tradition juive n'ignorant aucun élément de ce qui deviendra seulement par la suite une religion distincte. Ce que D. Boyarin (Berkeley) parvient à imposer comme une évidence incontestable, c'est que le Christ opère dans le cadre du judaïsme et non contre ou en dehors de lui. Mais c'est aussi ce qu'il représente lui-même en tant que Messie et Fils de l'Homme dont on trouve la trace dans le texte biblique ou dans I Hénoch 46, comment s'en étonner?
S'appuyant sur Psaume 110 et surtout sur Daniel 7, Boyarin montre parfaitement
l'existence de deux figures divines que représentent l'Ancien des Jours et
précisément, le Fils de l'Homme. Rappelant la fameuse bimorphie puer-senex, il
ne s'agit là bien sûr ni d'un dualisme et encore moins d'un polythéisme mais des
deux aspects d'une même Réalité transcendante. Faire justement des évangiles l' "accomplissement"(p. 66) de Daniel mène aussi l'Auteur à admettre le lien
fondamental entre Jésus, le Messie et le Serviteur souffrant d'Isaïe 53.
Pour autant, reconnaître le fait que le Christ pratiquait la cacherout ou qu'il "était un fervant défenseur de la Thora" (p. 124) ne doit pas conduire à
négliger la mission de rénovation profonde du judaïsme qu'il devait effectuer
tant sur le plan de l'interprétation des Ecritures, qui est sans rapport avec le
concept de "créativité" (p. 186), que sur sur le plan rituel, à travers
l'institution eucharistique, dont D. Boyarin ne dit rien, mais peut-être ne
pouvait-il faire un si grand pas vers ce qui relève de l'économie de la
Révélation.
Patrick GEAY
Angelus Silesius, L'errant chérubinique, Ed. Arfuyen, 2014.
Cette belle anthologie du célèbre ouvrage de Silesius plus connue sous le titre Le pèlerin chérubinique, moins ambigu que celui choisi ici par R. Munier (errer=se tromper) révèle sous une forme poétique d'une rare profondeur, les grands thèmes de la métaphysique de Maître Eckhart dont on trouve constamment la présence dans l'expérience spirituelle intime que fait Silesius de l'immanence divine. C'est en effet la notion clé d'unicité de l'Être qui traverse tout ce recueil, authentique guide vers le centre du cercle du monde : « Dieu est l'éternel soleil dont je suis un rayon » (p. 155) dit Silesius pour qui « la vie même dans toi qui te fait vivre est Dieu »(p. 105). La connaissance elle-même résulte d'une identification avec le divin « ce qu'on connait en Lui, il faut l'être soi-même » (p. 67). La réalisation de cette déification procède donc de l'unité retrouvée entre une créature entièrement dépossédée d'elle-même et Celui qui en est la cause immédiate (p. 55) ; comme le corps est dans l'âme (p. 45), le monde est en Dieu. On retrouve aussi chez Silesius (franciscain, ordonné prêtre en 1661), le thème eckhartien de la naissance du Christ dans l'âme (p. 201) : « Homme si tu t'y prêtes, Dieu engendre en toi Son Fils à tout instant, aussi bien qu'en son trône », c'est pourquoi « La naissance de Dieu dure à jamais », elle est à la fois temporelle et éternelle. « Parce que avant je fus Lui »(p. 203) et que « dans la mer tout est mer [...] dis-moi, qu'elle âme sainte en Dieu n'est pas Dieu » ? (p. 229). La puissance de l'expression est ici le signe d'une incontestable participation au mystère du divin. De quoi vaincre ces « maladies curiales » dont le Pape François a récemment courageusement souligné les méfaits.
Patrick GEAY
Jean-Luc Périllié, Mystères socratiques et Traditions orales de l'eudémonisme dans les Dialogues de Platon, Ed. Academia Verlag, 2014
Comme le note justement T.A. Szlezàk dans sa préface, ce livre représente une contribution exceptionnelle et décisive à la compréhension de l'oeuvre de Platon, si longtemps malmenée de toutes parts. Mais le but de J.-L. Périllié (Montpellier III) n'est pas d'en proposer une nouvelle interprétation, il cherche plutôt à rétablir la portée intrinsèque véritable d'un texte souvent édulcoré par les modernes afin de le démystifier. Dans la perspective tracée par l'école de Tübingen, il s'agit de présenter au contraire les dialogues platoniciens, suivant A. Diès, comme étant rien moins que la transposition philosophique des Mystères d'Eleusis (p. 30, n. 27) ! On pourra d'ailleurs se demander si leur vocation n'était pas justement de conserver la mémoire de cette tradition sur le point de disparaître ! La réorientation herméneutique que propose ainsi l'auteur de cet ouvrage majeur marque donc une étape déterminante dans la connaissance doctrinale du principal héritier d'un Socrate mystérique. Naturellement, J.-L. Périllié démontre tout cela avec beaucoup de précision et de rigueur, ce qui fait de ce gros travail une quasi restitution de l'enseignement de Platon “nouvel envoyé d'Apollon” et “dépositaire [...] de la tradition orphico-pythagoricienne” (p. 199). Il faut donc vivement remercier l'auteur pour cet ouvrage considérable qui apporte manifestement la clé donnant accès au coeur du message platonicien, cela avec autant d'érudition que de clarté. Il faut aussi espérer qu'il saura convaincre certains spécialistes en général réfractaires à toute pensée ésotérique et qui trouveront là sans aucun doute de quoi réviser complètement leurs préjugés.
Patrick GEAY
Jean-Loïc Le Quéllec, Jung et les archétypes, Ed. Sciences Humaines, 2013.
L’influence désastreuse de Jung sur les milieux universitaires nécessitait une remise en cause de ses théories pseudoscientifiques concernant en particulier son usage fallacieux de l’ancienne notion d’archétype. C’est ce que tente de faire l’auteur, anthropologue, spécialiste de la préhistoire du Sahara (CNRS).
Pour autant, il le fait dans l’ensemble pour de mauvaises raisons, en ce qu’il vise dès le début à travers Jung, l’idée d’une universalité des symboles dont on voit bien qu’elle est au fond son véritable problème.
Aussi s’attaque-t-il, dans la ligne de Dubuisson, aux notions antiques et médiévales de type, d’idée, de “forma exemplaris” (p. 43) comme si elles avaient un quelconque rapport avec les conceptions jungiennes pourtant explicitement anti-métaphysiques. Même si Jung usurpe le sens ontologique originel du mot archétype, son objectif demeure strictement psychologique et pathologique.
Il n’y a donc aucune filiation entre Platon et Jung. Cela dit, le caractère résiduel de la psychologie des profondeurs a pu donner l’illusion persistante d’une mystique des religions en fait inexistante. Pour Jung par exemple l’imago de Dieu est une fonction de l’inconscient, rien de plus. Certaines de ses productions littéraires occultisantes ne sont donc pas à prendre comme les révélations d’un mage qu’il ne fut jamais. Jung était agnostique !
Parler de l’archétype comme d’une “structure vide” (p. 10) à la façon du jungien M. Cazenave en dit long sur l’inconsistance théorique de ce courant psychanalytique qui aura cherché à éliminer la fonction signifiante véritable des symboles traditionnels. Leur dimension universelle est disions-nous ce qui dérange donc J.-L. Le Quellec et c’est pourquoi il s’en prend aux “ésotéristes” (p. 32, 36) associés de façon malhonnête au nazisme (p. 330) suivant la méthode classique de la reductio ad hitlerum. L’idéologie laïque dont il se réclame donne en réalité l’explication de son rejet de l’archétype métaphysique en ce qu’il “justifie entièrement le créationnisme” (p. 52). L’exemple de l’Ouroboros dont l’auteur se sert dans le premier chapitre pour contester son universalité est du reste bien mal choisi car celui-ci, comme il le remarque lui-même, est présent dans de nombreuses cultures souvent très éloignées telles l’ancien Mexique, l’Égypte, le Judaïsme, l’Islam ou la Chine et contrairement à ce qu’il affirme (p. 32), il est aussi présent en Australie sous le nom du fameux Serpent-arc-en-ciel (Ngalyod), expression qu’on retrouve d’ailleurs au Bénin (p. 31) !
Patrick GEAY
Sous la direction de Pierre Mollier, Sylvie Bourel et Laurent Portes, La franc-maçonnerie, BnF, 2016
Ce catalogue rassemble la belle iconographie d’une exposition organisée par le Grand Orient et la BnF. Bien qu’elle soit manifestement liée, de fait, à l’art de bâtir, au symbolisme géométrique et maçonnique ou à l’hermétisme, les textes qui l’accompagnent n’en reflètent pas moins les conceptions, un peu hétéroclites ici, de l’équipe élargie des collaborateurs de la revue Renaissance traditionnelle que dirigent R. Dachez et P. Mollier. L’inadéquation entre ces images et leur traitement laïque révèle de façon aiguë ce que les auteurs ont voulu imposer une fois de plus au public, à savoir : le dogme d’une maçonnerie libérale et égalitariste fondée au XVIIIe siècle dans l’esprit des Lumières, ce qui en fait ne repose historiquement sur rien !
À quoi bon dans ces conditions montrer le Regius, parler des architectes de la Renaissance, du grand sceau de Salomon, des écrits de l’alchimiste Michel Maier ou de “l’ésotérisme graphique” de Duchanteau ? Pourquoi dire que la franc-maçonnerie fut introduite en France (ce qui est vrai) pendant l’exil de Jacques II (p. 75) en 1689, si par ailleurs on affirme toujours et encore qu’elle est née en 1717 ? Que viennent faire en un sens Léon Bourgeois, Jules Ferry et Arthur Groussier au milieu du Triomphe hermétique et des figures maçonnico- kabbalistiques de David Rosenberg (p. 178-9) ?
Loin de refléter la richesse de l’histoire culturelle de la francmaçonnerie, suivant la commune idée reçue, ce qui ressemble davantage à une sorte de grand bazar conceptuel, est plutôt le signe qu’un profond malentendu s’est installé dans les consciences relativement à la véritable nature de l’institution maçonnique. L’incohérence de cette approche pseudo-historique encore dominante qui entend propager l’idéologie confuse d’une franc-maçonnerie perçue comme instrument de sécularisation ne présente ici qu’une juxtaposition d’éléments disparates dont la logique est rigoureusement absente.
Patrick GEAY
Julien Darmon, L’esprit de la kabbale, Albin Michel, 2017.
L’histoire de la kabbale est à ce point compliquée, pour ne pas dire obscure, qu’une nouvelle introduction comme celle que propose l’auteur est forcément utile en ce qu’elle révèle aussi la complexité d’une historiographie traversée par de multiples tendances assez opposées. On devine par exemple (p. 32) que J. Darmon ne suit guère les positions de M. Idel avec lequel Ch. Mopsik, dont il fut l’étudiant, avait pourtant collaboré ! Un des points forts de ce livre est qu’il insiste à juste titre sur le lien en fait évident qui unit la kabbale et la Thora : le sens caché (sod) et le sens littéral (peschat) « sont dans le même rapport que l’âme et le corps » (p. 53). Or si un certain légalisme talmudique peut ignorer l’ésotérisme, celui-ci représente néanmoins le fondement originel et principiel du corps textuel de la Bible. On retrouve ici la doctrine fondamentale de l’hylémorphisme dont reparle l’auteur dans une annexe (d) qui appellerait plusieurs remarques. Mais le problème que pose cette étude réside dans son attachement déclaré à l’enseignement d’Isaac Louria (m. 1572) dont l’influence considérable est pour le moins paradoxale puisque celui-ci n’est connu indirectement que par les écrits de ses disciples ! Autant qu’on puisse en juger, dans la mesure où il n’existe, du moins en français, aucun exposé complet de cette kabbale lourianique estimée très difficile, celle-ci se caractérise par certaines innovations théoriques, une tendance à la complexification discursive abstraite de l’expression dont il faut reconnaître le côté parfois extravagant. Sans parler de la notion de réincarnation fort peu compatible avec l’hylémorphisme, la conception du tiqqun qui suppose la capacité humaine de réparation de Dieu (p. 110) pourra même sembler complètement aberrante sur le plan métaphysique, comme nous espérons toujours le montrer ultérieurement. Signalons d’autre part que soutenir, comme le fait l’auteur, la nature corporelle de l’intellect théorétique (p. 123) ne saurait en rien correspondre à la véritable pensée d’Aristote. Dans ce passage assez confus, la raison est d’ailleurs aussi présentée comme une fonction corporelle (p. 135) ! Bien qu’il cite les travaux importants de P. Schäfer sur les Hekhalot (p. 21), l’auteur néglige en revanche l’importance cruciale des récits visionnaires (p. 146) consacrés au Char divin que le Talmud considérait pourtant comme « la discipline la plus élevée de l’ésotérisme » (p. 212).
Patrick GEAY
Géraldine Roux, Maïmonide ou la nostalgie de la sagesse, Seuil, 2017
Loin de contenir un enseignement ésotérique comme le croyait Leo Strauss, la pensée de Maïmonide n’en demeure pas moins énigmatique quant à ses motivations plus ou moins cachées. Dans sa riche introduction au Livre hébreu d’Hénoch, Ch. Mopsik avait noté à ce propos (note 14), concernant le Guide des égarés, que celui-ci dissimulait une critique sévère de la littérature des Palais en raison de l’importance de la notion de Corps mystique de la divinité qu’y si trouve développée. Mais en amont, comme le souligne justement Géraldine Roux (Institut Rachi), c’est le sens littéral de l’Écriture qui dérange Maïmonide (p. 115) et en particulier les images corporelles auxquelles sont associées un prétendu « anthropomorphisme » biblique pour lui irrecevable. D’où la volonté de constituer une nouvelle interprétation, un nouveau sens fondé sur l’allégorisme, afin d’y échapper. Ce n’est donc pas en raison d’une soi-disant perte de la tradition ésotérique que Maïmonide écrit le Guide, mais par désir de lui substituer une lecture qui préfigure le criticisme moderne. D’ailleurs, la rédaction de son livre qu’il termine vers 1191 provoquera l’émergence stupéfiante au XIIIe siècle du Zohar afin de montrer précisément que la tradition ésotérique juive n’était pas du tout éteinte. Un kabbaliste du XIIe siècle R. A. de Posqières avait au préalable déjà mis en cause les écrits de Maïmonide sur le code de la loi. Fondamentalement, ce qui fait défaut chez ce dernier relève de sa méconnaissance complète et inquiétante d’une métaphysique de l’image qui peut seule permettre de comprendre le symbolisme corporel dont les textes prophétiques font largement usage ainsi que la tradition de la Merkava et du Chiour Qoma. Pour la kabbale antique, les palais célestes vers lesquels il est possible de s’élever ont une réalité cosmologique permanente. De même, si l’Essence divine est nécessairement incorporelle, il est aussi possible à Dieu de se manifester sous les traits de l’Ancien des jours (Daniel) et c’est sa Forme qui constitue le prototype de la forme humaine, non l’inverse, répétons-le ! Cette ignorance explique pourquoi, Géraldine Roux y fait allusion (p. 161-177), l’expérience visionnaire sera recyclée par Maïmonide en allégorie littéraire, l’ascension vers le Trône divin réduite à une simple métaphore rationnelle des degrés du savoir. À ce titre le Guide peut être considéré comme une des principales causes de la sécularisation du judaïsme. Spinoza qui le lira s’en souviendra (p. 181) et ira encore plus loin dans le reniement de sa religion.
Patrick GEAY
David Banon, L’oubli de la lettre, Albin Michel, 2017
Si l’auteur à raison de s’en prendre dans ce recueil de textes à l’effet dissolvant de certains courants de l’archéologie ou de l’histoire biblique (3, 4), ses remarques sur l’herméneutique et l’importance de la lettre (1, 2) nécessite une lecture critique. Dans un autre contexte, M. Chodkiewicz avait montré au sujet d’Ibn Arabî, que sa méthode d’interprétation ne cherchait « pas l’au-delà de la lettre ailleurs que dans la lettre elle-même ». Pour autant, il ne nous paraît pas possible d’admettre avec D. Banon que « la lettre est l’esprit » (p. 39), cela afin de mettre en cause de façon agressive la doctrine de saint Paul dont on notera qu’elle est fréquemment mal comprise ! Certes la lettre « contient » tout le sens dans sa structure même, cependant, tout comme le corps n’est pas l’esprit, la lettre n’est pas le sens. Sinon il suffirait de la lire pour la comprendre. Considérer de façon contradictoire que la lettre peut donner lieu, ainsi que l’écrivait déjà D. Banon dans son QSJ sur le midrach, à une « exégèse créatrice » visant à « produire des significations nouvelles » nous semble très contestable car la signification du texte révélé ne peut être que celle voulue par son auteur divin. La référence à Ricœur (p. 23-6) est sur ce point symptomatique et le passage du prophétisme au rabbinisme une source possible d’éloignement à l’égard du sens profond, spirituel, dont saint Paul, qui selon Raymond E. Brown exaltait la loi, entendait rétablir la suprématie. Solliciter le texte (p. 28) est donc une autre manière de l’abolir, de l’oublier, car c’est introduire un sens humain étranger à ce que la lettre porte en elle. S’appuyer en outre sur Saussure (p. 39) qui « va en effet mettre en question le privilège accordé à l’esprit » semble suicidaire, car s’il n’y a pas d’esprit au-dessus de la lettre, alors la kabbale, dont ne parle pas D. Banon, est inconcevable. Dans le même temps, ce dernier reconnaît au 1er siècle un certain affaiblissement d’Israël « dont la société se désagrégeait de l’intérieur » (p. 33) et que les Romains achèveront de détruire. Le judaïsme au temps de Jésus était manifestement en crise : crise du formalisme pharisien, du gnosticisme larvé, de l’hérésie sadducéenne, sans parler de la corruption du Grand prêtre et du culte, que les ésseniens dénonceront. C’est dans ce contexte que saint Paul, qui ne saurait rejeter la Thora, fondement scripturaire de l’Evangile et de la liturgie chrétienne, entend restaurer les prérogatives de « l’Esprit qui donne la vie ». Les propos démentiels de Stanislas Breton sur Auschwitz et le paulinisme que rapporte avec complaisance D. Banon (p. 52) sont non seulement indignes et absurdes, ils relèvent de l’intoxication des relations entre communautés !
Patrick GEAY
Pierre Teilhard de Chardin face à ses contradicteurs, s. la dir. de Philippe Capelle-Dumont et François Euvé, sj, Parole et Silence, 2016.
Il était urgent de consacrer, dans le cadre d’un colloque organisé par l’Académie Catholique de France, un ouvrage aux opposants de Teilhard. Pour autant, ce livre est plutôt une défense du jésuite en dehors de l’intervention courageuse de M. Morange qui met nettement en évidence son eugénisme (p. 103-116), ce qui pose déjà un problème insurmontable du point de vue chrétien. Mais si Teilhard a suscité la contestation légitime de plusieurs théologiens, philosophes (Gilson) et biologistes (Gould), il a également séduit de nombreux lecteurs qui ont cru voir en lui le moyen de concilier science et religion, comme le prouve l’existence du réseau d’amis qui le soutient toujours activement. Dernièrement, une exposition à sa gloire était organisée au sein même de la cathédrale de Reims (2017) et la Commission pontificale pour la culture cherchait à le réhabiliter ! Or cette œuvre, il faut le dire avec force, est certainement une des plus toxique de notre époque en ce qu’elle aboutit à une totale corruption du christianisme. Car si l’histoire des sciences compte plusieurs savants ayant cherché à mêler la Providence divine avec l’évolution, Darwin étant lui-même très confus sur ce point, l’évolutionnisme demeure une théorie strictement matérialiste (Lecointre), rigoureusement incompatible avec le point de vue métaphysique. Il est stupéfiant qu’on cherche encore à ne pas le voir au sein de l’Église, alors que celle-ci a toujours accordé une importance centrale à la sauvegarde de la doctrine de la foi et à la Vérité. En réalité, pour des raisons qui nécessiteraient un plus long examen, la pensée aberrante de Teilhard n’est bien entendu ni conciliable avec la théologie de la Création des grands maîtres du Moyen Âge (Thomas d’Aquin, Bonaventure), ni acceptable par les évolutionnistes radicaux hostiles à toute forme de téléologie (p. 92) y compris celle, dévoyée, de Teilhard qui relève d’un futurisme mystico-scientifique complètement hétérodoxe. Si dans un trop laconique Monitum (1962), le jésuite fut bien mis en cause, il serait aujourd’hui indispensable de traiter à fond ce problème afin de prévenir contre les dangers d’une œuvre particulièrement pernicieuse. Un tel travail ne serait pas seulement l’occasion de protéger les âmes contre l’erreur qu’elle porte, il permettrait aussi la réappropriation intellectuelle de l’exemplarisme doctrinal, véritable contre-poison à ce fléau de l’évolution.
Patrick GEAY
Isabelle Cohen, Un monde à réparer, Albin Michel, 2017
L’importance cruciale du Livre de Job dont l’auteure propose ici une traduction commentée, fruit d’un travail de longue haleine, nécessite une attention particulière, puisque dit-elle : “toute la philosophie et la métaphysique de la Torah seraient concentrées dans le Livre de Job” (p. 453). Attribué par la tradition talmudique à Moïse, ce récit plonge par ailleurs ses racines dans une antique figure babylonienne du “Juste souffrant” qui fait de ce texte un véritable mythe initiatique (p. 117) dont la structure fondamentale évoque l’idée de régénération/transformation succédant à l’épreuve/affliction. Une lecture moralisante comme celle que défendent les trois faux amis de Job est donc erronée, tout comme la conception enfantine de la rétribution. Ici la souffrance prend une dimension rituelle (Éliade) qui à la fois place la créature dans l’état d’indigence ontologique essentiel qui est le sien et aussi dans une situation paroxystique permettant d’assurer le passage à une transformation spirituelle de l’être. Le Juste (tsaddik) doit se parfaire et parvenir à la compréhension de l’organisation secrète de l’univers, à la connaissance du point de vue de Dieu (p. 201). Mais Job est aussi un hymne à la perfection de la Création dans laquelle se reflète celle de son Architecte divin. “Qui a mis dans l’ibis la sagesse, donné au coq l’intelligence ?” (38, 36), montre bien que le monde n’a aucune autonomie, qu’il repose tout entier sur la Providence du Tout-Puissant : Shaddaï répété 31 fois dans l’ensemble du Livre, qui est donc aussi une glorification du nom par lequel Dieu se fit connaître à Abraham (Gen 17, 1). Comme le Juste est le pilier du monde, rappelle I. Cohen (p. 219), c’est à lui de contrer les puissances maléfiques qui cherchent à le détruire en servant de canal aux “énergies divines” seules capables de restaurer et de réparer ce qui doit l’être. Notons toutefois que le concept de réparation (tiqqoun) auquel l’auteure fait référence assez discrètement (p. 474) provient du système de Louria (p. 519, n. 7) dont nous avons souligné l’hétérodoxie puisqu’il vise en réalité à “réparer Dieu” lui-même (J. Darmon) ! Une telle approche, quasi blasphématoire, implique d’ailleurs un grave contre-sens relativement à la portée générale du Livre de Job. Dès son introduction Isabelle Cohen fait du reste allusion au caractère “mégalomaniaque” de cette théurgie (p. 14) sans visiblement la remettre en cause...
Patrick GEAY
Daniel P. Walker, Prisca theologia, Allia, 2017
C’est assurément une bonne initiative que de publier une traduction de cette ancienne étude de Walker (m. 1985), dans la mesure où il n’existe aucun ouvrage d’envergure dans notre langue sur cette question fondamentale. Ni A. Faivre, ni aucun de ses épigones n’ont en effet cherché à traiter ce sujet pour des raisons probablement idéologiques. Paru en 1954, ce bref essai de Walker (Institut Warburg) donnait un aperçu assez incomplet (car limité à la France), mais éclairant sur cette notion présente chez de nombreux auteurs dans toute l’Europe, du XVe au XVIIe siècle, qui remontait sans doute au Moyen Âge et au-delà. L’idée d’une théologie antique originelle (prisca) impliquait la conscience de l’existence d’une Vérité trans-historique universelle dont on retrouvait la trace dans l’orphisme, l’hermétisme, le pythagorisme, le platonisme, le druidisme, etc. Elle impliquait qu’on reconnaisse la présence chez différents peuples d’une doctrine transmise d’âge en âge en dehors du cadre judéo-chrétien mais en accord avec lui, d’où son importance capitale sur le plan heuristique. Sa mise à l’écart à notre époque, paradoxalement très bornée et minée par le relativisme, s’explique donc très bien. Walker remarque justement que cette tradition s’exprimait de façon voilée, d’où ses liens avec la notion d’ésotérisme (p. 53) qu’il ne faut une fois de plus pas confondre avec l’occultisme tardif d’un Schuré, comme le faisait hélas Faivre (Aries, 1999). Citant La Boderie, Walker évoque cette “tradition secrète” (à propos du Christ) qui parlait bien de “doctrine” (p. 54), ce qui montre en quoi nous n’avons pas affaire ici à une simple “forme de pensée” comme le croit Faivre dont l’intention était pour ainsi dire de vider cette tradition de tout contenu ! L’enjeu spirituel est considérable car la prisca theologia admettait aussi que derrière la variété des panthéons se cachait un Dieu unique (p. 56). Sur ce point Walker citait Seznec qui dans La survivance des dieux antiques livrait ce propos lumineux de Mutianus Rufus (XVIe s.) : “il n’y a qu’un dieu et qu’une déesse, mais avec des pouvoirs et sous des appellations multiples : Jupiter, le Soleil, Apollon, Moïse, le Christ, la Lune, Cérès, Proserpine, la Terre, Marie... Mais garde-toi de le dire tout haut. En cette matière le silence et le secret sont de rigueur, comme aux mystères d’Éleusis ; il faut savoir couvrir de fables et d’énigmes les vérités sacrées” (p. 118). On devine ici quel était le degré d’ouverture intellectuelle de ces auteurs qu’il est à l’évidence très rare de rencontrer aujourd’hui.
Patrick GEAY
Jean-Pierre Laurant, Guénon au combat, L’Harmattan, 2019
Malgré les explications de l’auteur, c’est sans doute une erreur que d’assimiler, dans le sous-titre de ce livre, les milieux guénoniens à des “réseaux en mal d’institutions”, l’expression est anachronique et inadéquate car sans lien avec le but visé par Guénon, celui de la constitution d’une élite spirituelle. En revanche elle relève bien de cette “sociologie des religions” particulièrement réductrice dont l’historien du catholicisme Émile Poulat (m. 2014), souvent à l’arrière-plan des activités de l’auteur, a suggéré l’application à l’ésotérisme bien qu’il n’en fut pas spécialiste. Afin de comprendre la mentalité de tous les chercheurs pratiquant cette méthode, qui pour le coup forme un authentique réseau, on rappellera que dans le volume offert à l’auteur pour ses 70 ans (Cerf, 2007), c’est un sociologue, Jacques Maître, qui dans une première contribution affirmait: “l’univers n’a pas de ‘sens’ autre qu’attribué par un groupe humain dans des conditions sociohistoriques données” (p. 32). Or une telle prise de position dogmatique ne relève en aucun cas de la critique historique mais d’une posture idéologique qui n’a rien à voir avec la science. En réalité, cette prétendue sociologie fut un instrument au service d’un rejet viscéral: de l’ésotérisme volontairement confondu avec l’occultisme; de l’inacceptable idée d’une Tradition originelle et disons-le clairement de l’islam. Car Guénon fut en effet perçu très tôt dans les milieux catholiques bornés comme un renégat dont il fallait tacher de détruire l’influence, en accord avec les tenants d’une Maçonnerie laïcisée qui ne supporte pas non plus son œuvre… Cette “ligue” a donc jusqu’à nos jours enchaîné les publications afin de ruiner le projet initial de son adversaire. À ce titre, la recherche proprement historique n’est que prétexte. Le persiflage et l’insinuation trompeuse sont de rigueur sans parler d’un discours “psychiatrique” sous-jacent (p. 75, n. 127) auquel s’ajoute l’accusation bien utile de conspirationnisme (p. 96), la fausse proximité avec Evola (p. 108), etc. La reprise complaisante des lettres perfides d’A. Préau (chap. X), derrière lesquelles se cache l’auteur, révèle simplement la réception impossible par les profanes de ce “trésor intellectuel d’une exceptionnelle richesse” dont avait parlé M. Vâlsan et que l’auteur ignore. Cette situation désolante ne signifie pas que l’œuvre de Guénon soit incompatible avec l’histoire ou avec le christianisme, bien au contraire. Elle pourrait être une source de recherches illimitées dans un contexte plus ouvert et avisé. De très nombreuses pistes seraient à explorer, si l’on acceptait la vérité de ses aperçus, dans pratiquement tous les domaines du sacré et de la vie spirituelle.
Patrick GEAY
Marion Dapsance, Qu’ont-ils fait du bouddhisme?, Folio, 2018
La subversion du sacré étant une caractéristique de notre époque il ne faut pas s’étonner que le bouddhisme soit aussi victime d’un certain nombre de détournements qui sont le résultat d’une compréhension assez approximative de cette doctrine dont la nature originelle n’est pas, il faut le dire, très facile à appréhender. Dès le XIX siècle le bouddhisme fut instrumentalisé par un historien anticlérical comme Burnouf (p. 55) ainsi que le note M. Dapsance dans ce livre courageux qui n’hésite pas à montrer les faiblesses de plusieurs auteurs actuels très médiatisés et dont l’incompétence est à l’image de leur confusion, doublée d’un opportunisme des plus probable. Le commerce de la méditation n’est pas le plus grave, ni l’amalgame volontaire avec le développement personnel que dénonce bien l’auteure avec les tentatives grotesques de collaboration aux expériences neurologiques sur le cerveau. Le plus problématique réside dans cette volonté sournoise de remplacer un judéo-christianisme méprisé auquel on voudrait substituer une très vague philosophie orientalisante ou se mêlent l’évolutionnisme (Ricard) et la psychanalyse (Bonardel). Car dans cette entreprise, le bouddhisme réinventé est lui-même travesti en une sorte d’alibi néo-spirituel visant à stimuler l’efficacité de l’homme moderne et sa quête maladive de bien-être. On hésite à citer les titres affligeants des derniers “manuels pratiques” de F. Midal qui a procédé depuis 20 ans à sa propre auto-laïcisation, ce qui montre bien en quoi il s’agit de proposer ou plutôt de vendre à un public naïf et ignorant une pseudo-religion vidée et privée de métaphysique (p. 41). Puisqu’il y a un marché, comme s’en était aperçu Trungpa (chap. V), il faut s’en emparer! L’auteur le souligne aussi, la Société Théosophique avait déjà contribué à cette dénaturation du bouddhisme dans une perspective anti-chrétienne qui expliquait selon Guénon (1921), le rapprochement inattendu entre Burnouf et la secte de Blavatski. On retrouve ici les antécédents occultisants de cette nouvelle religiosité particulièrement nébuleuse dont F. Lenoir est un des principaux représentants (p. 25). Or c’est peut-être la “négation de tout principe immuable” (Guénon) qui rend le bouddhisme aussi attrayant pour les modernes dont la vocation est toujours et encore de détruire le “patrimoine du passé” (p. 92). Quel que soit la signification exacte assez indécidable de l’anâtman, c’est surtout la notion de transcendance qui est visée. Dès lors que “le cerveau a ainsi remplacé Dieu au rang de créateur de la réalité” écrit M. Dapsance (p. 110) il devient possible via le Mind and Life Institute (chap. VII), dont le dalaï-lama est le président d’honneur, de “jeter des ponts entre (néo-)bouddhisme et transhumanisme” (p. 164)...
Patrick GEAY
Les noces chimiques de Christian Rose-Croix, (Recherches germaniques, n°13, 2018)
Ce qu’il est convenu d’appeler l’ésotérisme occidental fut victime, depuis le XIXe siècle, d’une double altération provoquée d’un côté par l’occultisme, et de l’autre par certaines approches historico-critiques très réductrices et même déviantes, puisque largement influencées par le positivisme ou la psychanalyse. Le corpus rosicrucien, littéralement vampirisé par cette dernière, a donc été interprété à partir d’éléments idéologiques qui lui étaient complètement étrangers sur le plan théorique. Plutôt que de travailler sur les textes eux-mêmes comme le font, à leur façon, les spécialistes actuels de l’alchimie, qui notons-le, n’utilisent qu’assez peu l’œuvre de Jung, certains ont préféré s’appuyer sur ce dernier afin de procéder à une désacralisation préméditée de l’ésotérisme. Très curieusement, ces prétendus historiens ont parfois valorisé les élucubrations souvent très confuses de certains occultistes, comme V. Tomberg dont A. Faivre n’hésitait pas à faire l’héritier “de presque tout l’ensemble des courants ésotériques occidentaux” (Aries, 1999)... Malheureusement, ce numéro des Recherches germaniques consacré aux Noces chimiques (1616) s’inscrit dans cette mouvance. La plupart de ces 13 contributions évoquent même surtout la réception du texte plutôt que le texte lui-même, soit dit en passant, clairement rattaché à la tradition alchimique médiévale (p. 89). Le procédé forcément intentionnel de cette publication vise donc une sorte de contournement paradoxal de l’œuvre, qui vise à lui superposer une littérature tardive qui, une fois encore, côtoie parfois dangereusement l’inévitable Société théosophique dont on se demande si elle n’exerce pas une étrange fascination sur nos historiens, pour ne pas dire plus! Il est donc question ici de Cervantes (Gilly), de Goethe (Zdenek), de Novalis et de Jung (Liard), de Steiner (Choné), de van Rijckenborgh (Gregov) et même de l’Amorc (Lamprecht)! Sans nier l’influence des Noces sur l’époque romantique, il eut été beaucoup plus important et intéressant de rester centré sur le XVIIe siècle et de parler: de J. Dee, de R. Fludd, de M. Meier (ce qui n’est guère le cas dans ce collectif); du rapport possible avec les Amis de Dieu, évoqué pourtant par Edighoffer (1998); de l’hermétisme, sinon de la franc-maçonnerie qui n’a aucun rapport, répétons-le, avec les Lumières ou l’humanisme (p. 127). L’évocation du 18e degré du REAA s’imposait pourtant ici, mais les auteurs ont également fait le choix de ne pas le mentionner! Si tel avait été le cas, il aurait bien sûr fallu revenir sur le livre important de F. A. Yates: La lumière des Rose-Croix (1972) curieusement totalement passé sous silence dans ce numéro (sans doute à cause des critiques de C. Gilly reprises par D. Kahn dans sa thèse sur Paracelse), ce qui paraîtra pour le moins choquant et même inadmissible. Seulement dans le cas contraire, il était inévitable de parler des Stuarts dont F. A. Yates disait déjà qu’ils avaient été “les promoteurs de la franc-maçonnerie” que l’historienne reliait clairement au “mouvement rosicrucien”, sans parler de la date de 1459 incluse dans le titre des Noces que R. Edighoffer avait mis en relation avec celle d’une assemblée fameuse d’architectes de Ratisbonne... Mais il y a des vérités qu’on ne veut pas entendre et qu’on cherche même à dissimuler. On notera que dans son dernier ouvrage sur la Rose-Croix paru en 1998 (très peu cité), R. Edighoffer ne revient pas sur l’étude de Yates. Au lieu de cela, A. Choné, qui dirige cette revue, préfère suggérer que Steiner propose une “‘initiation rosicrucienne’ adaptée à l’homme moderne” (p. 219) sans du tout se poser de question ni sur la légitimité, ni sur la question centrale de la filiation qu’ignorent systématiquement ces auteurs à la suite de Faivre, l’imaginaire leur suffit! Or la critique du religionisme (p. 226, n. 24) chez un chercheur agnostique ne devrait pas servir à promouvoir d’autres conceptions qu’il veut manifestement substituer à la vérité. Tout ceci pose à l’évidence une sérieuse question de méthode, mais plus profondément, ces approches tendancieuses révèlent une instrumentalisation des sources et sans doute aussi une intention de tromper le lecteur!
Patrick GEAY
Le Coran des historiens (s. la direction de Muhammed-Ali Amir Moezzi et Guillaume Dye), Cerf, 2019
Il n’est pas possible de demander à un historien profane d’aborder le texte coranique comme une révélation divine. À ses yeux il n’est concevable d’expliquer la formation de ce corpus que d’une manière horizontale en cherchant les influences religieuses ayant contribué à élaborer son contenu, l’examen du contexte est donc privilégié, l’analyse philologique, codicologique représente l’axe d’une approche microscopique, presque administrative de ce qui devient un simple document, un “produit culturel” (vol. 1, p. 899). Que ce type d’étude savante soit neutre et objective est une autre affaire. L’historiographie du Coran, sur laquelle O. Hanne vient de publier un ouvrage, est ancienne et traversée par de multiples tendances qui, de l’aveu même de G. Dye (ULB), débouche aujourd’hui sur la “confusion” et le “désarroi” (vol. 1, p. 744). La constitution d’un savoir fiable et relativement unanime dans ce domaine est donc plus que douteuse. Car par-delà l’examen formel du texte se cache l’islamophobie des uns ou le laïcisme forcené des autres. Cette grosse publication de plus de 3000 pages (3 vol.), à laquelle ont collaboré 28 chercheurs, dont seulement quelques-uns sont spécialistes du Coran, est cela dit d’un genre très particulier en ce qu’elle paraît mêler des intérêts de nature différente mais qui convergent par esprit de corps. À la lecture culturaliste banale du “fait religieux” se superpose en effet une lecture presque confessionnelle de M.-A. Amir Moezzi (EPHE), dont la sympathie pour le chiisme était déjà très perceptible dans l’article qu’il avait consacré à ce courant en 2007 (Dict. du Coran). La vulgate uthmanienne lui semblait: “censurée”, “falsifiée”, “altérée”, termes que nous retrouvons avec Le Coran des historiens (vol. 1, p. 927) sous la plume de ce dernier, par ailleurs spécialiste de l’imamologie chiite! Aussi étonnant que cela puisse paraître, Moezzi relance donc à travers ce collectif une polémique anti-sunnite concernant la formation du Coran que seuls les partisans d’Ali auraient connu dans sa totalité et dans son intégrité. Il soutient même à ce propos que la perspective historique rejoint celle des chiites. Le plus sidérant peut-être, et aussi le plus inacceptable, c’est que s’il rejette d’emblée la tradition sunnite, Moezzi affirme “la nécessité de l’interprétation” naturellement... chiite (vol. 1, p. 929). Il y a donc ici deux poids deux mesures, ce qui masque volontairement toute la richesse du soufisme sunnite consistant pour l’essentiel justement en un commentaire du Coran. À titre d’exemple, G. Dye qui suit Moezzi, parle du mystère “entier” des lettres isolées (vol. 2, p. 422) alors qu’il existe entre autres un enseignement de Qâshanî sur le sujet qu’avait étudié M. Vâlsan, puis P. Lory. Il y a même un article de D. de Smet sur ce thème dans le Dictionnaire du Cora (2007) que Dye ne peut ignorer mais qu’il ne cite pas davantage! On devine ici un montage rhétorique visant à donner l’impression d’une recherche scientifique sérieuse, parfois intéressante, mais qui, en réalité, vise à promouvoir une conception chiite de l’islam, comme Corbin avait tenté de le faire autrefois. L’hostilité à l’égard des Omeyyades et du khalife Abd el-Malik ,accusé d’avoir “arabisé” le Coran dans le but de fabriquer une “religion impériale” (vol. 1, p. 956), est d’ailleurs palpable chez Moezzi. Espérons que les spécialistes du soufisme et d’Ibn Arabî, sceau de la sainteté muhammadienne, sauront faire toute la lumière sur cette grave question.
Patrick GEAY
Marie-Paule Raffaelli-Pasquini, Napoléon et Jésus, Le Cerf, 2021
Présenté comme un livre d’histoire, cet ouvrage proprement extravagant semble être l’adaptation d’une thèse de lettres soutenue par l’auteure en 2019 à l’université de Corse avec le soutien, précisons-le, de la Fondation Napoléon. Véritable parangon de la sécularisation, ce dernier, en exportant la Révolution dans toute l’Europe fut à l’origine d’une perversio imitatio sans précédent des institutions de l’Ancien Régime. Dépourvu de toute filiation avec celles-ci, Napoléon chercha en effet à se faire sacrer dans des conditions fort peu régulières, il établira une noblesse d’empire parfaitement illusoire et il ira jusqu’à épouser Marie-Louise d’Autriche, nièce de la Reine Marie-Antoinette guillotinée par la Révolution en 1793 ! Comme le prouve aussi sa volonté inédite de “confisquer”, spolier, les archives historiques du Saint-Empire ou du Vatican (MP. Donato), “Napoléon-Lucifer” (Fumaroli) est en fait celui qui veut être roi à la place du roi, une sorte de M. Ripley à grande échelle ! Ce qui doit être souligné ici avec force c’est que la Révolution, estimée satanique par J. de Maistre, après de longues années d’errance et de violence politique ne fera rien d’autre, par l’entremise de Napoléon son veau d’or, que de chercher à reproduire ce qu’elle avait désiré détruire avec un acharnement extrême. En voulant comparer, sinon identifier, Napoléon au Christ, ce qui n’est pas nouveau, on atteint avec ce livre le comble d’une folie littéraire dont Léon Bloy, que cite beaucoup l’auteure, avait déjà apporté la preuve. À ce stade, il conviendra de relever la gravité exceptionnelle de ce sujet, dans la mesure ou Napoléon (qui aurait perdu la foi à Brienne) pourrait bien apparaître, en voulant “s’emparer des caractères messianiques” (p. 15), comme une figure antéchristique visant à renverser l’ordre ancien qui aboutira en 1806 à la destruction du Saint-Empire, afin d’y substituer une parodie très éphémère de royauté sacrée dont le Quirinal devait être un des centres. La démonstration de l’auteure paraîtra en conséquence extrêmement douteuse, mais révélatrice d’une intention encore vivace, malgré quelques précautions oratoires initiales, d’installer Napoléon en véritable idole de la République ! Cette orgie de contradictions que fut son périple sanglant et mégalomane à travers l’Europe débouche même sur une comparaison inouïe “entre le sang versé par les guerres et le sang eucharistique” (p. 98) ! Il n’est donc pas possible d’entendre en un sens seulement “métaphorique” (p. 139) sinon psychanalytique la fonction de l’Antéchrist comme pour atténuer la portée réelle de son rôle maléfique et du même coup, la légende noire de Napoléon qui fut excommunié, mis hors la loi par le Congrès de Vienne et finalement expulsé du monde des hommes.
Patrick GEAY
Cynthia Fleury, Métaphysique de l’imagination, Folio, 2020
Depuis la première édition en 2000 de cette thèse dirigée par P. Magnard, l’auteure à fait son chemin. Grâce à de solides appuis, elle a enseigné un peu partout, dirigé des publications, elle est même devenue psychanalyste et s’est spécialisée dans l’éthique médicale (CNAM). Ce travail copieux (862 p.) empreinte naturellement à Corbin la notion d’imaginal en la détachant toutefois du contexte de la spiritualité islamique dont elle émane. En revanche, l’imaginal se trouve associé à des considérations poético-littéraires assez verbeuses qui négligent la dimension cosmologique et initiatique de la doctrine exposée par Corbin (p. 170). L’Orient est d’ailleurs envisagé de manière allégorique par l’auteure qui ne s’appuie pas vraiment sur la pensée ésotérique qui s’y rattache normalement (p. 154). Il faut dire ici que dans un autre livre (Puf, 2006, p. 41) celle-ci osait affirmer “l’absence de véritable intellectualité islamique” ! L’opposition qu’elle fait entre le mundus imaginalis et la tradition prophétique islamique” (p. 188) révèle donc une bien mauvaise perception de cette dernière. Son rapport à la vérité est du reste assez flou. D’un côté, l’auteure favorise la “quête personnelle d’un sens et non pas du sens” (p. 217), elle rejette bien entendu, les “vérités arrêtées et dogmatiques” (p. 269), mais d’un autre, elle impose que “l’eschatologie ne renvoie pas à un discours sur la fin du monde” (p. 252) ou que “le destin n’a rien d’astrologique” (p. 262). La chevalerie n’a pas de finalité (p. 292), car le chevalier ne comporte “aucune connotation religieuse ou guerrière” (p. 296) ! Mais surtout, en soutenant de manière inconsidérée que “le règne des idées n’est pas le but suprême” (p. 297), elle montre avec d’autres ‘spécialistes’ de l’imagination dont nous avions autrefois critiqué les opinions (Hermès trahi), que sa compréhension de l’imaginal est défaillante, bien qu’elle donne par moment une impression opposée (p. 310). Cette lucidité aléatoire s’observe encore lorsqu’elle assène à tort que “la hiérohistoire ne renvoie pas à un sens ultime caché et sacré de l’histoire sensible” (p. 328), alors que c’est précisément le contraire. Mais le pire réside peut-être dans la répétition, sans examen critique, de la grave erreur d’interprétation de Corbin concernant le concept absurde de “tristesse” divine (p. 535). Le sentimentalisme de l’auteure et l’importance accordée à l’émotion explique sans doute cette tendance à se tromper que montre encore son adhésion inopinée au gnosticisme valentinien (p. 579) ! Le style opaque, redondant et très décousu de cette thèse interminable, dont la finalité demeure obscure, rappelle les errances typiques de la musique sérielle avec laquelle certaines branches creuses de la philosophie contemporaine possèdent bien des points communs ! Comme déjà chez Bachelard, la métaphysique de l’imagination est absente de ce livre qui ne décolle pas hélas de la psychologie.
Patrick GEAY
Jean-Luc Périllié, Socrate et l'énigme des dialogues de Platon, Ousia, 2020
Depuis plus de dix ans, l’auteur est un des rares philosophes en France à soutenir avec courage la thèse d’un enseignement oral ésotérique de Platon dans une perspective sensiblement différente que celle de l’École de Tübingen sur laquelle M.-D. Richard a publié un livre important en 1986. Comme elle le notait tout d’abord au sujet de cette École, celle-ci rejette “l’interprétation génétique de la philosophie platonicienne”. Or sur ce point, J.-L. Périllié adopte une position inverse (p. 104) suivant la théorie assez artificielle des deux Socrate de Vlastos. D’après celle-ci, il y aurait un premier Socrate, simplement moraliste, et un second plus métaphysique ayant découvert la doctrine platonicienne des Idées via le “personnage fictif” de Diotime (p. 106, 110) ! À l’appui de cette conception, Vlastos reprenait la perspective d’Aristote soutenant l’ignorance socratique du monde intelligible dont il critiquait le caractère séparé du monde sensible chez Platon. On rappellera ici que, dès l’Antiquité, un philosophe comme Syrianus, d’après M.-D. Richard, estimait qu’“Aristote n’a point pénétré les pensées profondes de Platon” (1986, p. 98). Encore aujourd’hui L.-A. Dorion doute également de la fiabilité des remarques très laconiques d’Aristote au sujet de son maître. Ajoutons également que la conception génétique de la pensée de Platon repose sur une analyse stylométrique des dialogues divisés en trois périodes. Élaborée au XIXe siècle, cette lecture ne fait pas non plus l’unanimité, des spécialistes comme H. Cherniss, Ch. Kahn, Ch. Gill ou J.-F. Pradeau défendent même une vision unitarienne des textes de Platon. Si vraiment l’ésotérisme platonicien se situe dans le prolongement de celui de Socrate, comme l’affirmait l’auteur en 2011, alors il nous paraît très difficile d’adhérer à l’approche de Vlastos qui s’inscrit, notons-le, dans une optique analytique qui vise aussi une déconstruction de la figure socratique. En réalité, tout l’objectif de Platon, à la suite de son maître, fut d’opposer à la démocratie athénienne, fondée sur une rhétorique sophistique et surtout relativiste, une métaphysique des Formes intelligibles dont la connaissance est rendu possible par un processus initiatique que symbolise parfaitement la célèbre allégorie de la caverne. Or il apparaît clairement que pour Platon, et sans doute aussi Socrate, lorsqu’il en donne l’explication (Rép. VII, 517b), les plans métaphysique, politique et moral sont rigoureusement indissociables, comme le prouve l’analogie fondamentale entre la structure tripartite de l’âme et les trois fonctions sociales issues du monde indo-européen (L. Brisson) que Platon souhaite rétablir. Cette guerre intellectuelle qui oppose celui-ci à Athènes sera la cause de la condamnation meurtrière de Socrate et des multiples tentatives de ruiner son enseignement jusqu’à nos jours.
Patrick GEAY
James Q. Whitman, Le modèle américain d’Hitler, Armand Colin, 2018
L’auteur de cette étude non-conformiste est un juriste de la Yale Law School. Son but n’est pas de faire des États-Unis l’origine du nazisme, mais d’établir des liaisons bien réelles, comme il le déplore, entre ce dernier et l’eugénisme raciste américain, sujet déjà abordé par S. Kühl dans un livre paru en 1994 (The nazi connection) qui ne fut pas traduit. A. Pichot dans La société pure avait aussi évoqué ce grave problème. Ce que montre ici l’auteur à partir de sources historiques c’est que le régime nazi admirait la législation raciste de l’Amérique et s’en inspira. Sans faire ici une histoire du suprémacisme blanc ou du KKK dont les racines sont anciennes, J. Q. Whitman rappelle l’existence des lois Jim Crow qui entre 1877 et 1964 avaient instauré la ségrégation ; l’Immigration Act (1924) dont Hitler avait fait l’éloge dans Mein kampf (p. 37), mais aussi les sympathies américaines pour ce dernier chez certains juristes, comme le doyen de la faculté de droit de Harvard, Roscoe Pound (p. 42), sans parler du cas assez connu de Ford (p. 72). À côté de cela, en Allemagne, dès les années 30 la législation américaine fut très étudiée dans les milieux universitaires comme le prouve l’exemple de H. Kier (Berlin) futur collaborateur de Himmler (pp. 94-5). D’une manière générale c’est le “croisement des races” qui était la hantise de ce racisme occidental (p. 146). Celui-ci valorisait bien entendu le type nordique, en l’absence, note bien l’auteur, “de toute définition scientifique précise de la race” (p. 163). La dimension irrationnelle de ce phénomène doit donc être soulignée même s’il ne s’agit pas non plus de nier la diversité et l’identité ethnique des peuples qu’on a parfois cherché à dissoudre, comme en Australie... Bien qu’assez général et répétitif ce livre a donc le courage de soulever un problème qui hélas ne concerne pas seulement le passé mais aussi le présent. Ce que A. Wahl avait appelé “la seconde histoire du nazisme” concernant la réintégration des cadres nazis dans la société d’après-guerre ; les difficultés considérables d’un F. Bauer à enquêter sur ces derniers afin de les traduire en justice, montrent l’hypocrisie et même la complicité de nos démocraties face à ce fléau. L’historien J. Chapoutot, auteur de la préface de l’ouvrage de Whitman, a dernièrement examiné dans Libres d’obéir l’exemple stupéfiant du général SS R. Höhn (1904-2000) fondateur d’un institut de managment (Bad Hazbourg) qui contribua à la formation de nombreux dirigeants économiques de la République fédérale... Concernant les États-Unis, on se souviendra aussi de l’ancienne organisation Bund, qui dans les années 30 faisait la promotion du nazisme et aussi de l’existence d’un parti nazi américain (ANP) fondé en 1959, toujours actif.
Patrick GEAY
MTraité de l’habitat, Les Belles Lettres, 2022
Ce volume consacré à l’art de bâtir en Inde se compose d’extraits d’un ancien traité d’architecture, le
La fondation d’un édifice repose sur un diagramme carré comportant un nombre de cases variables dont le centre est occupé par Brahma. La construction terrestre est en ce sens une projection de l’ordre céleste. Plusieurs croquis remarquables donnent une idée de la composition complexe de ces diagrammes. Certains présentent nettement une structure qui rappelle la fameuse “triple enceinte” (étudiée par Guénon) et forme ainsi le plan d’un “petit palais” (fig. 20), avec en son centre l’autel de Brahma. On peut aussi observer l’importance récurrente de la disposition en swastika d’espaces rectangulaires imbriqués dans un carré, cette figure tournante étant également centrée sur Brahma (fig. 3 et 17). L’architecture apparaît donc comme une incarnation vivante des symboles géométriques qu’elle est chargée d’agencer de façon rigoureuse. Des explications supplémentaires concernant les unités de mesure et surtout les proportions seraient indispensables à une compréhension approfondie de ces normes sacrées. Le traité indique en effet ce qu’il faut faire sans préciser pourquoi.
Un chapitre traite également de la représentation des dieux et notamment du Linga, l’emblème phallique de Siva. On notera ici l’importance de la nature précise des matériaux utilisés qui sont tous pourvus de propriétés qualitatives, les minéraux (pierres) étant eux-mêmes considérés comme vivants (p. 156). L’absence de métal ordinaire semble exclure toute dérogation aux pratiques industrielles modernes, tel l’usage systématique du béton (p. 272) ! Ici les pierres sont même sexuées (p. 245, n. 1).
L’ensemble de ces prescriptions pourra sembler contraignant aux yeux de nos contemporains, mais sans elles l’art perdrait son rôle divin, pour autant elles n’impliquent pas la répétition et le conformisme, seuls les principes sont immuables mais leur application, comme dans la Nature, élimine toute répétition.
Patrick GEAY
Symon Silvius, Le commentaire de Marsille Ficin, Florentin, Classiques Garnier, 2022
Ce qu’il est convenu d’appeler la Renaissance ne fut pas un phénomène homogène. D’un côté, Rabelais, Montaigne ou Calvin n’ont rien de commun avec Viterbe, Camillio ou Patrizi de l’autre. Si certains entendent rompre avec la période médiévale, d’autres la prolongent à leur façon. Le rôle majeur de Marsille Ficin (1433-1499), sous l’égide des Médicis, fut de renouer avec le platonisme mais aussi l’hermétisme. Prêtre catholique, Ficin fut chanoine de la cathédrale de Florence et auteur d’une remarquable Théologie platonicienne, traducteur du Corpus hermeticum comme de Platon, il s’est aussi intéressé à l’alchimie. Un des aspects essentiels de son enseignement fut également de mettre en lumière l’importance de la Prisca theologia dont l’éditeur (S. Murphy) du présent commentaire ne dit presque rien ! Ficin y fait pourtant allusion (p. 50) et à plusieurs reprises évoque Orphée qui compte justement (avec Platon) parmi les “anciens Théologiens”. À ce sujet, J. Block Friedman avait montré l’importance de cette figure antique durant toute l’époque médiévale (Cerf, 1999), ce qui invalide l’opinion de O. Boulnois soutenant l’inexistence d’une “philosophie éternelle” au Moyen Âge (Seuil, 2008). Dans ce commentaire de Ficin du Banquet de Platon (1469), traduit du latin en moyen français par le valet de Margueritte de Navarre S. Silvius (1546), l’idée centrale de l’Amour comme principe cosmique d’unité, de concorde et d’harmonie fut parfaitement comprise. Éros est le “nœud perpétuel, le lien du monde” (p. 74), il est aussi le “Magicien” (p. 136), qui au sein même de la Nature opère conjonction et harmonie.
L’influence considérable de cette doctrine dans la sphère politique, notamment sur Catherine de Médicis (lectrice de Ficin) et ses fils paraît donc logique. Dans certains passages très éclairants de La nuit de la Saint-Barthélemy (1994/2019), D. Crouzet avait brillamment démontré à propos du “roi initié” en quoi la fonction métaphysique de l’Amour avait été intégré à celle de la “Majesté royale”, ce que néglige hélas S. Murphy qui ne cite pas cet ouvrage important. Il minimise d’ailleurs les liens entre M. de Navarre et le néoplatonisme (pp. 21-22), que D. Crouzet au contraire soulignait ! La lecture (fastidieuse en moyen français) de ce commentaire pourra, espérons-le, favoriser un retour à Ficin qui, loin des approches contemporaines desséchantes et profanes, permet une véritable compréhension des mysteria platoniciens justement reliés au XVe siècle à d’autres formes de la pensée ésotérique.
Patrick GEAY